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CHAPITRE IV.

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Table des matières

Dans un vallon ceint de hautes montagnes & presqu'inaccessible, nous demeurâmes cachés pendant quelques jours. N'osant sortir de dessous la voûte d'un rocher, Azeb choisit une nuit des plus sombres, & nous conduisit par des routes secretes vers un désert que lui seul connoissoit. On avoit mis sa tête à prix. Que de fatigues essuya ce bon pere veillant sur tous nos besoins pendant un voyage aussi pénible! Que de fois il trembla pour nos misérables jours! Non, ce n'étoit point le pouvoir qu'il regrettoit, c'étoit notre mere infortunée, dont l'image le suivoit sans cesse. Je l'ai vu plusieurs fois, en prononçant son nom, verser des larmes, nous approcher de son sein, nous en éloigner, comme s'il eût craint de nous faire partager ses douleurs.

Notre débile enfance eut besoin de toute son active tendresse pour ne pas succomber en route; mais il avoit tout prévu, & il sut domter toutes les traverses. Accompagné du seul Caboul, son fidele compagnon, il arriva dans l'asyle impénétrable qu'il avoit choisi pour y terminer ses jours. Figurez-vous des rochers escarpés qui environnent une plaine assez agréable, comme si la nature eût voulu la dérober à tous les yeux: d'un côté les montagnes de Xarico, de l'autre des bois inaccessibles; c'est là que, dans une caverne spacieuse, mon pere avoit déposé ses trésors à couvert des Espagnols & de leurs recherches avaricieuses. Là, nous nous trouvâmes en sûreté & comme dans une citadelle où la nature prenoit soin en même tems de nous nourrir & de nous protéger.

Je tiens tous ces détails de la bouche de mon pere, qui me les a confirmés dans plusieurs récits. Je n'avois alors que trois ans, & Zaka en avoit deux. C'est un âge où par sa foiblesse l'homme paroît le plus infortuné des êtres, & où j'ai été le plus heureux parce que j'étois insensible aux malheurs qui m'environnoient.

Dans les premiers tems nous demeurions toujours dans une caverne obscure, & je ne savois pas alors que c'étoit pour conserver une vie pour laquelle j'avois une indifférence absolue. Mes yeux s'accoutumerent aux ténebres & ne m'empêcherent plus de distinguer les objets. Aujourd'hui je jouis encore du privilege de voir distinctement dans l'ombre la plus épaisse.

Mon pere, Caboul, Zaka, & moi, tel fut le petit nombre des infortunés échappés à la fureur des Espagnols. Jamais mon pere ne se hasardoit à monter au sommet des rochers, dans la crainte d'être découvert. Nos tyrans avoient étendu leurs habitations dans les plaines qui bordoient ces rochers: dans la suite nous nous promenions seulement sur un petit côteau orné de gazon, où nous respirions le frais. Que d'inquiétudes nous causâmes à la tendre sollicitude d'Azeb! Il étoit obligé d'interrompre nos jeux innocens; il nous interdisoit jusqu'aux cris de la joie; nous ne pouvions soupçonner pourquoi il refrénoit nos transports, pourquoi il nous empêchoit de sortir de l'espace circonscrit. Notre raison commençante accusoit sa sévérité, qui n'étoit que le fruit de sa vigilante tendresse.

Notre petite plaine étoit assez fertile pour nous procurer une nourriture suffisante & convenable: la Providence a soin de l'homme en quelque lieu qu'il se trouve, pourvu que son travail interroge sa libéralité. Cher chevalier, arrêtez-vous un instant; contemplez un spectacle qui intéressera votre cœur sensible; voyez un cacique qui s'asseyoit sur un trône d'or & possédoit autant de trésors qu'en peut desirer l'ambition des monarques de l'Europe; voyez-le cultiver la terre de cette même main qui portoit le sceptre. Il ne le regrette pas; il est à lui-même, & il se trouve payé de toutes ses peines, lorsqu'un de ses enfans lui sourit. Les désastres de sa nation, voilà ce qui le touche encore: il a fait sans peine le sacrifice de l'autorité; mais il ne s'accoutume pas aux images effrayantes de la patrie exterminée. Il m'a dit souvent qu'il se trouvoit plus heureux dans cette solitude, n'ayant à lutter que contre les besoins de la vie, que lorsqu'au milieu des hommages qui environnent la royauté, il avoit les inquiétudes du commandement & les soucis renaissans d'une prévoyance journaliere.

Pere tendre, il apprêtoit de ses mains l'aliment qui soutenoit notre vie défaillante; chef adoré, il possédoit un ami dans un de ses anciens serviteurs; & peut-être il rendoit graces au ciel de son infortune, puisqu'il avoit rencontré un cœur, lorsqu'il n'avoit plus de diadême.

Une herbe de bon goût, le fruit du cacoyer, des racines succulentes, quelquefois du gibier, voilà ce qui composoit les mets de notre table. Je ne détaillerai point ici les prodiges d'industrie que le soin de notre conservation sut dicter à mon pere. Caboul lui disputoit la gloire du travail, & mon pere le récompensoit de son zele en s'avouant vaincu. Nous nous étions accoutumés à le regarder aussi comme un pere; & dans les premieres années de notre vie, nous ne mettions aucune différence entre lui & l'auteur de nos jours. A leur rencontre nous nous précipitions également entre leurs bras, & les caresses de l'un & de l'autre nous sembloient tout aussi vives. Contens de notre sort, nous ne formions aucun desir, & nous croissions en âge, sans nous appercevoir que nous avancions dans le chemin de la vie, & que des clartés fatales alloient bientôt rompre le charme & l'insouciance du jeune âge.

Quant au systême de notre éducation, Azeb l'avoit dressé sur le plan le plus sûr pour notre félicité. Il avoit résolu de nous abandonner aux leçons de la bonne & simple nature, persuadé que tout ce qu'elle fait est bien fait, & que ce n'est qu'en la contredisant que nous nous sommes ouvert la source de tant de maux. Sa voix sacrée lui paroissoit préférable à toute autre, parce qu'elle est plus sûre & que l'ignorance vaut mieux que l'erreur.

Azeb avoit connu les loix, les coutumes & le culte de divers peuples. Il avoit réfléchi sur les contrariétés qui obscurcissent l'esprit de l'homme & lui font bâtir des loix chimériques à la place de ces loix simples qui n'égarent jamais un cœur droit & sincere. Il vouloit éloigner de nous ces opinions incertaines qui nous tourmentent, parce que nous sentons confusément que leur base nous échappe, & il crut avancer notre raison en nous dégageant de cette foule de mots, source de nos disputes & de nos haines.

D'ailleurs il pensoit que comme nos jours devoient s'écouler, dans ce lieu désert, au milieu de la paix & de l'innocence, nous n'aurions pas besoin de préceptes, qu'il suffisoit de nous faire pratiquer ce qui étoit bon & juste, & que l'avertissement pourroit jaillir du fond de nos cœurs, puisque Dieu avoit daigné gratifier la nature humaine d'un élan particulier vers la source de la vie & de l'existence. A toutes les facultés qu'il nous a prodiguées, n'auroit-il pas joint la fin sensible qui nous mene vers lui? Si cela n'étoit pas, chaque être seroit donc isolé; la création seroit morte, & le lien qui nous unit au grand tout seroit rompu: où existeroit cette intime révélation, si du trône de sa gloire Dieu ne l'avoit gravée dans le sein du foible nourrisson? En croissant, en levant les regards vers la voûte du firmament, il faut qu'il la reconnoisse pour l'ouvrage de sa main, ou il retombe dans la classe des brutes. Non, du côté de ce présent Dieu n'a pas fait l'homme inférieur aux anges.

Le principal soin dont s'occupa Azeb, fut de nous enseigner les mots usités & nécessaires pour les besoins de la vie; il ne nous exposoit jamais que la signification des objets physiques; il éloigna sur-tout de notre esprit l'idée de la mort, & il nous représentoit tous les objets de la nature comme animés & sensibles; il nous faisoit respecter un oiseau, une mouche, une fourmi, & nos pieds étoient accoutumés à se détourner, de peur de l'écraser. Il nous répétoit incessamment: Ne faites point souffrir cet animal; il n'est pas à vous; car si vous marchez sur lui, Caboul & moi marcherons sur vous. Respectez tout ce qui a le mouvement; car vous n'êtes pas plus dans le monde que cette mouche qui vole.

Ainsi il abandonna nos cœurs à la sensibilité, & nous accoutuma à regarder tout ce qui nous environnoit comme doué d'un principe de vie; de sorte que nous étions parvenus au point de saluer les animaux comme nos freres, comme nos égaux. Jamais notre langue ne se trempa dans leur sang; ou quand la nécessité avoit obligé Azeb d'en mettre quelques-uns à mort, il les tuoit loin de nos regards, & ces animaux ne portoient plus sur notre table l'apparence d'un être qui avoit reçu un souffle de vie.

Nous avions douze ans, que l'idée de la destruction n'étoit point encore entrée dans notre imagination: nous jouissions des bienfaits de la nature sans trouble & sans remords, & la mort seroit venue nous frapper sans que nous la connussions; l'image même du dépérissement étoit étrangere à nos réflexions.

Dès que nous pûmes le comprendre, Azeb nous parla des plaines voisines comme d'un lieu où habitoient des méchans qui ne respectoient pas la sensibilité de leur prochain, & qui, se faisant du mal les uns aux autres, en feroient à tous ceux qui les approcheroient. Il nous prit à tous deux un frisson intérieur; & envisageant qu'au-delà de ces rochers il existoit des méchans, nous regardâmes le lieu que nous habitions comme celui dont nous ne devions pas nous écarter, sous peine de souffrir.

Azeb eut grand soin de nous imposer de bonne heure des travaux proportionnés à la foiblesse de notre enfance: il nous entretint dans ces exercices salutaires qui développerent l'usage de nos membres & rendirent nos corps souples & agiles.

Chaque jour nous assistions au lever de l'aurore, & il ne nous étoit pas permis de passer dans le sommeil cette heure sacrée du jour. Nous contractâmes l'heureuse habitude du travail; il remplissoit les trois quarts de la journée: il nous devint nécessaire, & même agréable.

Cette vie tempérée & agissante nous tenoit gais & vigoureux. Une espece de chant mesuré accompagnoit nos exercices: la voix de Caboul & celle de mon pere nous répondoient à une grande distance, & notre poitrine se fortifioit en même tems que nos bras. Il m'en est resté une voix forte, que dans la suite j'ai été obligé d'adoucir en vivant parmi des hommes civilisés, lesquels, à mon sens, ont perdu tous les accents de la nature, & ne font plus que siffler ou murmurer.

La santé circuloit dans nos veines; une vivacité bouillante régnoit dans tous nos mouvemens; jamais l'odieux joug de la contrainte n'affaissa le ressort de notre ame; libres, nous fûmes heureux. Si nous connûmes la douleur, peine inévitable & passagere, nous ne connûmes point le chagrin, l'inquiétude de l'avenir. Nos desirs se réduisoient à peu de chose: ils étoient tous satisfaits, & nous ne devinions pas qu'il existoit des sciences que l'on n'acquiert que par les larmes, les tourmens & la captivité des premieres années de la vie de l'homme.

L'homme sauvage

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