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CHAPITRE II.

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Table des matières

Je suis né parmi les Chébutois, peuple du sud de l'Amérique, peuple long-tems illustre & vainqueur. Pardonnez si je me fais gloire de ma patrie, & si je laisse entrevoir quelqu'orgueil au nom de ma nation.

Avant que l'avarice & la cruauté, sous les vêtemens d'une religion sainte, eussent trouvé le chemin de l'Amérique, pour effrayer un nouveau monde de l'assemblage horrible de tous les crimes, les Chébutois étoient un peuple aussi renommé dans l'Amérique, que les François le sont aujourd'hui au milieu de l'Europe. Ils ont donné des habitans, des rois & des loix au Pérou.

Lorsque j'ai commencé à lire les auteurs Européens, j'ai cherché avidement ce qu'ils avoient dit du bon incas Cabot, qui avoit régné sur tant de millions d'hommes, & qui, malgré l'étendue de son empire, avoit su les rendre tous heureux; ce qu'ils avoient pensé du sage Zulma, du victorieux Ozimo qui triomphoit pour pardonner, & de vingt autres monarques distingués par des vertus héroïques & particulieres. Quels furent mon étonnement & ma douleur, de feuilleter vainement une prétendue histoire universelle, & de ne pas trouver leurs noms, pas même celui de ma patrie! Mais à la place de ces noms sacrés, je lus l'énumération de toutes les folies d'un certain Jaques, les attentats multipliés d'un Henri qui faisoit couper la tête à ses femmes l'une après l'autre, pour en épouser une nouvelle en sûreté de conscience, & combien de maîtresses avoit entretenu un roi voluptueux, nommé Charles.

Quoi, dis-je en soupirant, la vertu, la sagesse, la valeur de Cabot, de Zulma, d'Ozimo, sont restées inconnues, & la sottise, les crimes de ces indignes souverains sont éternisés! La pensée que, dans quelques siecles, ces livres périroient sans doute avec la mémoire de leurs héros, fut la seule chose qui servit à me consoler.

Lors donc que les Espagnols, guidés par la soif de l'or & du sang, la foi & la rage dans le cœur, la flamme & la croix à la main, aborderent les malheureuses contrées de l'Amérique, les Chébutois n'inspirerent pas plus de pitié que les autres peuples. Ces Européens altérés d'or attaquerent des nations qui ne les avoient point offensés, attenterent à leurs biens, à leur liberté, à leur vie, & prêcherent ensuite une religion qu'ils avoient rendue aussi détestable qu'eux. Les tourmens étoient les interpretes de ces barbares, un bûcher enflammé leur réponse, & la cupidité l'origine de leur zele affreux. Ils annonçoient un Dieu pere de tous les humains, & ils massacroient des créatures humaines qui ne pouvoient sûrement reconnoître en eux des hommes. Je ne m'étendrai point sur cette plaie cruelle faite à la religion & à l'humanité; d'ailleurs ces horreurs sont assez connues, & les Européens doivent à jamais rougir de ne pouvoir les effacer de leur histoire.

Un petit nombre de Chébutois se sauverent dans les montagnes de Xarico, pour se dérober à un esclavage plus cruel pour eux que la mort. Une autre partie poussa jusqu'aux frontieres du Pérou; là, l'imagination encore troublée des vastes scenes de carnage, ils croyoient toujours rencontrer leurs farouches assassins. Les tristes restes de plusieurs nations Américaines s'unirent & formerent un nouveau peuple. Elles fonderent leur habitation au milieu de petites plaines situées entre des rochers & défendues par des bois inaccessibles. Elles s'estimoient heureuses après avoir tout perdu; elles étoient libres.

Le gouvernement fut confié à un capitaine nommé Xalisem: son pouvoir se bornoit à protéger la nation. Il dut cette place à sa valeur héroïque, & non aux droits de la naissance. Les loix furent aussi simples que l'esprit de ces peuples, & elles en étoient plus respectées: elles tendoient à unir & non à diviser les cœurs, à concentrer l'intérêt particulier dans l'intérêt général; elles n'attribuoient pas quelques privileges à quelques individus pour soumettre le gros de la nation; elles ne faisoient pas quelques heureux aux dépens de la multitude.

Unis par le malheur, les citoyens plus égaux s'aimerent davantage. Cependant il y avoit parmi eux presqu'autant de cultes différens que de chefs de famille; mais ils ne se tourmenterent pas pour des cérémonies, parce qu'ils étoient religieux, & non vains & intéressés. Nul d'entr'eux, affectant un droit sur la pensée, n'apprenoit à haïr son voisin à cause de sa secte. La sûreté de l'état, telle étoit la loi universellement reconnue: alors les infracteurs étoient sévérement punis, fussent-ils descendans d'Ozimo, fussent-ils les enfans du soleil.

J'ai remarqué avec étonnement que dans plusieurs gouvernemens la justice détournoit son glaive devant quelques hommes puissans: ce qui les autorisoit à trahir les intérêts de la patrie, ou à porter leurs mains avides sur les revenus de l'état. Un pareil crime étoit inconnu chez les Chébutois: jamais on n'entendit parler de guerres civiles ni religieuses, & je n'ai pu me familiariser avec l'histoire des Européens, quand j'ai vu qu'on n'avoit jamais disputé si l'on devoit adorer Dieu, mais qu'on avoit versé des torrens de sang pour savoir comment il faut l'adorer. Ainsi, c'est plutôt l'extérieur du culte que le culte même, qui a servi de prétexte à l'embrasement des états; ou plutôt l'homme a défendu la cause de son opinion, & non celle de la Divinité. Mais a-t-elle besoin qu'on défende son culte à main armée? Dieu ne refuse point les rayons de son soleil à l'impie adorateur des idoles: laissons à sa suprême grandeur le soin de venger ses offenses.

Les Chébutois (car ce peuple composé de vingt peuples divers, avoient retenu le nom qui imprimoit le plus de respect) devoient être nécessairement les irréconciliables ennemis des cruels Espagnols: la vengeance étoit leur premier devoir, j'ai presque dit leur vertu. Si un Espagnol tomboit entre leurs mains, ils lui faisoient souffrir les mêmes tourmens qu'ils avoient endurés: c'est ainsi qu'ils satisfaisoient à la mémoire de leurs braves ancêtres, lâchement égorgés.

Les Européens accusent encore aujourd'hui les Chébutois d'avoir été la nation la plus sanguinaire. Non, mon ami, elle fut la plus juste. Autrefois simple & tranquille dans ses mœurs, contente des présens de la nature, elle vivoit sans soupçonner la vengeance & la fureur; mais à la vue de monstres nourris au carnage, à l'aspect de leurs tyrans ensanglantés, les Chébutois imiterent leur cruauté, & bientôt les surpasserent. Ils se familiariserent avec les arts horribles qui portent la destruction. On ne les traita plus de stupides dès qu'on les vit redoutables; toutes les passions violentes échauffoient leur courage.

On vit la liberté refleurir sur des rochers, après des fleuves de sang; mais on ne la crut pas trop chérement achetée. Les Chébutois braverent leurs ennemis jusques sous le cacique Azeb, mon pere. Il étoit brave, il avoit des vertus; mais, le dirai-je! il étoit plus philosophe que politique & guerrier. L'avarice, la superstition & la tyrannie conjurerent ensemble pour effacer de dessus la terre un peuple innocent & libre. Les Espagnols ne pouvoient souffrir une colonie d'Indiens voisins de leurs villes; mais comment franchir les hautes montagnes de Xarico? comment asservir des hommes qui frémissoient au seul nom d'esclavage? Ils espérerent obtenir de la ruse ce qu'ils n'osoient attendre de la valeur. L'inimitié entre les deux nations paroissoit affoiblie par le tems; quelques petites alliances étoient même formées par le relâchement de la discipline. Ils parurent plus modérés; ils nous porterent des paroles de paix. Le commerce s'introduisit entre les deux peuples: cette correspondance utile consacra leurs liaisons.

Déjà quelques missionnaires s'étoient glissés chez les Chébutois: leur extérieur composé, leur langage doux, leur zele désintéressé ou qui paroissoit l'être, ne laisserent point soupçonner des espions secrets parmi un peuple qui savoit combattre, vaincre & punir, mais qui ignoroit les pieges de la trahison.

L'homme sauvage

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