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LES HOMMES NE SONT PAS DES ANGES. — LE PRÊTRE DE L’ÉVANGILE.
ОглавлениеQuand Jésus-Christ, le grand prophète, le grand prédicateur, le grand missionnaire, est venu en ce monde, il y est venu de la manière la plus sainte, la plus auguste et la plus glorieuse. Quoiqu’il soit venu sur la terre dans l’humiliation et pour souffrir, quoiqu’il ait vu le jour dans une étable et qu’il ait été couché dans une crèche, il est né du sein d’une mère immaculée, et, sous la forme d’un enfant, il brillait d’une lumière céleste. La sainteté a marqué chaque trait de son caractère et chaque circonstance de sa mission. L’ange Gabriel a annoncé son incarnation; une vierge l’a conçu, une vierge l’a porté dans son sein, une vierge l’a allaité. Son père nourricier fut le pur et saint homme Joseph; les anges ont proclamé sa naissance; une étoile lumineuse en répandit la nouvelle parmi les Gentils. L’austère saint Jean-Baptiste marcha devant sa face, et une foule de pénitents confessèrent leurs péchés, et, couverts de vêtements blancs et radieux de grâce, le suivirent partout où il alla. De même que, dans le ciel, le soleil brille à travers les nuages et se trouve ensuite réfléchi dans le paysage, ainsi, quand l’éternel soleil de justice se leva sur la terre, il changea la nuit en jour, et son éclat fit briller toutes choses.
Il vint et s’en alla. Mais comme il était venu pour introduire dans le monde une nouvelle et dernière alliance de grâce, il laissa à sa place, derrière lui, des apôtres, des maîtres, des missionnaires. — Bien alors, direz-vous, mes frères, puisque tout, à la venue de Jésus, était si glorieux autour de lui, ses serviteurs, ses représentants, ses ministres doivent, en son absence, être tels qu’il fut lui-même. Comme il fut sans péché, ils doivent être sans péché ; comme il était le Fils de Dieu, ils doivent au moins être des anges. Vous direz que des anges seuls peuvent être choisis pour cette charge élevée; que des anges seuls sont dignes de prêcher la naissance, les souffrances, la mort d’un Dieu.
Vous ajouterez, mes frères, que ces anges pourraient avoir à cacher leur éclat comme leur Seigneur et leur maître s’était déguisé avant eux; qu’ils pourraient se présenter, comme sous l’ancienne loi, avec la forme humaine; malgré cela, ils ne pourraient être des hommes, s’ils devaient être les prédicateurs de l’Évangile éternel et les dispensateurs de ses mystères. S’ils doivent sacrifier comme Notre-Seigneur a sacrifié ; s’ils doivent continuer, renouveler, appliquer le sacrifice même qu’il a offert, prendre dans leurs mains la victime, qui est Jésus-Christ lui-même, lier et délier, bénir et excommunier, recevoir les confessions de son peuple et donner à ses enfants l’absolution de leurs péchés, leur enseigner la voie de la vérité et les guider dans le sentier de la paix; s’ils doivent, dis-je, faire ces choses, qui est capable de les accomplir, si ce n’est un habitant de ces royaumes à jamais bénis, dont le Seigneur est la lumière toujours radieuse?
Et cependant, mes frères, il arrive qu’il a délégué, pour remplir le ministère de réconciliation, non des anges, mais des hommes; pour vous prêcher, il vous a envoyé vos frères, non des êtres d’une nature inconnue et d’un sang étranger, mais formés de vos os et de votre chair. «Hommes de Galilée, pourquoi regardez-vous fixement vers le ciel?» — Tel est le style, le ton sur lequel les anges parlent aux hommes, même quand ceux-ci sont des apôtres; c’est le ton de ceux qui, n’ayant jamais péché, parlent de la hauteur de leur perfection aux hommes qui ont commis des fautes. Mais tel n’est pas le langage de ceux que Jésus-Christ a envoyés, car ce sont vos frères qu’il a choisis, et personne autre; ils sont fils d’Adam, fils de votre nature, les mêmes que vous en nature, et en différant seulement par la grâce. Ils sont hommes comme vous, exposés aux tentations, aux mêmes combats intérieurs et extérieurs. Ils ont, comme vous, le monde, la chair et le démon pour ennemis mortels. Ils ont le même cœur humain et capricieux, différant seulement du vôtre en ce que la grâce de Dieu l’a changé et le gouverne. Les choses sont ainsi: ce ne sont pas des anges venus du ciel qui vous parlent, mais des hommes que la grâce, que la grâce seule rend différents de vous. Écoutez l’Apôtre. Quand les Lycaoniens, voyant le miracle qu’il venait d’opérer, voulaient lui offrir des sacrifices, à lui et à saint Barnabé, des sacrifices comme à des dieux, il se précipita au milieu d’eux et s’écria: «O mes amis? que voulez-vous faire? Nous ne sommes que des hommes comme vous;» ou, suivant l’expression plus énergique du grec, «Nous avons les mêmes infirmités que vous.» Il dit encore, en écrivant aux Corinthiens: «Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais nous prêchons Jésus-Christ Notre-Seigneur; et, quant à nous, nous nous regardons comme vos serviteurs pour Jésus, parce que le même Dieu qui a commandé que la lumière sortît des ténèbres est celui qui a fait luire sa clarté dans nos cœurs, afin que nous puissions éclairer les autres par la connaissance de la gloire de Dieu, selon qu’elle paraît en Jésus-Christ. Or, nous portons ce trésor dans des vases de terre.» Et plus loin, il dit de lui-même: «De peur que la grandeur de mes révélations ne me causât de l’élèvement, Dieu a permis que je ressentisse dans ma chair un aiguillon qui est l’ange et le ministre de Satan, afin que je ne m’élève point.» Tels sont, mes frères, vos ministres, vos prédicateurs, vos prêtres. Ils ne sont ni des anges ni des saints, quoiqu’ils ne soient pas à comparer aux pécheurs d’habitude; mais des hommes qui eussent été pécheurs, si la grâce de Dieu n’était venue à leur aide, et qui, quoique, par la miséricorde de Dieu, en voie d’être des saints dans l’autre monde, vivent néanmoins ici-bas au milieu des infirmités, des tentations, et n’ont d’espoir de persévérer jusqu’à la fin qu’en la grâce de Dieu, qu’ils n’ont pas méritée.
Quelle étrange, quelle frappante anomalie! Tout est parfait, céleste, glorieux dans la nouvelle alliance que Dieu nous a apportée, excepté la personne de ses ministres. Lui, trois fois saint, trois fois haut, habite sur nos autels en une lumière inaccessible, et les anges y sont prosternés devant lui. Il choisit, parmi les substances et les formes visibles, ce qu’il y a de plus pur pour le représenter et le contenir. La plus belle fleur de farine et le vin du premier choix sont pris comme les symboles extérieurs de sa présence; les mots les plus sacrés et les plus solennels sont employés dans la cérémonie du sacrifice. L’autel et le sanctuaire sont ornés avec décence ou splendeur, suivant que nos moyens le permettent. Le prêtre remplit son ministère vêtu d’ornements convenables, élevant vers le ciel un cœur chaste et des mains saintes. Et cependant ce même prêtre, ainsi distingué des autres hommes, ainsi consacré, est, avec sa ceinture de célibat et son manipule de douleur, fils d’Adam, fils de pécheurs, enfant d’une nature déchue qu’il n’a pas perdue, bien qu’elle ait été régénérée par la grâce. Cela est si vrai que c’est presque donner la définition du prêtre, que de dire qu’il a à offrir le sacrifice pour ses propres péchés. «Car tout pontife, dit l’Apôtre, étant pris d’entre les hommes, est établi pour les hommes, en ce qui regarde le culte de Dieu, afin qu’il offre des dons et des sacrifices pour les péchés, et qu’il puisse être touché d’une juste compassion pour ceux qui pèchent par ignorance et par erreur, comme étant lui-même environné de faiblesse. Et c’est ce qui l’oblige à offrir le sacrifice de l’expiation des péchés aussi bien pour lui-même que pour le peuple.» C’est pourquoi, dans le saint sacrifice de la messe, quand le prêtre offre l’hostie avant la consécration, il prononce ces paroles: Suscipe, sancte Pater, omnipotens, æterne Deus. «Recevez, ô Père saint, Dieu éternel et tout-puissant, cette hostie sans tache que j’offre, moi qui suis votre serviteur indigne, à vous qui êtes mon Dieu vivant et véritable, pour mes péchés, mes offenses et mes négligences qui sont sans nombre, pour tous les assistants, et pour tous les fidèles chrétiens vivants et morts, afin qu’elle profite à eux et à moi pour le salut et la vie éternelle.»
Cette loi paraît très-étrange en soi, mes chers frères; mais elle cesse de l’être dès que l’on considère que c’est l’ordre établi par un Dieu plein de miséricorde. Elle n’est pas étrange en Jésus, puisque l’Apôtre en donne la raison dans le passage que je viens de citer. Les prêtres de la nouvelle loi sont hommes, afin «qu’ils puissent être touchés d’une juste compassion pour ceux qui pèchent par ignorance et par erreur, comme étant eux-mêmes environnés de faiblesse.» Si vous aviez eu des anges pour prêtres, ils n’auraient pu s’affliger de vos peines, sympathiser avec vous, être touchés de compassion pour vous, avoir pour vous des tendresses et des indulgences comme nous-mêmes le pouvons. Ils n’auraient pu être vos modèles, vos guides, et vous conduire, de l’état de péché à une vie nouvelle, comme ces prêtres sortis du milieu de vous, qui eux-mêmes ont été guidés comme vous devez l’être à votre tour, qui peuvent tenir compte de vos peines, qui ont eu, sinon l’expérience de vos péchés, au moins celle de vos tentations, qui connaissent les emportements de la chair et les ruses du démon, même lorsque, différant de vous en cela, ils ont déjoué ces ruses; comme ces prêtres disposés, dis-je, à faire la part de votre faiblesse et à être indulgents; qui peuvent vous donner les conseils les plus pratiques et vous avertir à propos et avec prudence des dangers que vous courez. Pour ces motifs, il vous a envoyé des hommes pour ministres de réconciliation et d’intercession. Lui-même, quoiqu’il ne pût pécher, a pris néanmoins dans sa propre personne, en se faisant homme, autant qu’il était possible à un Dieu, le fardeau et l’épreuve des infirmités humaines. Il ne pouvait pas être pécheur, mais il pouvait être homme; il prit donc un cœur d’homme, afin que nous puissions lui ouvrir nos cœurs, et il «a éprouvé comme nous toutes sortes de tentations, sans être néanmoins sujet au péché.»
Mes frères, pesez bien cette vérité, et qu’elle soit votre consolation. Parmi les prédicateurs, parmi les prêtres de l’Évangile, il y a eu des apôtres, des martyrs, des docteurs; il y a eu parmi eux des saints en nombre considérable! eh bien 1 de ce nombre, quelque élevée qu’ait été leur sainteté, quelque variées qu’aient été leurs grâces, quelque prodigieuse qu’ait été leur puissance, il n’en est pas un qui n’ait commencé avec le vieil Adam, pas un qui n’ait été taillé du même roc que le plus endurci des reprouvés. Il n’en est pas un qui n’ait été façonné, à l’honneur du monde, avec la même argile qui a servi à former les plus dépravés et les plus vils des pécheurs; pas un qui ne fût, par nature, frère de ces pauvres âmes qui ont commencé une société éternelle avec les démons, et qui brûlent en enfer. La grâce a vaincu la nature: telle est l’histoire des saints. Pensée salutaire pour ceux qui sont tentés de s’enorgueillir de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont; avertissement capable de remplir de crainte ceux qui reconnaissent avec douleur au fond de leurs cœurs l’énorme différence qui existe entre eux et les saints; nouvelle joyeuse pour les hommes qui, haïssant le péché et désirant se soustraire à son joug odieux, sont cependant tentés de croire cela impossible!
Allons, mes frères, examinons cette vérité de plus près, et gravons-la dans nos cœurs. Considérons d’abord que, depuis la chute d’Adam, aucun des enfants de sa postérité, à l’exception d’un seul, n’a encore été conçu sans péché. Il y a eu une seule exception; quelle est-elle? Nous ne parlons pas de Notre-Seigneur Jésus, car il ne fut pas conçu d’un homme, mais du Saint-Esprit: il ne s’agit donc pas de Notre-Seigneur; mais je veux parler de la Vierge sa mère, qui, quoique conçue de père et de mère humains, comme les autres créatures, fut cependant préservée par avance de la condition commune à tout le genre humain, et en fait ne participa jamais à la transgression d’Adam. Elle a été conçue par les voies de la nature, comme les autres créatures; mais la grâce intervint, et, s’emparant de son âme avant le péché, elle la remplit dès le premier moment de son existence, de telle sorte que le démon ne souffla pas sur elle, ne souilla pas l’œuvre de Dieu. Tota pulchra es, Maria; et macula originalis non est in te. Mais si nous laissons de côté la très-sainte mère de Dieu, toutes les autres créatures, les saints les plus glorieux, comme les pécheurs les plus endurcis et les plus odieux, je veux dire l’âme qui devint la plus glorieuse comme celle qui fut la plus diabolique, étaient nées l’une et l’autre entachées du même péché originel; toutes deux étaient des enfants de colère; toutes deux étaient incapables de gagner le ciel par la puissance qu’elles avaient reçue de la nature; l’une et l’autre avaient en perspective de mériter l’enfer.
Ces deux âmes étaient nées dans le péché, y étaient demeurées, et celle qui fut sainte plus tard eût continué à y vivre, eût péché d’une manière épouvantable et se serait perdue sans le secours d’une influence surnaturelle et gratuite, qui fit pour elle ce qu’elle-même eût été incapable d’accomplir. Le pauvre enfant destiné à être héritier de la gloire éternelle repose dans le sein de sa mère, faible, maladif, chagrin, capricieux et misérable: c’est l’enfant de la douleur; il est sans espérance et sans assistance divine. Il reste ainsi plongé dans une nuit longue et accablante jusqu’à sa naissance; et enfin, quand il ouvre les yeux et aperçoit la lumière, il recule et pleure de l’avoir vue. Mais Dieu, du haut des cieux, entend ses cris dans cette vallée de larmes, et il commence à lui prodiguer cette suite de miséricordes qui l’ont conduit de la terre aux cieux. Il envoie son prêtre pour lui administrer le premier sacrement et le baptiser par sa grâce. Alors s’opère en lui un grand changement; car, au lieu de continuer à être l’esclave de Satan, il devient aussitôt l’enfant de Dieu. S’il était mort en cet instant, avant d’atteindre l’âge de raison, il eût été sans aucun délai conduit au ciel par les anges et admis à jouir de la présence de Dieu. Mais l’enfant n’est pas mort; il est arrivé à l’âge de raison, et, oserions-nous dire, quoiqu’il en soit ainsi dans quelques cas isolés dont nous devons bénir le Tout-Puissant, oserions-nous dire qu’il n’a pas mésusé du grand talent qui lui a été donné, qu’il n’a pas profané la grâce qui habitait en lui, qu’il n’a pas commis de péché mortel? Dans certains cas, Dieu en soit loué ! nous osons l’affirmer; c’est ce qui semble être arrivé à mon cher père, saint Philippe de Néri, qui conserva certainement la pureté de sa robe baptismale depuis le jour où il en fut revêtu. Il ne perdit jamais son état de grâce depuis le jour où il l’obtint. Il avança, de vertu en vertu, de mérite en mérite, et de gloire en gloire, à travers le cours de sa longue vie, jusqu’à quatre-vingts ans, âge où il fut appelé à rendre son compte à Dieu. Il partit avec joie, traversa le purgatoire sans ressentir aucune atteinte de ses flammes, et arriva tout droit au ciel.
Telles ont été quelquefois les voies de la grâce de Dieu avec les âmes de ses élus; mais généralement, comme s’il eût voulu les associer plus intimement à leurs frères et faire de la plénitude de ses faveurs pour eux une raison d’espérance et d’encouragement pour le pécheur pénitent, les hommes qui sont arrivés à être des prodiges de saintété, des héros de l’Église, ont passé un certain temps de leur vie dans l’oubli volontaire de leur devoir, se sont jetés hors de la lumière de la face de Dieu, ont été les esclaves de telle ou telle faiblesse, de telle ou telle erreur, jusqu’à ce qu’enfin ils se soient relevés peu à peu ou subitement, et qu’ils aient regagné l’état de grâce, ou plutôt un état plus parfait que celui qu’ils avaient perdu. Telle fut sainte Madeleine, qui avait mené une vie honteuse, à tel point que, suivant les idées religieuses de son temps, on regardait comme une souillure d’être touché par elle. Fortunée, au milieu des avantages de ce monde, jeune et passionnée, elle avait donné son cœur aux créatures avant que la grâce de Dieu ne prévalût en elle. Mais, après sa conversion elle coupa ses cheveux, mit de côté ses habits de fête, et il s’opéra en elle un changement si profond, que si vous l’aviez connue avant et après cette transformation, vous auriez cru avoir vu deux personnes distinctes et non une seule personne. Il ne restait dans Madeleine pénitente aucune trace de Madeleine pécheresse, si ce n’est son cœur aimant, dont l’amour se portait alors vers le ciel et Jésus-Christ. A part cela, on ne retrouvait ni trace ni souvenir de cette vision brillante et séduisante, dans la modestie, la sérénité, la tenue grave et la voix si douce de celle qui alla chercher et trouver notre Sauveur dans le jardin.
L’histoire de sainte Madeleine est aussi celle de celui qui de publicain devint apôtre et évangéliste; qui, pour un vain lucre, ne se fit aucun scrupule d’entrer au service des Romains et d’opprimer le peuple auquel il appartenait. Les apôtres n’étaient pas formés d’une argile plus parfaite que les autres fils d’Adam; leur nature animale en faisait des hommes charnels et ignorants; livrés à eux-mêmes, ils auraient, comme les brutes, rampé et fixé leurs yeux sur la terre, et même se seraient nourris de terre, si la grâce de Dieu ne se fût emparée d’eux, ne les eût relevés sur leurs pieds et n’eût tourné leurs regards vers le ciel. Tel était le savant pharisien qui vint de nuit trouver Jésus. Il était satisfait de sa position, jaloux de sa renommée, plein de confiance en sa raison; mais le moment arriva où, alors même que les disciples prenaient la fuite, seul il resta pour oindre le cadavre abandonné de celui qu’il avait été honteux de confesser de son vivant. Vous voyez que c’est la grâce de Dieu qui triompha dans Madeleine, dans Matthieu, dans Nicodème. La grâce céleste descendit sur la nature corrompue; elle subjugua la chair dans la pécheresse, la cupidité dans le publicain, le respect humain dans le pharisien.
Laissez-moi vous parler d’une autre conquête célèbre de la grâce de Dieu dans un siècle postérieur, et vous verrez comment il lui plut de faire un confesseur, un saint, un docteur de son Église, en le tirant à la fois du péché et de l’hérésie. Il semble que ce ne fût pas assez que le père des écoles d’Occident, l’auteur d’un millier d’ouvrages, le controversiste triomphant, le grand champion de la doctrine de la grâce, eût été autrefois un pauvre esclave de la chair, s’il n’était encore victime des erreurs de l’esprit. Celui qui, plus que tout autre, devait exalter la grâce de Dieu, fut laissé plus que tout autre aussi à l’expérience de la fragilité de la nature. Le grand saint Augustin (je ne parle pas du saint missionnaire de ce nom qui vint en Angleterre et convertit nos ancêtres païens, mais du grand évêque d’Afrique qui porta ce nom), Augustin, dis-je, s’inquiétait peu de son âme à une certaine époque; il ne se demandait pas comment on peut se laver du péché ; mais, au contraire, tant qu’il fut fort et jeune, il fut avide des jouissances de la chair et des plaisirs du monde. Il était ambitieux et sensuel; il prononçait sur la vérité et l’erreur d’après son jugement privé et son caprice; il méprisait l’Église catholique, parce qu’elle parlait trop de foi et de soumission; il pensait faire de sa raison la mesure de toutes choses, et il embrassa en conséquence une secte très-répandue, qui avait des prétentions philosophiques, qui disait voir les choses en grand et qui s’efforçait de rectifier les idées vulgaires, entendant par là les notions catholiques sur Dieu, sur Jésus-Christ, sur le péché et sur les moyens d’arriver au ciel. Il resta quelques années dans cette secte; mais ce qui lui fut enseigné dans son sein ne le satisfit pas. Ces idées lui plurent quelque temps; puis il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avait pris pour aliment des substances qui ne nourrissaient pas. Il eut faim et soif de quelque chose de plus substantiel; mais il ne savait pas précisément ce que ce pourrait être. Il se méprisait de se voir l’esclave de la chair; il trouvait que sa religion ne l’aidait pas à la dompter. Il comprit qu’il n’avait pas trouvé la vérité, et s’écria: «Oh! qui me dira où la chercher? qui donc me conduira à elle?»
Pourquoi n’entra-t-il pas de suite dans l’Église catholique? Je vous en ait dit la raison. Il savait que la vérité n’était nulle part ailleurs; mais il n’était pas certain de la trouver dans l’Église catholique. Il pensait qu’il y avait, dans l’ensemble de ses doctrines, quelque chose de petit, d’étroit, d’irrationnel; il manquait du don de la foi. Alors commença en lui une grande lutte: la lutte de la nature et de la grâce, de la nature et ses satellites, la chair et la fausse raison, contre la conscience et les instances de l’Esprit divin le conduisant à des choses plus parfaites. Quoiqu’il fût en état de péché mortel et de perdition, Dieu cependant le visitait et lui faisait goûter les premiers fruits de ces influences qui devaient, au moment donné, le tirer de cet état. Le temps s’écoulait, et, en le considérant comme son ange gardien pouvait le faire, vous auriez vu, en dépit de sa grande perversité, de nombreuses luttes dont il sortait victorieux contre son adversaire tout-puissant, en dépit de son état de malédiction qui était le même qu’auparavant, vous auriez vu, dis-je, que néanmoins la grâce faisait son chemin dans son âme: il se rapprochait de l’Eglise. Lui-même n’en savait rien; il ne pouvait s’apercevoir du progrès; mais les anges de Dieu sentaient naître pour lui un intérêt des plus vifs, qui fut suivi d’une grande joie. Enfin, il se trouva en pays étranger à proximité d’un grand saint, et, tout en prétendant ne pas le reconnaître pour tel, son attention se porta vers lui; il ne put s’empêcher de se rendre dans les lieux sacrés, afin de le contempler à plaisir. Il commença à l’épier et à se livrer sur lui à mille conjectures; il se demandait intérieurement s’il goûtait ou non le bonheur. Il se rendit souvent à l’église pour entendre le saint prédicateur, et lui demanda une fois son avis sur le moyen de trouver ce qu’il cherchait. C’est en ce moment qu’il eut à soutenir une lutte décisive avec la chair. Il était dur, bien dur, de renoncer aux péchés auxquels il s’était abandonné durant de longues années; il était bien dur de s’en séparer pour ne plus les retrouver jamais. Oh! le péché était une chose si douce! Comment lui dire adieu pour toujours? Comment s’arracher à ses embrassements et entrer dans le chemin solitaire et aride qui conduit au ciel? Mais la grâce de Dieu fut beaucoup plus douce encore, et, entraînant sa conviction à mesure qu’elle s’emparait de lui, elle finit par subjuguer sa raison et par en triompher. Ainsi celui qui, sans elle, eût vécu et fût mort en enfant de Satan, devint, sous sa merveilleuse influence, un oracle de sainteté et de vérité.
Ne pensez-vous pas, mes frères, qu’après avoir été lui-même convaincu, il était plus propre qu’un autre à convaincre ses frères, et à prêcher la sainte doctrine qu’il avait méprisée? Cela ne dit pas que le péché vaut mieux que l’obéissance aux lois de Dieu, ou que le pécheur est préférable à l’homme juste; mais ces exemples signifient que Dieu, dans sa miséricorde, se sert du péché contre le péché, qu’il tire du péché passé un avantage actuel; qu’en même temps qu’il en lavé la culpabilité et qu’il en soumet la puissance, il en laisse au pécheur pénitent une connaissance qui le rend capable, par l’expérience de ses ruses, de l’attaquer plus vigoureusement et de le frapper d’une manière plus efficace quand il le rencontre chez les autres. Ces exemples signifient que, tandis que Dieu peut, par sa grâce toute-puissante, rendre l’âme d’un pénitent aussi pure que si elle n’avait jamais péché, il lui laisse une tendresse et une compassion pour les autres pécheurs, une expérience sur la manière d’agir avec eux beaucoup plus grande que s’il n’avait jamais péché. Et en outre, il nous montre, pour notre instruction et notre consolation, dans les exemples rares et spéciaux sur l’un desquels je viens d’appeler votre attention, ce qu’il peut faire, même pour les pécheurs les plus coupables, s’ils viennent sincèrement à lui pour obtenir leur pardon et leur guérison. On ne saurait assigner de limite à la bonté et à la puissance de la grâce de Dieu. Éprouver de la douleur pour ses péchés et implorer la miséricorde divine, c’est déjà une sorte de gage donné à nos cœurs qu’il nous accordera les dons précieux que nous cherchons. Il peut faire ce qu’il veut de l’âme humaine. Il est infiniment plus puissant que le malin esprit auquel le pécheur s’est vendu, et il peut le chasser de son âme. O mes chers frères! quoique vos consciences portent témoignage contre vous, il peut les décharger de leurs crimes. Que vous ayez péché peu ou beaucoup, il peut vous rendre aussi purs à sa vue et aussi agréables à sa majesté que si vous lui aviez toujours été fidèles. Il détruira par degrés vos habitudes de péché, et vous rendra en même temps ses faveurs. La puissance du sacrement de la pénitence est telle que, plus ou moins lourde que soit la charge de vos péchés, il vous en débarrassera. Il est aussi facile à Dieu de vous purifier de beaucoup de péchés que d’un petit nombre. Vous rappelez-vous avoir lu, dans l’Ancien Testament, la guérison de Naaman le Syrien par le prophète Élisée? Il était atteint de cette maladie affreuse et incurable appelée la lèpre, qui formait une sorte de croûte blanche sur la peau, rendait la personne hideuse et offrait le type de la laideur du péché. Le prophète lui ordonna de se baigner dans le Jourdain, et la maladie disparut. «Sa chair, dit l’écrivain sacré, devint comme celle d’un petit enfant.» Nous avons là un exemple, non-seulement de ce qu’est le péché, mais encore de ce qu’est la grâce de Dieu. Elle peut défaire le passé ; elle peut accomplir ce qui nous paraît sans espoir. Il n’est pas de pécheur si abominable qui ne puisse devenir un saint; point de saint, si élevé en sainteté, qui n’ait été ou n’ait pu être un pécheur. La grâce dompte la nature, et la grâce seule a cette puissance. Prenez sainte Agnès, par exemple, cette sainte enfant qui, à l’âge de treize ans, résolut de mourir plutôt que de renier sa foi, et qui, dans le séjour même des esprits malins où les païens la menèrent, se trouva enveloppée d’une atmosphère de pureté, et répandit autour d’elle une influence céleste. Considérez l’angélique Louis de Gonzague, dont on ne peut pas dire avec certitude qu’il ait commis un seul péché véniel. Songez à sainte Agathe, à sainte Julienne, à sainte Rose, à saint Casimir, à saint Stanislas, saints pour qui une mauvaise pensée eût été pire que la mort. Eh bien! mes frères, il n’est pas un de ces êtres angéliques qui, privé de la grâce de Dieu, n’eût pu être dégradé, offrir l’aspect d’une lèpre dégoûtante et devenir un objet de répulsion; il n’en est pas un qui n’eût pu mener ou plutôt qui n’eût mené la vie d’une créature abrutie, ne fût mort de la mort d’un réprouvé, et n’eût été plongé éternellement en enfer dans les bras du démon, si Dieu n’eût placé en lui un cœur et un esprit nouveaux, si Dieu ne l’eût rendu ce qu’il ne pouvait devenir par sa propre force.
Tous les hommes religieux, mes frères, ne sont pas des saints, toutes les âmes qui se convertissent ne deviennent pas saintes. Je ne vous promettrai pas — cela est vrai — que si vous venez à Dieu, vous parviendrez à ce degré de sainteté auquel les saints sont arrivés. Mais cependant je vous montre que les saints, par leur nature, ne sont pas meilleurs que vous; que les prêtres laborieux qui ont la charge des fidèles ne sont pas, par leur nature, meilleurs que les hommes qu’ils travaillent à convertir, qu’ils s’efforcent de réformer. C’est par l’effet de la miséricorde spéciale de Dieu pour vous que nous, prêtres, sommes de la même nature que vous; c’est par considération et par commisération pour votre faiblesse qu’il nous a faits, nous vos frères, ses délégués et ses ministres de réconciliation.
C’est là ce que le monde ne peut pas comprendre. Non qu’il ne saisisse très-clairement que la nature nous donne les mêmes passions qu’à lui; mais ce qu’il ne voit pas, ce que son esprit étroit ne lui permet pas de concevoir, c’est qu’étant semblables à lui par notre nature, nous en différions tant par la grâce. Les hommes du monde, mes frères, connaissent la puissance de la nature; mais ils ignorent, ils n’expérimentent pas la puissance de la grâce de Dieu, et ils ne croient pas en elle. Et comme ils ne connaissent aucune puissance capable de dompter la nature, ils pensent qu’il n’en existe pas, et, conséquents avec eux-mêmes, ils croient que tout homme, prêtre ou non, reste en définitive tel que la nature l’a fait; ils ne voudront jamais admettre, comme possible, que quelqu’un puisse mener une vie surnaturelle. Or non-seulement le prêtre, mais quiconque est en possession de la grâce de Dieu, mène une vie surnaturelle, plus ou moins parfaite, selon sa vocation, la mesure des grâces qui lui sont accordées, la fidélité avec laquelle il y correspond. Voilà précisément ce que le monde ignore et ce qu’il n’admet pas; aussi, quand il entend parler de la vie qu’un prêtre doit mener par profession, de son jeune âge à la vieillesse, il ne croit pas qu’il soit en réalité ce qu’il prétend être. Les gens du monde ne savent rien de la protection de Dieu, des mérites de Jésus-Christ, de l’intercession de Marie; ils ignorent la vertu de la prière revenant à des heures réglées, de la confession fréquente, des messes célébrées chaque jour; ils sont étrangers à la puissance transformatrice du très-saint Sacrement, le pain des anges; ils n’apprécient pas l’efficacité que doivent avoir des règles salutaires, la fréquentation de saints compagnons, une longue habitude du bien, une vigilance active sur soi-même, la crainte du péché, l’horreur de l’esprit tentateur; ils n’apprécient pas, dis-je, l’influence qu’exercent toutes ces choses quand ils cherchent à se rendre compte des moyens par lesquels une âme se met à l’abri du mal. Les gens du monde savent seulement que, lorsque l’esprit tentateur a une fois pénétré dans un cœur, on ne peut pas lui résister; ils savent seulement qu’il y a (si l’on peut parler ainsi) nécessité de pécher quand l’âme s’est exposée et livrée à la malice du démon. Ils savent seulement que lorsque Dieu l’a abandonnée et que les bons anges se sont retirés d’elle, qu’elle néglige toute sauvegarde, toute protection, toute précaution, et qu’enfin (c’est ce qui leur arrive) la victoire du démon est déjà à moitié gagnée, ils savent, dis-je, qu’il est certain qu’elle le sera tout à fait.
Eux-mêmes, dans leur meilleur état, ont toujours été battus par le démon avant d’avoir commencé à livrer bataille. C’est le seul état dont ils aient l’expérience; ils savent cela, et rien autre chose. Ils n’ont jamais eu l’avantage du terrain; ils n’ont jamais été dans les murs de la cité forte, autour desquels l’ennemi rôde en vain, dans laquelle il ne peut pénétrer, et en dehors de laquelle l’âme fidèle est trop sage pour s’aventurer. Ils jugent, dis-je, parleur expérience, et ne veulent pas croire ce qu’ils n’ont jamais connu.
S’il y a ici présentes, mes chers frères, des personnes qui nient l’efficacité de la grâce Dieu dans le sein de l’Église, parce que ses effets sont si peu sensibles au dehors, ce n’est pas à elles que je m’adresse. Je parle à celles qui ne limitent pas leur foi à leur expérience; je m’adresse à celles qui croient que la grâce peut rendre la nature humaine ce qu’elle n’est pas. Je pense que ces personnes verront, non pas une cause de jalousie et de suspicion, mais un grand avantage, une grande miséricorde dans ce fait, que les prêtres envoyés pour leur prêcher la vérité, pour entendre leur confession, leur donner des conseils, peuvent condescendre à leurs faiblesses, bien qu’ils n’aient pas commis leurs péchés. Il n’y a pas de tentation qui vous éprouve, mes frères, qui ne soit ressentie par tous ceux qui partagent votre nature, quoique vous y ayez succombé et que d’autres aient su y résister. Le prêtre peut vous comprendre, vous deviner, vous interpréter, quoiqu’il ne vous ait pas suivis dans vos écarts. Il sera plein de tendresse pour vous; il vous «instruira dans un esprit de douceur,» comme dit l’Apôtre, «chacun de vous faisant réflexion sur soi-même, et craignant d’être tenté aussi bien que lui.»
Venez donc à nous, vous tous qui travaillez et êtes lourdement chargés, et vous trouverez la paix de l’âme. Venez à nous qui tenons maintenant la place de Jésus-Christ et qui vous parlons en son nom; car, comme vous, nous aussi avons été sauvés par le sang rédempteur de Jésus-Christ; comme vous, nous serions aussi des pécheurs perdus, si Jésus-Christ n’avait étendu sur nous sa miséricorde, si sa grâce ne nous avait purifiés, si son Église ne nous avait reçus, si ses saints n’avaient intercédé pour nous. Soyez sauvés comme nous avons été sauvés. «Vous tous qui craignez Dieu, venez et écoutez, et nous vous dirons ce qu’il a fait pour notre âme;» prêtez l’oreille à notre témoignage; considérez la joie de notre cœur et augmentez-la en venant vous-mêmes la partager. Choisissez la bonne part que nous avons choisie; joignez-vous à notre compagnie; vous ne vous en repentirez jamais, croyez-en notre parole; nous avons le droit de le dire, vous ne vous repentirez jamais d’avoir cherché au sein de l’Église catholique la paix et le pardon; car elle seule possède la grâce; elle seule a la puissance; elle seule a des saints. Vous ne vous repentirez jamais de cette résolution, quelles que soient vos inquiétudes, quelque grand que soit le sacrifice que vous ayez à faire pour venir à elle. Vous ne vous repentirez jamais d’avoir abandonné les ombres du temps et des sens, les déceptions du sentiment humain et de la fausse raison, pour la liberté glorieuse des enfants de Dieu. O mes frères, quand vous aurez fait le grand pas, et que vous serez en possession de votre lot de bénédictions, comme pécheurs réconciliés avec le Père que vous aviez offensé (j’anticipe sur ce qui arrivera certainement, j’en ai la confiance, pour plusieurs d’entre vous), oh! alors, mes frères, n’oubliez pas ceux qui ont été les ministres de votre réconciliation. De même qu’ils vous prient maintenant de faire votre paix avec Dieu, ainsi vous, une fois réconciliés, priez pour eux, afin qu’ils obtiennent le don précieux de la persévérance, qu’ils puissent continuer jusqu’à l’heure de la mort à demeurer dans l’état de grâce où ils sont maintenant, de peur que, par hasard, après avoir prêché aux autres, ils ne deviennent eux-mêmes des réprouvés.