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Portraits de société.

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Table des matières

«Je vous ai promis, me dit Philippe, des renseignemens sur les personnes qu'il vous importe de connoître. Je vais commencer par votre protectrice.

«Madame de Sponasi a été belle. Veuve à vingt-cinq ans, elle mena une vie fort libre, sans être scandaleuse. Le choix de ses amis, ses succès à la cour, des bouffées d'esprit, et l'art de ménager toutes les femmes, lui firent une réputation brillante, dont vous entendrez parler dans le monde. Quand elle avoua elle-même approcher de la quarantaine, elle avoit quelques années de plus; c'est l'âge où une femme riche et titrée a l'habitude de se faire une nouvelle manière de vivre. Autrefois l'usage étoit de se jeter dans la dévotion; et, à l'époque dont je vous parle, il falloit encore une espèce de courage pour s'en dispenser. Madame de Sponasi balança un an. Deux jours par semaine elle donnoit à dîner à des prélats et aux hommes les plus marquans dans l'église; deux autres jours elle recevoit les hommes de lettres en réputation, et les philosophes en titre; le soir nous avions quelquefois des artistes. Les artistes en général ne cherchent que les plaisirs, des admirateurs et des protecteurs: aussi sont-ils sans conséquence, et nous les recevons toujours. Il n'en est pas de même des prêtres et des philosophes; chacun cherche à gagner à son corps ceux qui peuvent lui donner de l'éclat. Jeter madame de Sponasi dans la dévotion ou dans la philosophie, étoit un véritable coup de parti. Les prêtres s'y prirent mal. Elle est foible de caractère, et aime le plaisir; l'austérité l'effraya. Les prélats petits-maîtres essayèrent à leur tour de la convertir. Je vous ai parlé de ses bouffées d'esprit; elle les tourna en ridicule avec les mêmes argumens dont la sévérité lui avoit fait peur. Les philosophes, plus adroits, flattèrent ses passions, applaudirent à ses saillies, répétèrent ses bons mots, lui prêchèrent une morale si commode, qu'elle en fut séduite. Sa porte fut fermée à tous les ecclésiastiques; et cette même femme qui avoit pensé sérieusement à faire son salut, se déclara hautement pour la philosophie, et se fit une religion de ne pas croire en Dieu. Cela vous paroît extraordinaire; mais c'est une mode qui passe du boudoir dans le salon, du salon dans l'antichambre, de l'antichambre dans toutes les classes du peuple.

«Ne parlez donc jamais de la Divinité devant votre protectrice, et riez des traits hardis qu'elle lance à tout instant contre le ciel. Pour un jeune homme élevé par un curé, l'effort est pénible; mais, dans quinze jours, je vous prédis que vous vous y prêterez de bonne grâce.—Moi, Philippe?—Vous, monsieur. Je vous le répète, c'est la mode; et la crainte seule du ridicule suffiroit pour vous amener promptement à ce point. Est-il rien, d'ailleurs, de plus aimable qu'une doctrine qui, brisant le frein des passions, permet de se livrer à tous les écarts de l'imagination? Pourvu que vous parliez avec esprit de vos devoirs, on vous pardonnera de les négliger: les connoître et s'en dispenser, voilà le nec plus ultrà de la philosophie.»

«Je crois, Philippe, que vous exagérez, et qu'il y a parmi les philosophes des hommes estimables.»

«S'il y en a! s'écria-t-il; beaucoup plus qu'on ne se l'imagine: mais ceux-là n'en prennent pas le titre; ils le méritent, et c'est le public qui le leur accorde. On peut diviser ceux qui viennent chez nous en trois classes: les charlatans, les dupes, et les véritables amis de l'humanité. Pour vous donner une idée juste des charlatans et des dupes, je vais vous conter une anecdote sur deux personnages que tous rencontrerez souvent chez madame de Sponasi. Je tiens quelques détails du secrétaire de l'un d'eux, garçon rempli d'esprit, et qui doit sa fortune aux soins qu'il met à cacher à tout le monde des talens dont il pare un sot.

«M. de Parvis est petit de taille, de génie et de santé. À vingt ans, de petits yeux, une petite bouche, un petit nez, un petit menton rond, lui composoient une petite figure fort aimable. De petits calembourgs en eussent fait le héros des petites sociétés, si l'ennui qui le suivoit par-tout ne lui eût inspiré le désir de viser à la célébrité. Pour un homme riche, et il l'est, il y a beaucoup de manières d'être célèbre; il les essaya toutes. Il fit tant de folies pour faire parler de lui, qu'il fut obligé de quitter le service, et de ne plus paroître à la cour. C'est alors qu'il s'annonça publiquement comme ennemi des préjugés: il croyoit s'y soustraire; il ne bravoit que la décence.

«Il fréquenta les hommes de lettres, et fut accueilli dans la maison de M. Sentencis. M. Sentencis est roturier, riche et avare; il desiroit s'allier à la noblesse, et marier sa fille sans bourse délier; il cherchoit un sot à prétention; M. de Parvis lui parut mériter la préférence. Il répéta si souvent devant lui qu'il n'accorderoit la main de sa fille qu'à un partisan de la bonne cause, un véritable philosophe, un grand homme, que lorsque M. de Parvis la demanda et l'obtint, il se crut irrésistiblement un partisan de la bonne cause, et un véritable philosophe, et un grand homme. Pour dot, M. de Sentencis lui dédia un de ses ouvrages: aussi furent-ils tous les deux satisfaits, l'un d'avoir marié sa fille à bon marché, l'autre de passer à la postérité à l'aide d'une épître dédicatoire.

«Depuis que l'immortalité pèse sur M. de Parvis, il est devenu grave: il parle peu, mais il écoute avec attention: il n'écrit plus, mais c'est dans sa maison que les grandes réunions se tiennent; il paroît présider les hommes au premier mérite—ce qui se dit chez lui, il croit l'avoir dit; les ouvrages qu'on y lit, et sur lesquels on le consulte, il croit les avoir faits: dupe de son amour propre et des flagorneries, de ceux qui, entre eux, l'apprécient à sa juste valeur, il est malheureux sans oser en approfondir la cause; c'est une victime dévouée, qui, semblable aux vieilles religieuses, pense alléger le poids de ses chaînes en faisant de nouvelles conquêtes à l'ordre. C'est une preuve vivante pour quiconque a lu dans son ame, qu'un sot peut quelquefois être célèbre, et que sottise et célébrité forment le plus cruel supplice auquel les hommes d'esprit puissent condamner les dupes dont ils ont besoin.

«La situation de madame de Sponasi a beaucoup de rapports avec celle de M. de Parvis; car elle ne crie bien fort contre Dieu que par la peur qu'elle a du diable. Cependant elle conserve avec ceux qui l'ont séduite, ce ton de supériorité qui convient à son nom et au rôle brillant qu'elle a joué dans le monde: c'est un enfant de la philosophie, il est vrai; mais c'est un enfant gâté, dont la mère est obligée de supporter les caprices, dans la crainte d'une rupture dont l'éclat lui seroit désagréable. Personne n'a d'empire sur ses volontés, excepté.... Devinez.—M. de Vignoral? lui dis-je.—Oh! non, c'est elle qui a commencé sa réputation; elle lui commande quelquefois, et ne lui cède jamais.—Qui donc la gouverne?—Moi, me répondit Philippe; moi, qui connois mieux qu'elle le fond de son caractère. Elle ne s'intéresse à vous que dans l'espoir que vous vous distinguerez dans le monde par votre esprit; applaudissez au sien, et vous pourrez vous dispenser d'en avoir. Elle vous répétera sans cesse que tout le mérite d'un homme est dans ses connoissances; mais si votre figure lui plaît, si votre tournure lui rappelle le temps où la foule s'atteloit à son char, la première impression décidera l'amitié qu'elle prendra pour vous. Entre ses idées et ses sensations, le contraste est frappant: elle dit d'un homme laid et spirituel, qu'il l'amuse, et elle bâille; elle dit d'un bel homme ignorant, qu'il l'ennuie, et elle sourit. C'est une coquette dont l'imagination rêve sagesse, et dont le cœur tient toujours à ses vieilles habitudes. Choisissez, ou de lui plaire assez au premier abord pour qu'elle prenne votre parti contre M. de Vignoral, ou de plaire en même temps à lui et à elle, de manière que les louanges qu'il vous donnera justifient la première opinion qu'elle prendra de vous.»

«Mon parti est pris, Philippe: plaire à l'un et à l'autre ne me paroît pas impossible. M. de Vignoral est en colère contre moi, je le sais; mais je ferai tout mon possible pour l'appaiser, et dorénavant je travaillerai de manière à m'éviter ses reproches.»

Je contai à Philippe la cause du mécontentement du grand homme, et comment je croyois faire ma paix; il m'indiqua un moyen plus sûr. Lorsque je rentrai, il étoit trop tard pour songer au fameux manuscrit; mais, suivant l'usage, je lui promis mes soins pour le lendemain.

M. de Vignoral me fit appeler si matin, que j'étois encore au lit quand on vint me dire qu'il me demandoit. Je me levai à la hâte, et je descendis.

«Avez-vous travaillé?—Non, monsieur.—Avez-vous seulement ouvert vos livres?—Non, monsieur.—Qu'avez-vous donc fait depuis votre arrivée?—Je n'ose vous le dire, de crainte de vous déplaire.—Parlez, parlez; je n'ai pas de temps à perdre. Qu'avez-vous fait?—Monsieur, je crains...—Parlez, vous dis-je, ou montez dans votre chambre, et rapportez-moi mon manuscrit. Je ne sais quelle sotte complaisance m'a engagé à le confier à un... Parlerez-vous, monsieur? me direz-vous comment vous avez employé votre temps?—Monsieur, avant de copier, j'ai voulu essayer de lire votre écriture.—Et vous n'avez pu y réussir? Je m'en étois douté.—Pardonnez-moi, monsieur.—Eh bien! monsieur?—Eh bien! monsieur, en lisant la première page, j'ai été entraîné à la seconde, de la seconde à la troisième, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'heure du dîner m'appelât.—Après, Frédéric.—Après dîner, monsieur, je n'ai pu résister au désir de continuer: le lendemain de même. Je suis bien avancé dans ma lecture: mais j'avoue que j'ai eu tort; mon devoir étoit de copier, puisque vous l'aviez ordonné ainsi.—Certainement; mais j'aurois dû le prévoir, car vous annoncez de l'intelligence, et je conçois facilement le sentiment qui vous a maîtrisé. Il faut être indulgent pour la jeunesse: à votre âge, j'en aurois fait autant. Asseyez-vous donc, continua-t-il en souriant; nous n'avons pas encore causé ensemble». Je poussai un siége près du sien, en répétant tout bas: Philippe, Philippe, je te devrai l'amitié de tout le monde.

«C'est un ouvrage bien sérieux cependant, reprit M. de Vignoral; et puisqu'il vous a intéressé à ce point, il faut que vous ayez naturellement l'esprit juste. Avez-vous tout compris également?—Non, monsieur; plusieurs passages m'ont paru au-dessus de mon intelligence.—Je le crois.—Mais je me suis dit: En les copiant, j'aurai plus de temps pour les approfondir. Je lisois si vite!—Mauvaise manière, monsieur. Qu'on dévore un roman, qu'on soit pressé d'arriver au dénouement, rien de plus naturel; mais quand on tient une de ces conceptions profondes, destinées à développer les progrès de l'entendement humain, il faut s'appesantir sur chaque phrase. Ce n'est pas assez de lire, il faut comprendre, et voilà la difficulté.—Oui, monsieur.—Avez-vous déjà été chez votre protectrice?—Pas encore; mais j'ai vu Philippe.—Qu'est-ce que c'est que Philippe?—C'est le valet-de-chambre de madame de...—Ah! oui, un fat qui singe le grand seigneur; je ne sais comment elle peut garder si long-temps un homme pareil à son service. Que vous a-t-il dit?—Des choses, monsieur, qui me font de la peine. Madame de Sponasi veut que je vous sois soumis; rien ne me sera plus facile: mais elle exige aussi que je me livre à tous les talens agréables dont tous ayez blâmé l'usage.—Que voulez-vous, mon cher Frédéric? Puisque vous dépendez d'elle, il faut la satisfaire. La femme la plus philosophe est toujours femme, vous en ferez bientôt l'expérience: et quel empire la frivolité n'a telle pas sur ce sexe léger! Les talens seraient dangereux pour tous s'ils devenoient votre seule occupation; mais avec le genre d'esprit que vous annoncez, je suis sûr qu'ils ne vous séduiront jamais. Allez, mon ami, allez travailler.»

Je remontai les escaliers quatre à quatre; j'entrai dans ma chambre en sautant; j'y trouvai... Qui, mon cher lecteur? M. Léger, le maître de danse. Je le pris par les mains, et je lui rendis bien gaiement la première leçon que j'en avois reçue. Si je ne lui fis pas faire des pirouettes sévères et des contre-temps d'une exécution finie, je lui communiquai du moins la joie qui m'agitoit.

«Comment diable, monsieur! vous êtes leste comme un daim, et vous avez dans les jarrets une souplesse qui me prouve que vous vous êtes exercé.—J'ai fait plus, monsieur Léger; j'ai été à l'Opéra.—Vous avez donc maintenant une idée de cet art étonnant dont je vous démontrerai les véritables principes? Quand vous les connoîtrez, vous serez surpris de trouver un langage parfaitement intelligible, dans des danses où le vulgaire ne voit que des hommes qui sautent». Si M. Léger avoit raison, cessons d'être surpris de ce que les fameux danseurs dont parle l'histoire romaine ont fait passer leur bêtise en proverbe: quand on a tant d'idées dans les jambes, on peut négliger d'en meubler sa tête. C'est la faute du vulgaire qui ne les entend pas.

Frédéric

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