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Le moment décisif.

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Table des matières

Le jour de ma présentation chez madame de Sponasi arriva; j'aurois voulu le retarder, tant je craignois de ne pas réussir auprès d'elle. Je n'avois jamais mieux senti combien il me manquoit de qualités séduisantes, que du moment ou j'avois travaillé à en acquérir. Philippe vint me chercher; il me rassura par ses exhortations, plus encore par les complimens qu'il me fit. Nous montâmes en voiture; nous arrivâmes à l'hôtel. J'avois beau me faire intérieurement les raisonnemens les plus sages, mes sensations me trahissoient. Enfin nous entrâmes dans le cabinet de ma protectrice. Je la saluai. Elle dit à Philippe de se retirer; mais Philippe, qui avoit apparemment l'habitude de ne point entendre les ordres qu'il ne vouloit pas exécuter, répondit, Oui, madame, ferma la porte, et resta avec nous.

Pendant plus de cinq minutes, nous gardâmes tous trois le silence: madame de Sponasi m'examinoit avec la plus vive émotion; je la vis plusieurs fois passer la main sur son front, comme on fait machinalement dans l'espoir de chasser des idées qui reviennent toujours; je crus même appercevoir quelques larmes rouler dans ses yeux. Malgré son âge, il étoit impossible de la regarder sans s'intéresser à elle. Philippe avoit un air de satisfaction qu'il ne cherchoit point à déguiser, et qui contrastoit singulièrement avec l'inquiétude de sa maîtresse et mon embarras particulier. Il rompit le premier le silence.

«Madame la baronne ne dira-t-elle rien à son protégé? J'ose l'assurer qu'il est digne de ses bontés, et qu'il se croira trop heureux d'employer tous ses momens à lui prouver sa reconnoissance». Elle me tendit la main; je la baisai avec le plus profond respect.

«Je suis folle, dit-elle un instant après en affectant de rire: j'ai l'air d'un drame nouveau; et si l'on nous voyoit, on pourroit croire que nous jouons une scène de reconnoissance. Jeune homme, Philippe a dû vous instruire de mes volontés, et j'espère que votre conduite ne me fera jamais repentir de mes bienfaits.—J'en réponds pour lui, dit aussitôt Philippe.—Allons, asseyez-vous, et parlez moi comme à une amie. Vous êtes-vous bien ennuyé chez ce bon curé?—Non, madame; j'y ai passé doucement mon enfance: le moment approchoit où la réflexion auroit amené l'ennui; vos bontés l'ont prévenu.—Philippe, vous ne m'avez pas trompé, c'est vraiment un joli cavalier. Mais, mon enfant, il ne faut attacher aucune importance aux dons que la nature prodigue aveuglément. Les sots se laissent séduire par les yeux; on ne se fait estimer que par les qualités du cœur et de l'esprit. Levez-vous donc un peu, que je vous, examine». J'obéis. «Une taille charmante, s'écria-t-elle, et déjà la tournure d'un homme du monde! Philippe, quel âge a-t-il?—Un peu plus de seize ans, madame.—Déjà! dit-elle en soupirant; mais il a vraiment l'air d'en avoir davantage, tant il est formé. Écoutez, Frédéric: je ne veux pas que vous soyez petit-maître: je les déteste, je vous en avertis. Il y a dans votre toilette un goût recherché qui me fait mal augurer de la solidité de votre esprit.—Madame, je n'ai eu d'autre désir que de me parer de vos bienfaits.—Je ne vous blâme pas, Frédéric: je déteste les petits-maîtres, cela est vrai; mais j'ai de même la plus grande aversion pour ces jeunes gens qui pensent que la raison ne doit pas sacrifier aux Graces, et qui, croyant se couvrir du manteau de la sagesse, n'endossent que la livrée du pédantisme. Vous êtes mis comme un ange. Aimez-vous l'étude?—J'aimerai, madame, tout ce qui justifiera dans le monde la protection dont vous m'honorez.—Écoutez, mon enfant.... Philippe, dites qu'on nous serve à déjeûner». Philippe sortit, et ne revint pas. Madame de Sponasi, en s'approchant de moi et me prenant les mains, continua.

«Écoutez, mon enfant, votre sort est très-incertain. Je ne veux pas vous affliger, car je sens que j'ai beaucoup d'amitié pour vous; mais n'attendez rien d'un sentiment auquel je résisterois si vous cessiez de le mériter. J'ai l'habitude de ne céder qu'à ma raison, et c'est devant elle qu'il faut que vos succès justifient ce que je ferai pour vous. J'ai plusieurs fois été tentée de vous abandonner à votre sort, afin que la nécessité de vous élever par vous-même excitât votre émulation: j'ai craint cependant qu'un état de dénuement absolu ne vous poussât au découragement, ou n'avilît votre caractère; et, forcée de choisir entre deux extrémités, j'ai cru pouvoir les concilier. Je veux bien que vous comptiez sur ma protection; je suis décidée à vous en donner des preuves qui vous permettent d'espérer plus pour l'avenir. La pension que Philippe vous a promise de ma part vous sera continuée; mais je veux en même temps que vous vous regardiez comme le secrétaire de M. de Vignoral: je me charge de vos appointemens. Plus il sera content de vous, plus je les augmenterai; s'il vous abandonnoit, et que vous le méritassiez, ma protection vous seroit à l'instant retirée. Dépendant sans être à charge à personne, ayant des devoirs à remplir sans qu'on puisse vous commander comme à un salarié, c'est à vous de multiplier assez vos connaissances pour devenir l'ami de M. de Vignoral, à qui j'ai l'obligation du parti que j'ai pris à votre égard.—C'est lui, madame, qui vous a suggéré ce projet?—Oui, mon enfant; et vous conviendrez que cet état mitoyen qui vous sauve à la fois des dangers du trop et du trop peu de liberté, est une des conceptions les plus heureuses qu'il ait pu former pour vous.—Et pour avoir un secrétaire et un esclave de plus à bon marché», dis-je en moi-même. J'avois quelques regrets de l'avoir trompé sur mon enthousiasme pour son manuscrit, que je n'avois pas lu; mais quand je vis que nous jouions au plus fin, mes scrupules s'évanouirent.

On nous servit à déjeûner. Madame de Sponasi, telle que Philippe me l'avoit dépeinte, passa alternativement de ma figure à mes études, de mes études à mes habits, de mes habits à quelques traits philosophiques. Elle me congédia en m'embrassant, et en commençant une exhortation sérieuse, qu'elle finit par une épigramme. En sortant, je rencontrai Philippe, qui me promit une visite pour l'après-midi.

Je savois que M. de Vignoral accompagneroit aux François la jeune personne qu'il étoit à la veille d'épouser. J'attendois donc Philippe avec impatience, d'abord parce que j'étois excessivement curieux de savoir ce que ma protectrice pensoit de moi, ensuite parce que je voulois moi-même aller à la Comédie françoise avec un de mes amis, auquel j'avois donné rendez-vous chez moi.

Un de vos amis! s'écriera le lecteur; et combien avez-vous déjà d'amis? où les avez-vous connus?—De quel pays êtes-vous donc, cher lecteur? Ignorez-vous qu'à Paris on a beaucoup d'amis que l'on ne connoît pas? Si vous en doutez, écoutez tous nos jeunes gens: vous les entendrez parler sans cesse de leurs amis qu'ils connoissent; ce qui prouve qu'ils en ont qu'ils ne connoissent pas. Vous les verrez saluer, accueillir, embrasser un cavalier, en lui disant: Bon jour, mon ami. Demandez-leur le nom de cet ami; ce sera un coup du sort s'ils se le rappellent. Pour moi, je n'étois pas dans cette situation; je connoissois beaucoup celui de mes amis que j'attendois: je l'avois vu pour la première fois la veille au manége; je me rappelois fort bien qu'il s'appeloit Florvel, Dutilly ou Saint-Aure; j'avois déjeûné avec ces trois messieurs, et il portoit l'un de ces noms. Je tremblois qu'il ne vînt avant la visite qui m'étoit promise; je n'aurois pu le renvoyer sous aucun prétexte, et j'aurois encore moins voulu sortir avant d'avoir vu Philippe. Je vis arriver un domestique chargé d'une vingtaine de volumes magnifiquement reliés, qu'il me remit de la part de madame la baronne. Je le récompensai généreusement de sa peine. Comme il sortoit, Philippe entra.

«Vous voyez, me dit-il en me montrant les livres déposés sur ma table, que votre esprit a réussi. Madame de Sponasi ne fait de semblables cadeaux qu'à ceux qu'elle estime beaucoup; c'est la collection des ouvrages qu'elle a permis de lui dédier: ils portent tous et son nom et ses armes. Elle est dans l'usage de prendre un nombre déterminé d'exemplaires pour payer les frais de chaque dédicace. Elle aime à les répandre, et regarde sa liste de distribution comme le catalogue de ses amis intimes ou de ses protégés favoris. Vous devez vous trouver fort heureux.»

«Vous croyez donc, Philippe, que j'ai eu le bonheur de lui plaire?—Beaucoup.—Cependant elle a paru triste en me voyant; je crois même qu'elle a versé des larmes.—J'aurois été fâché qu'elle eût assez d'empire sur elle-même pour affecter de l'indifférence. Quel souvenir vous lui avez rappelé!—Philippe, madame de Sponasi a-t-elle des enfans?—Non.—En a-t-elle eu?—Oui, un fils.—Existe-t-il encore?—Non.—À quel âge est-il mort?—À dix ans.—Je m'y perds, m'écriai-je.»

«Pourquoi donc, me dit il, vous obstiner à percer un mystère dont la connoissance, je vous le répète, ne serviroit qu'à vous rendre malheureux? Laissez le passé, qui ne peut vous servir à rien; jouissez du présent, et ménagez l'avenir, dans lequel reposent toutes vos espérances. Ah çà, le cadeau de votre protectrice vous apprend qu'elle est satisfaite de votre esprit. N'êtes-vous pas curieux de savoir ce qu'elle pense de votre physique?—Elle s'est expliquée assez clairement pour ne me laisser aucun doute à cet égard; je crains pourtant, Philippe, que l'élégance que vous m'avez conseillée ne lui ait plus déplu qu'elle ne l'a fait entendre.—Je suis bien aise de vous voir aussi habile à lire dans son cœur. Quand je suis rentré dans son appartement....—Eh bien!—Je n'ose achever; j'ai peur de vous affliger.—Parlez, mon ami, parlez.—Philippe, m'a-t-elle dit, c'est cinquante louis que vous avez portés de ma part à Frédéric?—Oui, madame.—Ne m'avez-vous pas fait entendre qu'il desiroit prendre plusieurs maîtres?—Je pense, madame, que c'est déjà une affaire terminée.—Mais avec la dépense qu'il a été obligé de faire, il aura de la peine à se procurer des choses utiles à un homme de son âge.—Sans doute, madame.—Je voudrois pourtant qu'il s'accoutumât à l'économie.—Madame, je le crois naturellement généreux.—Ce n'est point un défaut. A-t-il une montre?—Non, madame.—Philippe, vous prendrez celle à répétition, garnie de perles, et vous la lui donnerez.—Avec la chaîne, madame?—Non; elle est trop antique pour un jeune homme comme lui. Je vous charge, Philippe, de lui en acheter une qui lui plaise.—Voyez, monsieur, ajouta-t-il en me présentant le bijou le plus galant qu'il soit possible de choisir, voyez si j'ai bien réussi.»

J'embrassai mon bon Philippe de toutes mes forces; il me dédommageoit si agréablement du moment d'inquiétude qu'il m'avoit donné, qu'en vérité il auroit fallu être de bien mauvaise humeur pour lui en vouloir.

«Il n'est pas un seul de vos conseils qui ne m'ait été utile, lui dis-je; et hier encore, grâce à vous, j'ai acquis beaucoup auprès de M. de Vignoral.—C'est fort bien, mon cher Frédéric; mais maintenant je vous exhorte à vous occuper sérieusement de l'ouvrage qu'il vous a donné. Il étoit ridicule à lui de vous accabler à votre arrivée; il seroit dangereux pour vous de vous faire une habitude de la dissipation. Je n'ai pas besoin de vous recommander de lire les volumes dédiés à votre protectrice; il faut vous attendre aux questions qu'elle vous fera à cet égard.—Oui, Philippe.—Que faites-vous ce soir?—J'attends un jeune homme avec lequel je dois aller aux François.—Beaucoup de discrétion avec vos amis.—Avec tous, Philippe?—Oui, monsieur, avec tous.—Et avec vous aussi», lui dis-je en riant et en lui tendant la main. Il la serra contre sa poitrine, et m'apprit qu'il iroit aussi aux François.

«Nous irons ensemble, m'écriai-je.—Non, monsieur, cela ne se peut pas, sur-tout quand vous êtes en société. Madame de Sponasi y sera; c'est son jour de loge.—Et M. de Vignoral aussi, avec son épouse future. J'ai bien envie de la voir, et c'est en grande partie ce qui m'a décidé. Philippe, je fais une réflexion bien singulière: M. de Vignoral ne m'a pas encore apperçu dans une élégance si nouvelle pour moi, qu'elle a presque l'air d'un déguisement; j'ai peur qu'elle ne lui déplaise.—J'y pensois, me répondit-il, et je ne vois qu'un moyen de vous éviter jusqu'à ses réflexions. Il verra madame de Sponasi, et je suis persuadé qu'il ira lui rendre visite dans sa loge. Elle est aux premières, à droite: placez-vous de manière à ce qu'elle vous remarque; saluez-la respectueusement: n'avancez pas si elle ne vous encourage à venir; mais faites en sorte qu'elle vous apperçoive de nouveau quand M. de Vignoral sera auprès d'elle: je vous réponds du reste.

Frédéric

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