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II
DEUX COUPS DE FEU
ОглавлениеL’amiral de Reynière trouvait, comme tous ceux qui vont à un but où se jouera leur destinée, que la voiture qui le menait à la gare à travers champs ne marchait pas assez vite à son gré. Les arbres, découpant leurs feuillages immobiles sur le ciel plein d’étoiles, filaient des deux côtés de la route; les villages qu’on traversait, presque endormis déjà, disparaissaient avec leurs maisons basses aux fenêtres à peine éclairées. Le cocher fouettait ses chevaux qui galopaient sur les chemins, dans ces plaines où l’on n’entendait rien que le sifflet lointain des locomotives, du côté du chemin de fer. Et de temps en temps, d’un ton bref, l’amiral disait:
–Plus vite!
Il lui fallut, à Rambouillet, attendre un moment. Marchant fébrilement dans l’étroite salle de la gare, il regardait, sans les voir d’abord, puis en essayant de se contraindre à examiner leurs images, les affiches-annonces, aux couleurs multiples, qui s’étalaient sur les murailles. Mais sa pensée revenait bien vite, par un bond terrible, à cette odieuse lettre et il se disait, il se répétait que mettre en doute un moment la lâcheté mensongère du billet anonyme, poser une question semblable, c’était déjà insulter Blanche.
–Chère Blanche! songeait-il. Avec quelle joie tout à l’heure je la presserai sur ma poitrine!
Le train arrivant en gare, l’amiral monta dans un wagon où il était seul. Il ferma les yeux, comme si, ses paupières une fois baissées, il ne devait plus apercevoir certaines images cruelles, épouvantables, qui lui faisaient jaillir le sang au cerveau. Ses oreilles bourdonnaient, et une migraine atroce s’abattait sur son crâne et le pressait comme une main qui l’eût voulu broyer. Il abaissa la glace de la portière, mit son front à l’air frais de la nuit, et regarda les champs obscurs ou tout était repos, labeur assoupi, douceur, où tout semblait heureux, sous le beau ciel paisible.
Il se rappela le premier voyage fait ainsi, avec Blanche, par une nuit pareille, aussi tiède, aussi pure, et il se sentit, une fois encore, près de pleurer.
Puis il fouillait dans sa poche et prenait la lettre qu’avait apportée cet inconnu. Cette lettre, cette lettre maudite, il la relisait en s’approchant de la lampe qui éclairait le wagon par en haut; il la tournait et la retournait entre ses doigts, comme si, en la pressant et la triturant, il eût dû en extraire la vérité. D’où venait-elle? qui l’avait écrite? quel homme? quelle femme? quel menteur? quel calomniateur? quel lâche?
–Oui, se disait-il, il est cent fois lâche celui qui, sans signer, sans oser mettre son nom au bas de sa dénonciation, envoie un de ces billets meurtriers à un mari, à un être confiant et heureux, ou qui glisse un papier empoisonné dans une des mille boîtes aux lettres qui portent, à travers la ville, la consolation ou la douleur; il est pétri de boue celui qui fait cela! Il est atrocement vil quand il ment! il est encore infâme et scélérat quand il dit vrai!
Mais, celui-là, l’être qui avait écrit ce billet, disait-il vrai? Ah! quelle torture! M. de Reynière, de minute en minute, se sentait devenir fou, matériellement fou. Son crâne brûlait. Chaque tour de roue décuplait sa souffrance et ses doutes. Aucune ivresse ne peut égaler l’espèce de délire dans lequel l’avait jeté ce lambeau de papier qui lui disait–qui lui répétait, car ses yeux ne se détachaient plus de lui: Maintenant Blanche te trompe!
Blanche! elle, la franchise et la bonté! elle, dont ses lèvres avaient encore, si peu de temps auparavant, baisé le front candide!
«Impossible! c’est impossible!» se répétait l’amiral pour la millième fois. Puis, ces interruptions sinistres: Et si cela était, cependant? Si c’était. Et, alors, des bouffées de sang, des bouffées rouges lui montaient aux yeux, aux tempes. Il s’entendait, dans le bruit même du train en marche, rire d’un rire mauvais, féroce. Il se faisait peur à lui-même.
A mesure que le train se rapprochait de Paris, la fièvre de M. de Reynière augmentait. Il sentait comme un courant embrasé passer dans ses veines, et, effrayé de cet état fébrile, il essayait maintenant de réagir, de dompter son émotion, de reprendre pleine possession de son calme habituel.
Il descendit rapidement vers la station de fiacres du boulevard Montparnasse, se jeta dans une voiture découverte et donna pour adresse au cocher la rue Jean-Goujon.
, La maison que l’amiral habitait près des Champs-Elysées, donnait à la fois, par sa grande entrée, sur l’avenue Montaigne et, par la porte du jardin, sur la rue Jean-Goujon, dans ce quartier tranquille, où l’on se croirait, en même temps, dans quelque square de St-John’s-Wood, à Londres, ou dans une ville de résidence, en province.
A l’heure où M. de Reynière arrivait rue Jean-Goujon, la rue était absolument déserte. Les établissements de loueurs de voitures, de marchands de chevaux ou de fabricants de sellerie qui alternent là avec les hôtels particuliers, très-élégants, et les petits restaurants où vont les jockeys et les maquignons du voisinage, étaient fermés et endormis. L’amiral renvoya sa voiture place François Ier, avant qu’elle entrât dans la rue Jean-Goujon, et il se dirigea lentement, comme s’il eût hésité, vers la petite porte qu’il allait franchir.
Le temps avait changé depuis son départ de la campagne. A travers des nuages brouillés et courants, qui sentaient la pluie, une lune à demi voilée laissait filtrer sa clarté sur les toits des maisons, soudain nacrés et lumineux. M. de Reynière regarda un moment la muraille par-dessus laquelle apparaissaient de grands arbres cachant le logis à demi. Il ne pouvait apercevoir sa demeure; mais, entre deux masses som bres, le toit d’ardoises semblait scintiller aux rayons de lune.
Avant dentrer, l’amiral demeura un certain temps immobile devant la petite porte, puis il enfonça la clef dans la serrure et entra. Ses pas criaient sur le sable du jardin. Il referma la porte, suivit les allées qui, contournant les massifs de fleurs, menaient au logis, et se trouva bientôt devant ce bâtiment sans lumière, sans bruit, silencieux comme un tombeau.
La vieille maison–c’était un hôtel du XVIIIe siècle que M. de Reynière avait acquis au moment de son mariage–n’avait pas l’air de donner asile à une trahison.
M. de Reynière avait fait construire, peu de temps auparavant, une sorte de balcon terminé par un escalier extérieur qui donnait de son cabinet de travail dans le jardin.
Il ne voulait pas traverser tous les appartements, lorsque, fatigué de lire ou d’étudier, las d’un rapport commencé, il tenait à respirer un peu sous les arbres. De la porte de cette pièce qui s’ouvrait sur le jardin, lui seul avai t la clef.
L’amiral franchit l’escalier de fonte, et pénétra dans son cabinet. Il s’approcha, comme à tâtons, de la cheminée, cherchant le porte-allumettes, et, instinctivement, il frémit en sentant sous sa main quelque chose de froid et de rond qu’il reconnut.
C’était la crosse d’un revolver qu’il avait là d’ordinaire tout chargé et à sa portée.
Le premier pas fait chez lui, le premier geste lui mettaient ainsi sous la main cette arme. L’amiral repoussa légèrement, avec un petit frisson, le revolver et alluma une des bougies d’un candélabre.
La lumière lui montra alors, dans la glace, son visage qui lui fit l’effet d’un spectre. Il était horriblement pâle et un double cercle bistré semblait creuser les orbites de ses yeux. Comme il se regardait, il eut un second frémissement, plus terrible que le premier, car celui-là n’était pas seulement instinctif.
La chambre de la comtesse était située au-dessus de ce cabinet de travail, et il avait semblé à l’amiral qu’il venait d’entendre des pas, oui, des pas, là, sur sa tête.
Sous le tapis qu’il l’assourdissait, le parquet, à n’en pas douter, avait crié. Les petits pieds de Blanche pouvaient-ils avoir assez de force pour produire ce craquement? Tout le sang de l’amiral lui afflua au cœur. S’il y avait quelqu’un là-haut? Si dans cette chambre un étranger, un misérable.
–Si la lettre n’avait pas menti?
La main droite de M. de Reynière s’abattit, mue par l’instinct, sur le revolver qu’elle saisit, et, prenant le candélabre de sa main gauche, l’amiral monta sans plus réfléchir, sans plus hésiter, à la chambre de sa femme. En traversant le salon attenant à son cabinet, en s’engageant dans l’escalier qui conduisait aux appartements de la comtesse, M. de Reynière se faisait à lui-même l’effet d’un somnambule errant à travers le logis. Il se sentait bien éveillé, mais il lui semblait que ses pensées, ses actions, ses mouvements tenaient de l’hallucination et du rêve.
Le réveil heureusement était au bout de tout cela. Est-ce qu’il y avait autre chose de possible qu’une joie et que des baisers après une telle souffrance?
Ce bruit de pas entendu tout à l’heure ne signifiait rien. Qu’était cela? M. de Reynière s’était trompé. Un craquement de meubles dans la nuit, un bruit quelconque. Rien. Assurément rien.
Mme de Reynière était endormie et elle allait tout à l’heure, à demi éveillée, passer autour du cou de son mari ses bras blancs d’une douceur caressante en lui disant: C’est toi?
Au moment où il arrivait près de la porte de la chambre où Blanche reposait sans nul doute, l’amiral entendit que quelqu’un se précipitait vers cette porte et en poussait rapidement le verrou.
Cette fois, l’amiral eut peur.
Qui donc était là? Pourquoi Blanche était-elle effrayée?
Il appela par trois fois:
–Blanche! Blanche! Blanche!
On ne répondait pas. Le comte approchait son oreille de la porte. 11y avait, dans cette chambre, un silence épouvanté.
–Blanche! Blanche!
M. de Reynière jeta à terre brusquement le candélabre qu’il tenait et qui alla rouler, les bougies éteintes et cassées, sur le tapis, et, frappant alors de son poing fermé sur cette porte close:
–Blanche, dit-il d’une voix étranglée d’émotion, ouvrez! Ne craignez rien. C’est moi, Blanche!
Il voulait croire encore que c’était par terreur de quelque inconnu, de quelque malfaiteur, que Mme de Reynière n’ouvrait pas.
Mais à sa voix, mais à son appel désespéré, rien ne répondait, et la maison restait muette. Aux cris du maître, aucun serviteur n’accourait.
–Il n’y a donc personne? dit M. de Reynière. Vous avez donc renvoyé tout le monde?
Cet affreux silence lui révélait l’infamie entière. Non, ah! non, cette épouvantable lettre n’avait pas menti! Il y avait un amant dans la chambre de la com tesse! Un homme était là, derrière cette porte, un larron de bonheur, un voleur et un lâche.
–Ouvrez! Mais ouvrez donc! répétait maintenant l’amiral avec rage, et cet homme pâle, éperdu, affolé, s’ensanglantait la chair à frapper sur la porte qui parfois semblait céder.
Tout à coup, derrière cette porte, M. de Reynière entendit des voix, quelque chose comme des supplications, des cris, des larmes.
On sanglotait là; on se traînait à terre. C’était Blanche. L’amiral, fou de colère, entendit la malheureuse qui disait:
–Non!… Moi!… moi!… qu’il me tue!… mais pas cette fenêtre!… Pas cela! pas cela!
Et c’était comme une lutte entre deux êtres, quelque duel plein d’épouvante, l’homme voulant sans doute se précipiter dans le jardin, au risq ue de se briser le crâne; la femme s’attachant à ses mains, à ses vêtements, et –M. de Reynière entendait que le bruit se rapprochait–avec la force nerveuse des faibles, le traînant vers la porte, qui tout à coup s’ouvrit devant l’amiral égaré.
Alors il y eut un silence effrayant, terrible et court, à peine saisissable, et qui pourtant parut effroyablement long à ces trois êtres mis ainsi face à face, et poussés par l’invisible mort.
Une lumière vague, celle d’une lampe opalisée, éclairait la chambre en désordre où, debout, se dressant devant lui comme si elle eût bravé son mari ou comme si elle eût attendu sa justice, Blanche de Reynière se tenait immobile, ses longs cheveux noirs dénoués tombant sur un peignoir blanc. M. de Reynière ne vit de cette femme adorée qu’une forme blanche, pareille à un fantôme, avec deux grands yeux noirs égarés, brillant dans un visage pâle. Mais il aperçut, derrière ce fantôme, un homme jeune, brun et livide.
Cet homme fit un geste pour écarter Mme de Reynière et se trouver le premier en face de l’amiral.
L’affreuse vision, confuse, à la fois indistincte, vue comme à travers un brouillard rouge, et pourtant atrocement réelle, arracha à M. de Reynière un cri de douleur sinistre, plein de colère.
–Misérables! cria l’amiral. Ah! les misérables! répéta-t-il avec une sorte d’égarement farouche.
Et, comme éperdu, tirant sur cet homme et sur cette femme, deux fois, affolé, il pressa la gâchette de son revolver, deux fois la lumière de son arme raya la demi-obscurité de cette chambre et, dans une vision plus affreuse encore, l’amiral vit cet homme s’affaisser en reculant de quelques pas, tandis que la comtesse, demeurant un moment debout, immobile et roidie soudain, tombait sur le tapis, la face en avant, sa chevelure flottant autour d’elle comme une auréole noire.
M. de Reynière ne demeura même pas une seconde écrasé devant un tel spectacle. Un cri, déchirant comme un sanglot, s’échappa de sa gorge, et, jetant au loin le revolver, il se précipita vers cette femme et la releva en lui donnant son nom, en l’appelant, en répétant: «Blanche! Blanche!»
La vue de ce corps, tombant là à ses pieds, venait de briser, d’un seul coup, toute sa rage.
Il ne songeait plus à celui qui était là, sanglant; il ne pensait qu’à elle. Il la releva, écarta les cheveux souillés de sang, et regarda ce visage dont les yeux fixes plongeaient dans ses yeux. Des marbrures rouges maculaient les joues de la comtesse, et le peignoir d’algérienne blanche laissait apercevoir au côté gauche de la poitrine une large tache de sang.
–Blanche! Blanche! répétait l’amiral devant ce corps étendu comme tout à l’heure devant la porte fermée. Elle est donc morte!… Blanche! Blanche! Ah! dit-il en se frappant le front avec fureur, elle ne me répond pas, elle ne m’entend plus, je l’ai tuée!
Puis, tout à coup, d’une voix tonnante:
–Au secours! A moi! s’écria-t-il. Au secours!
Il regardait, d’un air fou, autour de lui, comme si le secours attendu allait surgir, et il aperçut alors une forme humaine, chancelante, un homme, la figure en sang, se tenant aux meubles, qui marchait comme à tâtons vers la porte, voulant appeler, lui aussi, et ne poussant que d’affreux râles.
L’amiral vit passer ce mourant et le regarda, stupide, sans faire un mouvement pour le poursuivre, disparaître en soulevant la portière de satin gris-perle qui, rencontrant le front du blessé, se teignit aussitôt de rouge.
Que faisait ce spectre à M. de Reynière? Blanche mourait. Blanche était morte. Il se penchait vers elle, il la soulevait comme il eût fait d’un enfant, il appuyait sur ses genoux la tête livide de la jeune femme, il cherchait un rayon de vie au fond de ces grands yeux noirs aux prunelles élargies et hagardes. Est-ce que ces yeux ne voyaient plus? Est-ce que ces lèvres étaient muettes, pour toujours muettes?
–Blanche! Blanche! réponds-moi, Blanche! Parle-moi! Regarde-moi! Pardonne-moi!
Les deux coups de feu avaient attiré la seule créature qui, avec le portier endormi dans sa loge, fût à l’hôtel, la femme de chambre Antoinette, confidente de Mme de Reynière. Cette fille veillait dans sa chambre, attendant les ordres, le cocher et les valets ayant été autorisés par la comtesse à se rendre à une réception de domestiques, les gens de quelque voisin titré ayant leur jour.
Mme de Reynière avait voulu sans nul doute être seule. Celui qui devait venir pouvait ainsi, introduit par la rue Jean-Goujon et guidé par Antoinette, éviter les regards du portier qui surveillait la grande entrée de l’hôtel, du côté de l’avenue Montaigne.
Antoinette poussa des cris terribles en apercevant un homme qui venait à elle, le visage dégouttant de sang et le front troué.
–Miséricorde! dit-elle. On assassine ici!
–Sauvez votre maîtresse! répondit le blessé.
Au moment où il arrivait devant la porte de l’avenue Montaigne, il se heurta de nouveau contre François, le portier, qui sortait à demi habillé, et qui, entrevoyant un homme dans l’obscurité, bondit sur lui et le prit au collet en criant:
–Au voleur!
Pour toute réponse, avec un effrayant courage, le blessé dit fermement ces mots:
–Ouvre-moi cette porte!
Quelque transformée par la douleur que fût la voix de cet homme, Francois la reconnut et il dit, en tremblant, sentant ses jambes se dérober sous lui:
–Vous, monsieur le marquis?… Ce n’est donc pas des voleurs?… Oh! le malheur est plus grand que je ne pensais. Madame la comtesse?
–Va. L’amiral l’a tuée peut-être!
François, égarré, ouvrit la porte, et, pendant que le jeune homme disparaissait, perdant son sang et prêt à tomber, il monta aussi vite que le lui permit le tremblement de ses jambes jusqu’à l’appartement de Mme de Reynière.
Il se passai t là quelque chose de navrant.
Le hasard avait été sans merci. La balle du revolver était allée droit au cœur de Mme de Reynière.
L’amiral sentait bien que ce corps inerte ne se ranimerait plus. Il sentait ces bras charmants tomber, alourdis, sur cette poitrine ensanglantée. Il lui semblait que ces yeux fixes, effrayants, qui le regardaient sans le voir–avec une expression bizarre où il y avait plus de résignation que d’effroi, plus de pitié que de colère, comme si la dernière pensée de Blanche eût été une pensée de pardon–il lui semblait que ces prunelles se couvraient déjà d’un voile et prenaient l’indécision sinistre des regards des cadavres. Il eût voulu réchauffer ces membres qui se glaçaient, lui semblait-il encore, entre ses mains. Il pressait contre sa poitrine ce frêle corps de femme comme on le fait d’un petit enfant endormi qu’on veut bercer. Il contemplait cette morte avec la stupeur morne, l’épouvante incrédule d’un homme foudroyé.
Il ne pleurait pas, il ne parlait pas, il ne pensait pas: il attendait. Quoi? Un réveil qui ne viendrait plus.
Peu à peu, lentement, cette atroce pensée de l’irrémédiable, de la séparation, de la mort, lui entra enfin dans l’âme. Sa poitrine se souleva sous le gonflement déchirant d’un sanglot. Il se jeta sur ces lèvres qu’il avait baisées, sur ces mains qu’il avait pressées, sur ces oreilles vers lesquelles il s’était penché pour murmurer, tout bas, des mots d’amour; il enfonça sa tête dans les flots de cheveux noirs répandus et, la bouche sur le cou blanc de cette femme adorée et expirée, il resta là, comme pâmé, comme si Blanche allait pousser un soupir de réveil après une telle étreinte.
Et, ce suprême baiser donné à cette morte, ce dernier embrassement, plein de murmures et de souvenirs, donné à ce cadavre, l’amiral se releva, effrayant, tourna autour de lui un regard farouche, comme s’il cherchait quelque chose, son revolver peut-être où il y avait encore assez de plomb pour mourir.
Doucement, François avait ramassé sur le tapis plein de sang le pistolet et l’avait glissé dans sa poche.
Les yeux de M. de Reynière rencontrèrent le visage de la femme de chambre et du portier:
–Vous? dit-il éperdu; qu’est-ce que vous voulez, vous? Qu’est-ce que vous faites ici? Allez-vous-en! allez-vous-en! Malheureuse, tu étais peut-être sa complice. ajouta-t-il en se relevant et marchant vers Antoinette, qui recula, terrifiée.
–Monsieur le comte.
–Ah! taisez-vous! Allez-vous-en! Laissez-moi! Mais laissez-moi donc! Demain vous parlerez; demain je vous arracherai la vérité. Allez chercher un médecin et le commissaire!