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III
ARTICLE324

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Table des matières

L’Affaire de Reynière, comme disaient les comptes rendus de journaux, avait fait grand bruit, et elle n’était pas complétement oubliée après deux ans, quoique, pour oublier, Paris ait besoin, non de mois, mais de jours, lorsque Mme Lehidec de Grandier, veuve du capitaine de vaisseau de Grandier, un des meilleurs amis du contre-amiral de Reynière, donna, vers la fin de mars, un bal qui, pour bien des raisons, fit grand bruit dans le monde officiel.

Mme Lehidec de Grandier était une veuve de vingt-huit ans, dont on avait pu dire, lorsque, quelques années auparavant, le bruit de la mort de M. de Grandier était parvenu à Paris, qu’elle serait plus inconsolable qu’Artémise. Elle avait fait parler de sa douleur comme d’autres font parler de leurs aventures. Elle avait mis une coq uetterie profonde à vouer au fer des ciseaux ses magnifiques cheveux d’un blond roux. On avait un moment affirmé que cette Mme de Grandier, si jolie, si séduisante, excessivement riche, était décidée à terminer ses jours dans un couvent. Les larmes coulant des plus beaux yeux bleus du monde avaient ému les plus indifférents. Ceux qui affirmaient, en parlant d’elle, qu’elle se consolerait un jour, et qu’elle finirait même par se remarier, étaient généralement traités de monstres et de «sans cœur» par les femmes, très-enchantées de voir l’une d’entre elles se sacrifier à un profond renoncement du monde pour l’honneur du sexe tout entier.

La mort de ce pauvre capitaine de Grandier était bien faite d’ailleurs pour navrer à jamais une jeune femme sensible et qui avait adoré son mari. Le commandant du Saint-Clément, après avoir quitté le dernier son navire en perdition, s’était jeté dans une barque avec deux matelots, et, tandis que l’équipage était recueilli le lendemain par un navire anglais, ces trois hommes se trouvaient poussés, emportés, on ne savait où, et disparaissaient sans qu’on pût même assurer qu’ils étaient morts. Mme de Grandier avait ainsi pleuré son mari, de confiance, comme disaient les méchantes langues, et porté son deuil sans savoir officiellement qu’il était décédé. Au bout d’un an de cette terrible incertitude, qui redoublait la douleur de la jeune femme et la rendait particulièrement intéressante, le ministère de la marine acquit la certitude que le capitaine Lehidec de Grandier était probablement mort de faim sur un bout de rocher, en pleine mer, et que son cadavre et ceux de ses compagnons avaient été dévorés par des crabes. Cette horrible mort rendit la douleur de sa veuve absolument exaltée et cruelle. Ce fut alors que Mme de Grandier parla de réclusion, de couvent, de prières éternelles. Le cilice même, le cilice, n’eût pas été trop fort.

Cette exaltation atteignit son complet développement vers la fin de l’année1875, après quoi elle se calma, les crises aiguës ne pouvant pas durer, et, peu à peu, Mme de Grandier en arriva à un tel état d’esprit, qu’elle rouvrit décidément ses salons au mois de mars 1876, en faisant bien remarquer d’ailleurs que le capitaine lui-même, qui l’avait tant aimée, lui eût donné positivement le conseil d’agir ainsi. Mmede Grandiertenait, au surplus, à imposer à son salon une couleur et une tenue qui eussent fait plaisir au commandant du Saint-Clément. Ce serait un salon politique. On y traiterait les questions les plus sérieuses. Point de badinage. On y tiendrait des discours demi-deuil. Au centre du salon, le portrait en pied du commandant présiderait à ces discussions, et des bougies allumées, un lustre flambant, des fleurs dans les vases, seraient, en somme, autant d’hommages rendus à la mémoire du défunt.

Henriette de Grandier se rappelait avec attendrissement combien «ce pauvre Raoul» aimait les cheveux qu’elle portait ondulés sur le front, et avec quelle profondeur d’affection il se mirait dans les yeux bleus qu’elle levait sur lui. Aussi bien, elle reprenait un soin infini de cette chevelure d’or roux; elle voulait, par amour pour Raoul, qu’il n’y eût pas le moindre cercle bleuâtre sous les paupières entourant ces prunelles qu’il adorait. Raoul la grondait si fort lorsque, pour avoir un peu veillé, en lisant ou en passant trop de temps à sa toilette, elle avait les yeux un peu battus!

–Je me soigne pour lui, disait-elle en soupirant. Il me semble que c’est ce malheureux Raoul qui m’ordonne de renaître!

Raoul avait sans doute ordonné aussi l’arrangement vraiment exquis du petit hôtel que Mme de Grandier habitait près du parc Monceaux, ses fenêtres donnant sur les massifs d’arbres et sur les pelouses de ce délicieux coin de Paris. L’hôtel, morne et désert depuis plus de trois ans, semblait tout à coup rajeuni. Les housses attristantes des fauteuils s’étaient envolées, laissant apercevoir les bergers et les bergères d’Aubusson, des idylles sur fond blanc. La gaze, qui mettait comme un brouillard sur les lustres et les candélabres, venait de disparaître comme une brume au soleil. Tout étincelait, les cristaux, les miroirs, les cuivres élégants des meubles Louis XVI. Au milieu du salon, se mirant complaisamment dans une immense glace placée en face de lui, le capitaine Lehidec de Grandier, en grand uniforme, se dressai t dans un large cadre, et, la tète haute, le torse hardiment découplé, semblait vraiment appeler et héler tous ses hôtes avec le porte-voix qu’il posait sur ses lèvres.

Henriette avait voulu que le portrait de Raoul reçût une moisson de fleurs nouvelles. On avait arrangé une vaste jardinière de laque au-dessous du cadre que les fleurs cachaient, et, les jambes du capitaine plongeant dans ces tiges, le brave marin semblait, non point sortir de l’onde, mais émerger d’un énorme buisson de fleurs.

Mme de Grandier trouvait «convenable» et «touchant» que le commandant fût ainsi le héros de la fête. Elle avait même senti monter à ses yeux une larme–la dernière–en apercevant M. de Grandier épanoui au milieu de ces roses. Albéric Réville, le cousin d’Henriette, allait bientôt, avec sa manie de faire des mots, dire en respirant ces fleurs: «Voilà du moins un mari bien embaumé!»

Il n’était pas très-tard encore, et Mme de Grandier achevait sa toilette, tandis qu’on finissait d’illuminer le salon. Avec son habitude de traiter douze ou quinze affaires à la fois, Henriette, petite tête turbulente comme un volcan, recevait justement, tout en livrant ses cheveux roux au coiffeur, un architecte, récemment revenu de Rome, et qu’elle avait prié et supplié d’accourir sur-le-cham p. Demain eût été trop tard.

L’architecte s’était rendu à cet ordre capricieux d’une jolie femme, et Mme de Grandier se confondait en excuses de recevoir un artiste tel que M. Wadmann dans son boudoir, et pendant qu’on la coiffait.

M. Wadmann, au contraire, remerciait Mme de Grandier d’une telle faveur et, tournant agréablement un madrigal inévitable, il ajoutait qu’il n’avait jamais, en admirant la chevelure que déroulaient les doigts du coiffeur, autant regretté de ne pas être peintre.

Mme de Grandier sourit, songea que le capitaine eût été bien heureux d’entendre ce compliment, et le coiffeur, se voyant devant un artiste, voulut montrer qu’il était digne de parler à un confrère:

–Madame possède en effet, dit-il, les cheveux les plus enviés: c’est le cheveu flavescent, le roux titia-nesque. Une Vénitienne d’autrefois en eût été jalouse. Monsieur doit savoir que Cesare Vecello n’admet qu’une nuance pareille en ses costumes.

L’architecte s’inclina, dissimulant une expression d’étonnement un peu railleur, et Mme Grandier lui dit:

–Voilà ce que je veux, monsieur Wadmann: un vrai mausolée. J’ai tardé jusqu’ici à faire exécuter cela parce qu’il me semblait que c’était sceller pour jamais le pauvre commandant en une prison de pierre. Mais aujourd’hui que, grâce au ministère, on a rapporté son squelette avec quelques débris de son uniforme.–un morceau de son portefeuille et mon portrait-carte,–et puisque je reprends,–presque pour lui obéir!–une existence qui ressemble à l’ombre de ma vie d’autrefois, je tiens à ce que M. de Grandier ait un monument, un monument superbe, un mausolée admirable, quelque chose enfin de vraiment digne de lui.

Elise, dit Mme de Grandier, en s’adressant à sa femme de chambre, vous ôterez ces rubans de ma robe. Après tout, je ne dois pas être à faire peur. Le commandant ne leût certainement pas souffert!

Et revenant à l’architecte qui attendait et écoutait, très-curieux de ces petits traits d’humeur féminine:

–J’ai rêvé, moi, un monument tout particulier; mais vous entendez bien, monsieur Wadmann, que je ne vous dicte rien, mais rien du tout. On n’arrive pas de la villa Médicis pour recevoir les conseils d’une veuve qui ne puise son inspiration que dans un cher souvenir. J’avais rêvé–écoutez-moi bien–une sorte de bateau en pierre, une frégate, et lui, au milieu, appuyé à son mât, et à ses côtés deux figures: le Courage et l’Abnégation. Ce serait peut-être un peu compliqué?

–Peut-être, madame.

–Vous pensez même, j’en suis persuadée, que ce serait prétentieux. C’est possible. Et puis, vrai, je serais jalouse de cette figure de l’Abnégation. Une figure de femme à côté de Raoul! Il est vrai que je pourrais parfaitement poser pour le sculpteur chargé de cette figure-là! A qui me conseilleriez-vous de la commander? Au fait, je vous laisse libre.–Une simple fleur là, n’est-ce pas, monsieur Jules? Une rose blanche? une rose-thé?…

–Oui, madame, une seule fleur. La simplicité est toujours le grand secret de tous les arts, répondit doctoralement le coiffeur.

–Bref, monsieurWadmann, j’abandonne mon projet personnel. Vous me trouverez une idée de monument très-poétique, je n’en doute point. Et ne songez pas au prix, n’y songez pas! Faites avant tout un chef-d’œuvre, quelque chose de tendre plutôt que d’héroïque. Songez bien que ce n’est pas le commandant que je regrette, c’est le mari. Et cela en forme de caveau. Je passerai, enfermée là, plus d’une après-midi. Pauvre Raoul!

L’architecte promit de rapporter avant peu un croquis, un projet, au besoin la maquette même du monument. Il se leva pour prendre congé.

–Au fait, monsieur Wadmann, s’écria Mme de Grandier, je vous prie de m’excuser, je ne vous ai pas invité: voulez-vous bien être des nôtres? C’est un peu tard que je vous demande cela. Mais il faut me pardonner, je suis si troublée. Il me semble que je m’habille pour ma première entrevue avec M. de Grandier.

Le jeune homme n’eut garde de souligner l’étourderie de la veuve; il prétexta un empêchement quelconque, et se retira au moment où M. Jules achevait la coiffure et où quelques coups discrets étaient frappés à la porte du boudoir.

–Qui est là? demanda Mme de Grandier.

–Moi, ma cousine, moi!

–C’est M. Réville, dit la femme de chambre.

–Ce fou d’Albéric!… On n’entre pas, fit Henriette.

Une tête souriante et assez jeune, posée sur une cravate blanche, avec de petites moustaches imperceptibles et une calvitie naissante, apparut entre les deux battants de la porte que M. Wadmann et le coiffeur venaient de franchir.

–C’est que j’ai quelque chose à vous demander, ma cousine, et à vous apprendre!

–Vous?

–Moi!

–Voyons, entrez. Et ne regardez pas, surtout. Je suis à peine vêtue.

Mme de Grandier était debout devant une glace Psyché à pieds de sphinx et, la tête inclinée par-dessus son épaule, elle regardait l’effet de la tunique de point d’Alençon qui recouvrait sa robe de faille mauve.

La femme de chambre achevait seulement d’attacher quelques touffes de fleurs semées sur la jupe et qui relevaient, çà et là, les dentelles.

–Comment! dit Albéric, mais vous êtes adorable! Mais il n’y a pas un point à reprendre à votre toilette. C’est une merveille, cette robe! Et quant à celle qui la porte.

Le jeune homme avait approché de ses lèvres le bout des doigts de sa main droite et les renvoyait en avant avec un geste arrondi.

Mme de Grandier parut flattée. Elle savait que son cousin Réville passait, auprès des dames, grandes ou petites, pour un bon conseiller en matière de costumes, de meubles et de bibelots; il était de ceux qui suivent la mode correctement et qui parfois la décrètent ou la précèdent.

–Alors, dit-elle, Worth s’est surpassé?…

–Absolument.

–Maintenant, mon cher couturier, asseyez-vous là, sur ce pouf, et, pendant qu’Élise va me repincer, là, légèrement ce corsage, dites-moi ce qui vous amène.

–C’est moi qui vous amène quelqu’un, ma cousine.

–Un valseur aussi intrépide que vous? Merci. On n’a jamais trop de bons valseurs. Ah! comme Raoul valsait, lui, vous vous en souvenez?

–Parfaitement. Je doute que la personne que je vous demande la permission d’amener valse aussi bien, et je ne sais même pas si elle valsera.

–Elle! C’est donc une femme?

–Hélas! ma cousine, en dehors de nos amies communes, je ne connais malheureusement pas de femmes que je puisse vous présenter. Non; je vous parle d’un compagnon à moi–et quand je dis compagnon!– d’un héros de roman. Vous les adorez, les romans?… Eh bien! je vous montrerai tout à l’heure, si vous le permettez, quelqu’un qui pourrait figurer dans un chapitre de Balzac!

–Vraiment? Eh bien, mon cousin, cela tombe d’autant mieux que j’ai, moi aussi, un héros, une bête curieuse à offrir à mes invités!

––Mais celui-là ne garde pas au front la trace d’une balle qu’il a reçue pour une femme! Oui, celui dont je vous parle a failli mourir pour une de vos pareilles, madame, dit Albéric Réville en grossissant sa voix et en riant.

–Il n’a fait que cela? dit Mme de Grandier en donnant un suprême regard à sa toilette, décidément parfaite. Le mien a fait mieux ou pis.

–Et quoi donc?

–Il a tué sa femme!

–Ah! bah! fit le jeune homme qui se leva, quittant brusquement le pouf sur lequel il était assis, son chapeau-claque entre ses mains et ses genoux.

–Qu’avez-vous donc, Albéric? dit Mme de Grandier. Vous avez l’air contrarié!

–J’ai. j’ai, ma cousine. je n’ai rien. Mais dites-moi, comment s’appelle votre... bête curieuse?

–Othello.

–Ne riez pas, ma demande est très-sérieuse.

–Je vous dis: Othello. Ça ne vous suffit point?

–Ce n’est pas un nom, Othello!

–Eh bien! pensez que c’est le pseudonyme du contre-amiral comte Jean de Reynière!

–Patatras! s’écria le jeune homme en frappant légèrement du pied. Ah! voilà, par exemple, voilà ce qui s’appelle un impair...

–Un impair? répéta Mme de Grandier, assez surprise.

–Une sottise, si vous voulez. Mais du diable si je pouvais me douter que vous aviez invité, ce soir, l’amiral de Reynière.

–Comment donc! Ce sera la grande attraction de la soirée, c’est le docteur Vernier qui l’a décidé à venir.

–Eh bien! ma cousine, le héros de roman que j’ai décidé, moi, à m’accompagner chez vous et que je venais vous demander la permission de vous présenter, c’est le marquis Robert de Salviac!

–Perdez-vous la tête, Albéric? s’écria Henriette en regardant son cousin d’un air effrayé. Le marquis de Salviac, ici? Face à face avec.

–Avec l’homme qui lui a brisé le crâne et dont il a aimé la femme. Ce serait épouvantable. Ah! j’ai eu là une idée lumineuse!… Mais rassurez-vous, ma cousine… je cours… Robert est encore chez lui très-certainement. Il devait m’attendre. Je lui arrache ses gants et sa cravate blanche, je lui dis que votre bal est contremandé, que vous avez la migraine, que vous êtes morte, que mon cousin est ressuscité, tout ce que je trouverai, mais je l’empêcherai bien de venir ici! Et moi qui ai dépensé tous mes talents d’avocat pour le décider à m’accompagner! Le marquis et l’amiral! Autant vaut inviter la foudre!

–Voilà un grand toqué qui n’en fait jamais d’autres, se disait Henriette, tandis qu’après lui avoir baisé la main, Albéric se précipitait vers l’antichambre à travers les salons déjà illuminés.

La jeune veuve voulut ensuite jeter un coup d’œil sur ses appartements joyeusement transformés. C’était l’aurore après la nuit, une silencieuse nuit de trois ans. Les miroirs renvoyaient complaisamment à Henriette l’image d’une jolie femme au teint de lait, les yeux doux et le sourire étrange, qui promenait sa taille souple et sa toilette à la fois sévère et provocante, dans des salons changés en parterres. La jeune femme trouvait alors que les lumières avaient du bon. Elle s’arrêta, attendrie, devant le portrait du commandant du Saint-Clément, armé pour l’éternité de son énorme porte-voix. Elle considéra avec une émotion bien réelle ce cher et excellent Raoul) qui l’avait tant aimée, et il lui sembla qu’il était là, toujours présent, et que cette fête était solennellement donnée pour son retour.

Elle sourit au souvenir de cette plaisanterie assez déplacée d’Albéric Réville: «Je lui dirai que mon cousin Raoul est ressuscité,» et elle se demanda si les morts ne sont pas heureux, là où ils sont, quand ils se sentent si fidèlement aimés.

La résurrection de Raoul n’eût certainement rien ajouté au rayonnement de ce bal.

–Je trouve même, pensa Mme de Grandier, qu’Albéric a commis là une de ces facéties dont il est coutumier et qui sentent le boulevard et les petits théâtres.–Après tout, il n’était que le cousin de Raoul, ajouta Henriette, il n’est pas contraint de le pleurer comme moi!

Mme de Grandier, orpheline et millionnaire, était la fille de M. Réville, autrefois gérant de la Banque de France, et cet étourneau d’Albéric était le propre fils d’un grand-oncle, ancien pair et vieux parlementaire de1840à1848, et qui, mort depuis longtemps, avait servi de tuteur à Henriette.

Elle fut enchantée du coup d’œil donné à son hôtel. Décidément les invités pouvaient venir. On ne pouvait manquer de louer la réception qui les attendait.

La foule allait d’ailleurs être grande. Ce bal était, dans le monde, la grande conversation du moment. Ne voulait-on pas voir de près comment la veuve inconsolable se montrerait toute disposée à se consoler? Mme de Grandier avait lancé dans le monde officiel des invitations choisies, et il y avait comme une émulation entre les vieux amis de M. Réville qui avaient connu Henriette tout enfant et qui la reverraient avec plaisir, et les jeunes gens, chasseurs de dot, qui trouvaient à la fois l’occasion de coucher en joue une belle fortune et une jolie femme.

La belle Mme Gobert,–dont on louait d’ailleurs la beauté depuis M. Molé,–arriva la première à l’hôtel Grandier. C’était une femme brune, forte et ramassée, haute en couleurs, les cheveux aplatis en bandeaux sur un front ridé, et qui, pleine de majesté, ressemblait vaguement à un vieux portrait d’Ingres. Mme Gobert parlait beaucoup, savait tout, et le contait volontiers, en agrémentant la vérité de détails inédits.

La belle Mme Gobert sauta au cou d’Henriette, l’appelant ma chère enfant, et la félicita très-chaleureusement d’avoir repris le courant de la vie ordinaire.

–On vous raillera un peu, mais on vous enviera beaucoup. Il y a bien des femmes qui n’eussent pas été fâchées de vous voir entrer au couvent. Envie pure, ma chère. Jalousie féminine. Je me suis mariée trois fois–toujours dans la politique–et j’ai laissé dire les caquets. J’avais été préfète, toute jeune femme, avec M. Danglars; députée de Saône-et-Loire, à trente ans, avec M. Raymondi. Si M. Gobert n’était pas mort sitôt, j’eusse certainement été ministre. Pour une femme, le veuvage ne doit pas être un dénoûment, mais un chevron.

Henriette, un peu troublée, regarda du coin de l’œil le portrait du capitaine Lehidec de Grandier, comme pour tâcher de deviner ce qu’il pensait d’une semblable théorie, mais le commandant demeurait toujours impassible, appelant sur le pont, et sans entendre la belle Mme Gobert, les matelots du Saint-Clément.

Mme de Grandier détourna d’ailleurs bien vite la conversation en racontant à Mme Gobert le danger couru, grâce à l’étourderie du cousin Albéric. L’amiral de Reynière et le marquis de Salviac pouvant se trouver là, l’un devant l’autre, face à face! Quel drame!

–Comment! s’écria la belle Mme Gobert, nous aurons l’amiral ce soir! Voilà une surprise. Je l’ai beaucoup connu, moi qui vous parle! C’est un homme charmant.

–Qui n’en a pas moins tué une femme, dit Henriette.

–Oh! par amour, ma chère petite! L’excuse est valable, je pense. Il faut être d’un autre temps et d’une race supérieure pour tuer une femme par amour! Qu’est-ce que vous voulez? Je l’excuse. Je déteste les êtres froids et impassibles. Une belle fureur, un coup de pistolet, eh bien! mais, c’est encore un hommage!

–Un hommage dont on se passerait fort bien, répondit Mme de Grandier, qui tendait la main à un homme jeune encore, la joue, la lèvre et le menton rasés, l’air pincé et compassé d’un magistrat, un substitut d’ailleurs, M. Désorbiers.

–Nous parlions de l’affaire de Reynière, mon cher substitut, dit Mme Gobert, lorsque M. Désorbiers eut débité à Mme de Grandier les banalités d’usage. Vous devez connaître bien des détails là-dessus?

–Beaucoup. Et à propos de quoi cette conversation?

–A propos de l’amiral, qui sera ici ce soir.

–Je le croyais en Algérie.

–A son poste?

–Oh! fit M. Désorbiers, l’amiral n’occupe plus aucun poste. Après avoir été acquitté, il a donné sa démission.

–Je ne savais pas.

–Vouliez-vous donc qu’il remontât à son bord? Ah! c’est une perte pour notre marine. Je ne sais pas d’homme plus éminent.

–Le bruit n’avait-il point couru, demanda Mme de Grandier, que l’amiral avait tenté de se brûler la cervelle? Qu’y avait-il de vrai là dedans?

–Rien du tout, dit le substitut. Je puis vous certifier même que l’amiral a voulu vivre pour souffrir davantage. Car il souffre. Ce n’est plus le même homme qu’autrefois. Je le vois encore à l’audience, pâle, mais ferme, regardant droit devant lui comme un justicier. Lorsque le marquis de Salviac fut amené à déposer, l’amiral abaissa sur ce jeune homme des yeux pleins d’une pitié mâle qui parurent plus cruels que la balle même dont M. de Salviac portait encore la trace sanglante.

–Ce devait être très-dramatique. Comment n’étais-je pas là? fit la belle Mme Gobert. Quand donc a eu lieu ce procès?

–En octobre ou novembre74.

–J’étais en Italie; c’est dommage. Et le marquis de Salviac, quelle attitude gardait-il?

–Très-correcte, très-digne et très-triste.

–Celle de don Juan châtié.

–Ce n’était pas du tout don Juan, fit le substitut. Je vois que vous ignorez l’affaire. Et si je ne craignais d’être un peu long.

–Mes invités n’arrivent pas, et on trouve toujours vos récits trop courts, dit Mme de Grandier avec un charmant sourire.

–Eh bien! dit Désorbiers en remerciant d’un signe de tête, Mme de Reynière avait épousé l’amiral par un sentiment assez fréquent chez les femmes: le dépit. Jeune fille, elle avait incarné dans le jeune Robert de Salviac, fils d’un voisin de campagne de son père, tous ses rêves de pensionnaire. Elle avait tout fait pour amener de la part de M. de Salviac un aveu que les lèvres du jeune marquis ne pouvaient laisser tomber, sans doute parce que l’amour n’était pas dans son cœur. Coquetteries juvéniles, reproches malicieux, larmes furtives, M. de Salviac n’avait, parait-il, rien vu ou rien compris. Voilà donc une jeune fille tout à fait navrée, pis que cela, furieuse. M. de Clarens, son père, était intimement lié avec l’amiral de Reynière, et l’amiral s’était senti profondément épris de cette adorable enfant dont le petit cœur battait pour un autre. Amour contrarié de Mlle Blanche pour cet aveugle M. de Salviac. Amour silencieux de l’amiral pour la jolie Blanche de Clarens. M. de Reynière, après tout, n’avait que quarante ans. Ajoutez à cela que c’est un héros.

«Il pouvait n’avoir aucune fausse honte à se confier à son ami Clarens, et lorsque celui-ci parla discrètement à sa fille, il n’y avait rien d’étonnant à ce que Mlle Blanche mît un certain empressement, qu’on.prit pour de la passion, à accepter la main de l’amiral. Jusqu’au dernier moment, la pauvre femme s’était imaginé que Robert de Salviac, frappé en pleine poitrine par l’annonce de ce mariage, accourrait. et viendrait l’enlever au château de Clarens pour lui donner son nom, son amour, et en faire une marquise. Hélas! M. de Salviac restait muet. Il était écrit que Blanche de Clarens serait comtesse. C’est tout un roman que je vous raconte là. Or, le plus étrange, c’est que Robert de Salviac aimait Mlle de Clarens. Une dignité un peu farouche et la timidité d’un homme qu’on croit riche et qui ne l’est point l’avaient empêché de laisser soupçonner le sentiment qui l’agitait. M. de Salviac le père était totalement ruiné, et, très-orgueilleux, d’une fierté un peu hautaine, dissimulait, à force d’expédients et de privations secrètes, sous des dehors encore assez magnifiques en apparence, une situation difficile. Robert de Salviac, pour réparer bien des spéculations malheureuses de’son père, avait abandonné, malgré M. de Salviac, toute sa fortune maternelle. Il se trouvait à vingt-six ou vingt-sept ans sans argent, sans état, sachant de tout un peu et même beaucoup, car c’est un esprit d’élite, savant chimiste, artiste de race, mais, en somme, amateur en toutes ces choses. Amateur, le plus terrible des défauts, agréable pour un homme riche, mortel pour un homme ruiné! Bref, Robert de Salviac crut de son devoir d’étouffer en lui l’amour naissant qu’il éprouvait pour Mlle de Clarens, et lorsque Mlle de Clarens eut épousé M. de Reynière et que M. de Salviac le père fut mort, le marquis abandonna son château au délabrement et vint à Paris chercher fortune. Je ne vous ennuie pas, mesdames?

–Comment donc! fit Mme de Grandier, au contraire.

–Le plus triste pour ce malheureux marquis, reprit le substitut, c’est que, deux ans après, il était devenu ou redevenu fort riche et qu’il eût très-bien pu alors épouser Mlle de Clarens. Une grand’tante à lui l’avait constitué son légataire universel. C’était un million qui tombait du ciel, ou qui venait du purgatoire, car la vieille Mme de Lombreuil a fait beaucoup parler d’elle. Paix à ses cendres! Robert de Salviac, qui menait à Paris et avec une dignité suprême une vie laborieuse et difficile, était sauvé. Il accueillit d’ailleurs sans grande joie une telle manne qui venait si tard. Ah! si trois ans auparavant Mme de Lombreuil, octogénaire, avait eu le bon esprit. Ce n’est pas lui qui parle, c’est moi! Il paraît certain que M. de Salviac aimait toujours, et très-silencieusement, Blanche de Clarens qu’il n’avait jamais revue depuis qu’elle était.

Amirale, dit Mme Gobert, l’ancienne préfète.

–Mais quoi! il y a un hasard en ces sortes de choses. Il est évident qu’un jour ou l’autre le marquis et Mme de Reynière devaient se rencontrer. Ce fut à Luchon, durant une absence de l’amiral. Il y avait plus de trois ans que Blanche était mariée. Elle n’avait pas trouvé chez M. de Reynière cette tendresse un peu exaltée qu’elle souhaitait. Elle respectait plus l’amiral qu’elle ne l’aimait. Ce qu’elle admirait surtout en lui c’était le héros; mais elle avait rêvé sans doute un mari idéal, un mari aussi–comment dire le mot?–aussi amusant qu’un amant. Vous souriez? C’est exactement cela. Je ne voudrais pas vous donner une méchante idée de la pauvre femme qui a payé son erreur assez cher et qui, au surplus–l’instruction l’a prouvé– n’était pas, quoique le mot semble paradoxal, une malhonnête femme.

–Ces magistrats! fit Mme de Grandier. Ils savent et ils analysent tout.

–C’est notre métier. Mme de Reynière, avec ses vingt-trois ans, sa cervelle en ébullition et son rêve de jeune fille–Souvenirs et Regrets–eût peut-être été sauvée, si l’amiral, homme du devoir avant tout, eût subordonné son rôle de soldat à son personnage de mari. La comtesse était trop seule et se figurait très-sincèrement qu’elle était abandonnée. Elle suppliait M. de Reynière de donner sa démission. Il la traitait d’enfant, retournait à son poste, s’embarquait et la laissait livrée à ses songes. Notez qu’elle s’imaginait ainsi que son mari, qui l’adorait de toute son âme, ne l’aimait pas. Une l’aimait pas, puisqu’il lui préférait son devoir, son escadre et la mer! Les femmes,–je vous en demande bien pardon,–font de ces raisonnements qui pèchent absolument par la base. Lors du dernier voyage à Saïgon de l’amiral de Reynière, la comtesse le supplia avec plus d’ardeur, et comme éperdue, de ne pas se rendre aux ordres du ministre. C’était le bris de son épée qu’elle lui demandait. L’amiral fut sur le point d’obéir. Puis il se dit que ce n’était pas d’un homme ni d’un soldat de céder ainsi à des larmes de femme. Il pressa ardemment sa femme sur sa poitrine, lui jura de demander, plus tard, des missions moins lointaines et partit. Tout était fini.

«Jusque-là, Mme de Reynière avait lutté victorieusement contre ses souvenirs. Mais elle allait revoir, rencontrer M. de Salviac, se heurter à ce marquis dont l’attitude encore et toujours réservée la piqua au jeu. Elle n’avait rien au monde qui pût l’empêcher de faire une folie. Avec une tête si vive, Mme de Reynière fût demeurée la plus vertueuse des femmes si elle avait eu à dépenser son cœur en amour maternel. Certainement un enfant eût été sa sauvegarde. Il n’y a rien de tel qu’un berceau ou un baby pour défendre victorieusement, par le charme invincible de l’enfance, l’honneur menacé d’un mari. Cette joie et ce secours avaient été refusés à Mme de Reynière. Elle retrouva donc M. de Salviac, s’exalta, compara son existence présente à l’existence autrefois rêvée, voulut avoir, en véritable femme qu’elle était, le fin mot sur la froideur du marquis et le força si bien à lui révéler ses pensées cachées que, lorsqu’elle apprit que c’était là le secret d’un amour étouffé, et grandissant malgré le temps, malgré la séparation, il était trop tard pour reculer avec effroi devant un précipice qu’on avait soi-même creusé de ses jolies mains imprudentes. M. de Salviac s’était déclaré et Mme de Reynière s’était perdue.

–Pauvre femme! dit Mme Grandier.

–Et pauvre amiral! dit Mme Gobert. C’est vrai, vous oubliez toujours l’amiral!

–Pauvres gens, voilà la vérité, répondit Désorbiers. Dès le lendemain, le réveil fut terrible. Il y eut, après les trop courtes heures d’enivrement aveugle, des remords entre ces deux êtres. Lui n’était certes pas de ceux quidérobent sciemment et froidement le bonheur des autres; elle n’était point, la malheureuse, de celles qui trompent hypocritement avec un sourire aux lèvres. Elle eût voulu, je le gagerais, rompre aussitôt, chasser le souvenir de la trahison comme un mauvais rêve. Mais elle aimait, elle aimait vraiment. Et alors elle s’enfonçait plus avant dans sa passion, comme on prendrait plaisir à descendre au fond du gouffre, où l’on espère sans doute l’éternel repos. M. de Reynière ignorait tout. A son retour de Cochinchine, Mme de Reynière eut, dit-on, la tentation de lui tout révéler, ou l’idée folle de s’enfuir avec M. de Salviac. On prétend qu’elle ne voulut pas briser l’existence du jeune marquis, et il paraît prouvé que les deux amants étaient résolus à en finir par une séparation, qui eût été vraiment un sacrifice, lorsque la catastrophe arriva. Deux coups de feu. Une femme morte. M. de Salviac presque à l’agonie. Voilà la fin du roman. Elle est assez sombre, je pense. Mais elle est d’autant plus sinistre qu’il y a une terrible part d’inconnu dans cet affreux drame.

–Et quel inconnu? demanda Mme de Grandier.

–C’est une lettre anonyme qui avertit l’amiral de la trahison. Eh bien! en dépit de toutes les investigations, on n’a pu parvenir à savoir qui avait écrit cette lettre mortelle.

–Comment! on n’a jamais su? Et la justice, pourquoi a-t-elle été faite?

–Pour chercher la vérité!

–Eh bien?…

–Eh bien! elle a cherché, dit M. Désorbiers, et elle a fait buisson creux. Un certain commissionnaire de Rambouillet a déposé qu’un jeune homme, vêtu de telle et telle façon, avec un visage que le brave homme a cherché à décrire, lui avait remis cette lettre, mais cet inconnu n’avait jamais été vu à Rambouillet, n’y a vraisemblablement jamais reparu, et allez donc trouver un grain de sable dans cet immense Paris!

–Il doit y avoir, dit Henriette de Grandier, une femme mêlée à tout cela.

–Oui, certainement, «cherchez la femme,» ajouta Mme Gobert.

–Je vous répète qu’on a cherché partout.

–Mme de Reynière avait-elle une ennemie?

–Ou, ce qui revient au même, une amie intime? dit la belle Mme Gobert, évidemment sceptique en matière d’amitié.

–Et M. de Salviac? N’avait-il pas de rival, ou une autre maîtresse? Un monsieur qu’on supplante ou une femme qu’on abandonne, c’est méchant, cela, comme un çhat sauvage!

–M. de Salviac avait été lié assez longtemps avec Angèle Ferrand.

–La comédienne?

–Comédienne si l’on veut, dit Désorbiers. Femme intelligente et supérieure, à coup sûr.

–Elle n’a pas de talent, cette Angèle Ferrand, dit Mme Gobert, mais elle a le je ne sais quoi.

–La beauté d’abord, ajouta Mme de Grandier. L’élégance ensuite. On dirait qu’elle a de la race.

–Ce n’est ni la dernière ni la première venue, fit le substitut en hochant la tête avec un petit sourire admiratif. Elle a, dit-on, beaucoup aimé Robert de Salviac et elle était digne de comprendre un tel homme. On la savait aussi capable, à l’occasion, de certaines cruautés et on l’a mandée auprès du juge d’instruction, lors de cette affaire Reynière. Mais il a bientôt fallu se convaincre qu’Angèle Ferrand n’y était pour rien. M. de Salviac devait au surplus lui importer fort peu, au moment du drame de l’avenue Montaigne. Angèle Ferrand était alors–et elle est encore, ma foi– folle d’amour pour Monteclair. Vous connaissez bien Monteclair?

–Qui ne le connaît? dit Mme Gobert. Un héros du turf et des premières. Avec cela, un homme politique, à ce que prétendent ses amis. On dit qu’il est très-capable de devenir excellent orateur.

–Il est très-capable de devenir tout ce qu’il voudra, et même tout ce qu’il ne voudrait pas, fit le magistrat d’un ton net comme une sentence.

–J’avais envie de l’inviter, murmura Mme de Grandier.

–Alors dépêchez-vous, madame, répondit Désorbiers. Plus tard, il serait peut-être trop tard.

Plus d’un invité était arrivé pendant cette causerie, et, tandis que le substitut parlait, on venait saluer Mme de Grandier, dont le sourire rayonnait. M. Désorbiers en était d’ailleurs à la fin de son histoire. Il n’avait plus que quelques mots à ajouter. Mme Gobert tenait à savoir les phases du procès. Le substitut les lui fit connaître. M. de Reynière avai t été défendu– et magnifiquement défendu–par Me Herblay, le bâtonnier, son ami. La plaidoirie de Me Herblay avait été d’autant plus écoutée et intéressante que, peu d’années auparavant, le même avocat avait fait acquitter un certain Placial Estradère, coupable d’avoir, dans des circonstances analogues, et en surprenant sa femme en flagrant délit, tué non pas la femme, cette fois, mais l’amant, un nommé Lecourbe. En vertu de l’article324, ce Placial avait été acquitté, comme allait l’être, mais de plein droit, M. de Reynière, quoique le flagrant délit n’eût pas, lors de l’affaire Estradère, été constaté dans la maison conjugale.

–M. Herblay n’eut aucune peine à faire remettre le contre-amiral en liberté, dit M. Désorbiers; mais son amitié lui dicta des mouvements d’une émotion telle que le public éclata en applaudissements.

–Le public avait raison, sans doute, fit Mme de Grandier; mais pourquoi dites-vous, mon cher Désorbiers, que M. Herblay n’eut pas grand’peine à faire acquitter son ami? Tuer une femme à coups de pistolet est donc une chose toute simple?

–Toute simple, en effet. Article324, madame. Ce n’est pas moi qui parle, c’est la loi.

–Et que dit-elle au juste, votre loi?

Article324, récita le magistrat en souriant correctement. Le meurtre commis par l’époux sur l’épouse ou par celle-ci sur son époux n’est pas excusable.

–Ah! vous voyez…

Attendez, madame,… n’est pas excusable, si la vie de l’époux ou de l’épouse qui a commis le meurtre n’a pas été mise en péril dans le moment même où le meurtre a eu lieu. Néanmoins,–écoutez ce terrible néanmoins,–dans le cas d’adultère prévu par l’article363, le meurtre commis par l’époux sur son épouse, ainsi que sur son complice, à l’instant où il les surprend en flagrant délit dans la maison conjugale, est excusable.

–Ce qui veut dire, s’écria Mme Gobert, que M. de Reynière eût été aussi parfaitement acquitté s’il avait tué M. de Salviac en même temps que la comtesse!

–Et c’est votre néanmoins qui permet ces belles choses-là? fit Mme de Grandier. C’est une horreur!

–J’avoue que l’article est draconien.

Draconien! Il est épouvantable, voilà la vérité. Le jour où les femmes voteront les lois, on vous le biffera d’un trait, votre article–combien dites-vous?– 314, 334?

–324.

–Voyez, nous ne savons pas même au juste le chiffre qui permet aux hommes de nous égorger. Çà, raisonnons, Désorbiers, dites-moi donc un peu pourquoi on n’a pas plus de pitié pour les femmes.

–Vous allez me trouver pédant, dit le substitut, mais Montesquieu donne plusieurs raisons de ces sévérités de la loi envers la femme. La meilleure, ou du moins la plus concluante, c’est que les enfants adultérins de la femme sont toujours au mari,–is pater est quem nuptiœ.–et, qui pis est, à la charge du mari, tandis que ceux du mari ne sont ni à la femme ni à la charge de la femme. Vous savez le mot de cette femme d’esprit qui n’était pas, cesemble, fort rigoriste: «Que m’importe, disait-elle, que mon mari promène son cœurdu matin au soir, pourvu que le soir il me le rapporte!»

–C’est une morale comme une autre, fit Mme Gobert. Mais on serait bien en droit cependant de demander ce que deviennent ces enfants adultérins que le mari lance anonymement à travers le monde. Ces êtres aussi me paraissent, je pense, assez dignes d’intérêt.

–Sans doute. Mais, si la recherche de la maternité est tolérée, vous savez que celle de la paternité est interdite. Alors.

–Alors, votre loi est barbare, inique, masculine, voilà tout.

–Masculine est charmant, madame. Et masculine est vrai.

–Parbleu! Mais a-t-on partout le droit de massacrer de pauvres femmes, et l’a-t-on toujours eu?

–Oh t vous me demandez là de vous refaire ma thèse de doctorat. A Athènes, madame, on arrachait les cheveux aux femmes adultères, et on leur jetait de la cendre chaude sur la peau, ainsi épilée, afin de rendre la douleur plus aiguë. J’ai envie de vous renvoyer au scholiaste d’Aristophane. Mais il y a un auteur plus moderne qui a plus simplement formulé la peine à appliquer. Il a dit: Tue-la!

–C’est un mot. Il cherche des mots.

–Et si on le prenait au mot? dit Mme de Grandier.

–L’article324en donne le droit.

–Et alors, en vertu de cet article, on peut à toute heure.

Et Mme de Grandier, comme une véritable élève du Conservatoire, fit, tout en souriant, un geste tragique.

–Oh! répondit le substitut, à toute heure!

–Ainsi on a positivement le droit de tuer les femmes?

–Les femmes mariées, oui.

–Eh bien! et les autres?

–Ah! les autres. Non, madame, non, pas les autres!

–Un homme qui tue sa maîtresse est donc coupable?

–Absolument.

–Mais si elle le trompe cependant?

–Tant pis pour lui!

–Mais s’il l’aime? Mais s’il souffre?

–Encore tant pis!

–Mais alors il aurait tout intérêt à l’épouser et à.

–On y a songé, madame. Il était une fois un peintre de beaucoup de talent qui était amoureux fou de son modèle. Ce modèle n’était pas un modèle de vertu.

–Pardon du jeu de mots.–Le malheureux artiste était fou de sa maîtresse. Un jour, il la. surprend. il la trouve. enfin, peu importe!… la vérité est que son meilleur ami le trahissait. Il se bat avec l’ami, il le blesse, et il veut battre sa maîtresse; il l’aurait tuée. «Ah! non. Ah! mais non, dit-elle, tu n’en as pas le droit. Non, tu ne l’as pas; je ne suis pas ta femme, moi!» Et d’un air de bravade: «Ah! c’est comme ça? répond-il alors. Je n’ai pas le droit! Je ne suis pas ton mari? Eh bien, je t’épouse!» Et il l’a épousée; et il est enchanté. Et il tient braqué sur la malheureuse ce terrible et merveilleux article324. Et si elle bouge, et si elle commet aujourd’hui ce qu’elle pouvait impunément commettre hier. Feu!

Tue-la!

–C’est extraordinaire, dit Mme de Grandier.

–C’est bien drôle, fit un jeune homme.

–C’est indécent, s’écria, rouge comme une tomate mûre, la grosse Mme Gobert. Oh! tenez, je souhaite à votre peintre l’abomination de la désolation… Des tromperies cachées! des trahisons inconnues! des.

–Il n’attend que ça. Article324,–il est armé!

Mme de Grandier hochait la tête et soupirait.

–Et quand je pense, disait-elle, que M. de Grandier pouvait, lui aussi. Un homme à qui je viens de commander un chef-d’œuvre comme monument. Hou! les maris!

–Le capitaine ne pouvait être tenté de vous traiter comme M. de Reynière a traité Mmede Reynière, madame, puisq ue.

–Puisque j’étais honnête femme, n’est-ce pas? fit la jeune veuve. Mais votre infernal article324ou25 serait capable de donner la tentation de ne l’être plus, ne fût-ce que pour savoir si votre mari aurait le courage de vous poignarder. Ah! si le commandant vivait, je sais bien que, moi.

–J’ai presque envie de me remarier, pour voir si l’on m’aimerait assez pour m’assassiner, dit l’apoplectique Mme Gobert.

–Bref–et Mme de Grandier, en parlant, changea de ton–nous aurons ce soir l’amiral de Reynière. C’est une primeur.

–L’amiral?

–M. de Reynière? dirent çà et là, parmi les nouveaux venus, quelques voix d’hommes et de femmes.

Henriette de Grandier était enchantée de l’effet que ce nom produisait. Elle eût annoncé le ténor à la mode, que le chanteur eût causé moins d’émotion que le tragique héros du drame de l’avenue Montaigne.

–Moi qui n’ai pu obtenir de billet pour assister à son jugement, dit une jolie blonde aux yeux vagues, prononçant le mot de jugement avec la douceur un peu traînante qu’elle eût donnée au mot exécution. Que je suis enchantée de la bonne fortune!

–Et on le verra de près?

–On pourra lui parler?

–C’est tout un événement!

–C’est le More de Venise au lendemain des funérailles de Desdemona!

–Le More sans cimeterre!

–Oui, c’est le sixième acte d’Othello.

–Le joli sujet de pièce! fit Albéric Réville, qui accourait, un peu essoufflé, mais souriant et cherchant toujours des mots. On pourrait appeler ça: la rentrée d’Othello dans le monde!

Pendant qu’un murmure flatteur accueillait la définition, Mme de Grandier se penchait à l’oreille de son cousin et lui disait très-rapidement:

–Eh bien! monsieur de Salviac?

–Il ne viendra pas.

–Bien sûr?

–Bien sûr.

–Vous l’avez vu?

–Non. Il était déjà sorti! Mais son valet de chambre m’a affirmé qu’il allait rentrer, et je lui ai laissé un mot qu’il a certainement lu maintenant.

–Un mot?

–Concluant.

–Un mot? Et s’il ne le reçoit pas?

–C’est impossible, ma cousine. Je vous dis que.

–Ah! tenez, Albéric, vous me faites trembler, avec votre malencontreuse idée.

–Gagez-vous une discrétion, ma cousine, mais une discrétion absolue, que Robert de Salviac ne viendra pas?

–Vous avez une assurance!

–Dites une certitude!

–Monsieur le marquis de Salviac! annonça tout à coup, avec éclat, un valet qui jeta ce nom d’une voix cuivrée, hardiment, hautement, comme s’il était bien certain de l’effet qu’il allait produire.

La maison vide

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