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IV
L’AMANT
ОглавлениеMme de Grandier devint livide et Albéric rougit jusqu’aux oreilles, et pendant que Robert de Salviac entrait d’un pas très-ferme, avec la démarche distinguée d’un homme qui ne cherche point à se faire distinguer, les invités de la jolie veuve s’entre-regardaient et même chuchotaient tout bas, les lèvres murmurant aux oreilles de ces paroles d’attention qu’on échange au théâtre lorsqu’on arrive à la grande scène dramatique, et les yeux pleins de curiosité de gens qui vont assister à un intéressant spectacle.
Tout à l’heure, on promettait le mari tout seul: Othello veuf promenant sa douleur dans un salon, et voilà que l’amant surgissait brusquement pour rendre la situation plus piquante et plus poignante. La soirée de Mme Lehidec de Grandier ne devait pas être décidément quelque chose de banal.
La jeune veuve était trop femme du monde pour laisser soupçonner à M. de Salviac l’embarras auquel son apparition la condamnait. C’était au cousin Albéric à réparer, subitement, son étourderie. Pour le moment, Mme de Grandier, qui peut-être, après tout, avec son amour instinctif du romanesque, n’était pas très-désolée du péril qui surgissait ainsi, ne songeait qu’à accueillir le marquis avec sa bonne grâce habituelle et son plus charmant sourire.
Elle chercha et trouva une de ces phrases aimables qui ne signifient rien et n’ont de prix que par le regard ou par le geste qui les accompagne. Elle était enchantée que M. de Salviac eût bien voulu accepter de lui être présenté par M. Réville. Le marquis ne pouvait entrer chez elle guidé par quelqu’un qui lui fût plus cher. Avait-il besoin d’ailleurs de personne pour être accueilli selon ses mérites, lui dont la renommée. La jeune femme s’arrêta là, tout à coup et bien à point. Elle sentait que tout autre compliment allait devenir une douloureuse allusion à l’affaire de Reynière.
Mme de Grandier baissa même les yeux qu’elle tenait fixés sur le front de Robert; elle craignait qu’en persistant à regarder la cicatrice qui étoilait le front du marquis, M. de Salviac ne se sentît mal à l’aise et troublé.
Cette cicatrice, toutes les femmes–et la plupart des hommes–la regardaient en même temps. Elle attirait toutes les prunelles. Elle apparaissait au milieu du front de Robert comme une marque romanesque. Cette blessure rappelait le sceau des Ravenswood à plus d’une tête féminine, des têtes féminines où l’on eût trouvé plus d’un cheveu blanc, les jeunes femmes ne lisant guère Walter Scott.
–C’est singulier, disait à M. Désorbiers la belle Mme Gobert. Le colonel de Gourville a au front une cicatrice exquise. Une balle de Gravelotte. C’est glorieux, n’est-ce pas? Plus glorieux que la blessure faite par un mari? Eh bien, ça ne lui va pas comme ce coup de feu va à M. de Salviac.
–Voilà, répondit le substitut, ce qui prouve la supériorité du roman sur l’histoire!
Le marquis Robert de Salviac supportait fort bien les interrogations muettes de toutes ces prunelles braquées sur lui. Il semblait, à la vérité, ne pas s’apercevoir qu’il était examiné ainsi et comme analysé. Son clair regard allait droit devant lui, calme, grave et profond. On eût dit qu’une pensée intérieure sévère et qui rendait pâle son visage attristé, mûri et sculpté avant l’âge, pétri par les doigts de la douleur, l’empêchait de faire grande attention à ce qui s’agitait à ses côtés.
Jeune, mince et élégant, à trente-deux ans Robert eût tout au plus paru avoir atteint vingt-six ou vingt-huit ans, si des rides à peine visibles n’eussent tiré ses paupières vers les tempes et creusé une ligne profonde entre ses sourcils bruns. Il était de taille haute, le cou bien dégagé, portant sa tête sans fierté, mais hardiment, les yeux francs, la bouche mélancolique et pourtant volontiers souriante, laissant apercevoir des dents saines dans une barbe noire, très-fine.
On devinait en lui en nature énergique, ardente et pourtant hésitante à ses heures, douce, crédule, se laissant prendre à bien des rêves, combattant toutes ses pensées chimériques par une action incessante, comme s’il eût voulu lasser, par l’écrasement du corps, une âme éprise de mirages éternels, multipliant les travaux, les recherches, attiré par toutes choses, tour à tour con-! tenté et déçu par les moindres joies et les moindres chocs,–un cœur déchiré qui avait eu pour blessure la passion, une raison et une honnêteté viriles qui avaient pour règle le devoir.
Robert de Salviac n’était pas de ceux qui se dérobent à l’investigation. On lisait dans son regard, d’un noir de jais, comme dans un livre ouvert.
A l’heure où il se présentait ainsi chez Mme de Grandier, il éprouvait un besoin instinctif de sortir de la solitude où il s’était volontairement enfermé, comme dans la froide cellule d’un cloître, depuis cette nuit où il avait vu tomber à ses pieds Blanche de Reynière, et ce jour–cruel comme une expiation–où, devant un tribunal, il avait été jeté en pâture à la curiosité avidement stupide de la foule et obligé de soutenir, devant tous, l’œil implacable du mari outragé, de cet homme pâle comme un mort, et plus terrible avec son regard muet sur ce banc de cour d’assises, que là-bas, dans la chambre du meurtre.
Robert de Salviac s’était réveillé de l’amour où l’exaltation, la folie de la pauvre morte l’avaient entraîné, comme on s’éveillerait d’un rêve embaumé pour se heurter à un cauchemar vivant. Ce hideux cauchemar, d’une réalité sauvage, c’était le revolver du mari et la parole de la loi.
Lorsque ces deux hommes s’étaient trouvés face à face devant les juges, c’est l’époux qui, par l’instinctive attitude du droit, avait eu l’air de la victime et l’amant qui avait ressemblé au meurtrier.
Non pas que Salviac eût tremblé! Il était de ceux qui ne connaissent point la peur. Mais sa conscience lui tordait les entrailles etlui demandai t si l’homme qui avait réellement tué Blanche, ce n’était pas lui, lui, l’amant.
Il s’était plongé à corps perdu, après cette épreuve pleine d’épouvante, dans des labeurs de géant qui tuaient, comme il disait, ses journées et ses nuits, et étouffaient ses remords. Il faisait de la chimie pour occuper son esprit, il pétrissait de la glaise, suant et peinant comme un sculpteur qui se collète avec le marbre, pour fatiguer ses muscles, et trouver la paix avec le sommeil.
Il avait voyagé. Puis il était revenu dans ce Paris où il se sentait plus libre et plus occupé de toutes choses qu’en aucun lieu du monde. Cet hiver, il avait fait, çà et là, de courtes apparitions en des salons nouveaux plutôt qu’en des maisons amies. Il éprouvait parfois, en se trouvant au milieu d’inconnus, la délicieuse sensation d’un homme qui recommencerait son existence. Il respirait, il renaissait, il oubliait.
Décidé à lutter et à revivre, Robert de Salviac n’avait pas hésité lorsque Réville, son ami, l’avait engagé à se faire présenter à Mme Lehidec de Grandier que le marquis avait vue plus d’une fois au Bois, et avec qui il avait même valsé autrefois à un bal du ministère de la marine, du vivant du capitaine.
–Tu es un misanthrope, lui avait dit Àlbéric Réville. Mais ma cousine n’est pas Célimène. Elle veut pourtant avoir un salon politique, et si tu viens à te porter député, eh bien, c’est une occasion:–elle te recueillera des voix.
Albéric n’avait pas été longtemps effrayé par l’apparition de Salviac, qu’il croyait bien et dûment averti par un billet laissé au valet de chambre. Il en prenait bravement son parti. Et après tout, quand l’amiral rencontrerait le marquis chez Mme de Grandier! Ce pouvait être «amusant» au contraire!
Il s’approcha de M. de Salviac et lui dit:
–Tu n’as donc pas lu mon petit mot?
–Quel petit mot?
–Un «poulet» laissé pour toi, entre les mains de Pierre.
–Je ne suis pas rentré chez moi.
–Tout s’explique. Je t’avais pourtant dit.
–Tu m’avais dit que tu m’attendrais au café Riche, et c’est moi qui t’y ai attendu. Ne te voyant pas venir, comme je tenais à me présenter à Mme de Grandier.
–Mais c’est vrai, c’est parfaitement vrai! fit Albéric en se frappant le front. Quelle tête de linotte! Je t’avais donné rendez-vous chez Riche! Et je croyais fermement que c’était chez toi! J’oublie tout; je suis léger, léger. Ah! je ferais un bon diplomate!
–Eh bien! demanda sérieusement Salviac, que me disais-tu dans ce billet?
–Rien.
–Mais encore?
–Ou presque rien! Je voulais te prévenir d’une chose à laquelle je n’avais point songé, c’est que ma cousine a invité–devine qui?–l’amiral de Reynière, et qu’il viendra ce soir.
Le front de Robert s’était légèrement rembruni, et ses yeux noirs brillaient d’un feu sombre. Il était devenu extrêmement pâle, les sourcils froncés.
–Après tout, dit Réville, ce qui est passé est passé. Vous êtes du même monde et vous devez certainement vous rencontrer plus d’une fois. Le meilleur est peut-être de commencer ici, sur un terrain neutre, et de ne pas faire semblant de connaitre l’amiral. Qu’en dis-tu?
Robert de Salviac ne répondit rien, et machinalement, mais sans affectation–et sans aucune crainte à coup sûr,–il cherchait du regard, à travers et par-dessus les groupes des invités, les habits noirs et les épaules blanches, la porte par laquelle il était entré. Albéric vit ce mouvement et essaya de retenir son ami, mais le jeune homme semblait résolu à ne pas demeurer plus longtemps dans un salon où il pouvait se retrouver avec le mari de Blanche.
–Y penses-tu? Tu t’en vas? répétait Albéric. Que va penser ma cousine? Voyons, reste donc. La jolie Mme de Béharde récitera des vers. C’est la mode. Robert, Robert, on ne s’en va pas quand on arrive.
Salviac, n’écoutant point Réville, était au seuil de la porte où les invités entraient, lorsqu’il s’arrêta net et comme foudroyé. Le laquais, de sa voix de stentor, venait de lancer ce nom qui produisit, dans tous les groupes, l’effet de l’acteur en vedette dans un drame:
–M. le comte de Reynière!
Il y eut dans le salon étincelant de Mme de Grandier, dans ce nid de lumières et de fleurs, déjà rempli du murmure des propos divers, à demi assourdis par un orchestre invisible jouant les valses à la mode, un silence immédiat, solennel et glacial. Les conversations s’arrêtèrent, les yeux se tournèrent à la fois vers le même but, et l’entrée de M. de Salviac, tout à l’heure, eût pu sembler inaperçue à côté de cette angoisse soudaine. Les éventails féminins s’agitaient fébrilement au bout des mains gantées, Robert de Salviac, arrivé tout juste au milieu du salon, à deux pas de la porte d’entrée, ne pouvait battre en retraite et il allait infailliblement se trouver sous le regard de l’amiral.
–Diable, pensait Albéric, comme si cette situation de la vie eût été celle d’une pièce de théâtre, ça se corse!
Robert d’ailleurs avait compris qu’il devait, devant cette foule, faire ce qu’il regardait comme un devoir. Il ne voulait point reculer devant l’amiral, pas plus que devant personne. Il attendit donc, le visage blême, mais impassible, la tête haute, son chapeau claque sous le bras, que M. de Reynière entrât, et, lorsque l’amiral parut, il le laissa venir à lui et le regarda tout d’abord bien en face.
M. de Reynière avait à ses côtés le docteur Vernier, que le laquais avait annoncé bruyamment, sans que nul eût même entendu le nom du médecin,–un comparse aux yeux de cette foule.
L’amiral, méconnaissable pour ceux qui l’avaient connu deux ans auparavant, toujours beau cependant, et la taille droite, un peu roide, ressemblait, en entrant dans ce salon, à un homme habitué à l’ombre, et que la grande lumière éblouit. Ses yeux creusés et fatigués supportaient difficilement l’éclat de tous ces lustres. Il laissa, en recevant en plein visage la bouffée parfumée de l’air chaud, échapper un sourire triste, furtif et bientôt effacé.
Maigre dans son habit noir, à la boutonnière la rosette d’officier, on n’eût pas deviné en lui l’intrépide marin d’autrefois:–un autrefois qui datait de deux années à peine, deux ans de tortures muettes, profondes, capables de faire d’un homme un vieillard.
M. de Reynière était cependant plutôt miné et émacié que vieilli. Cet homme, si élégant jadis et si vraiment séduisant en son costume de contre-amiral, gardait peut-être dans ces noirs vêtements qui étaient l’uniforme de son deuil, une beauté mâle plus attirante et plus pénétrante. C’était un autre être, mais un être touché de la souffrance comme d’un sceau, un être tragique et inquiétant dont la puissance même semblait grandie et qui, avec ses cheveux blancs aux tempes, ses longs favoris blonds maintenant striés de fils d’argent, conservait un magique pouvoir sur les imaginations et devait, plus qu’un homme jeune et souriant, faire battre le cœur des femmes. L’effroi est aussi une attraction.
Le mari avait d’ailleurs le même charme romanesque que l’amant. Il semblait que la mort marchât derrière eux, invisible comme un fantôme.
Et le hasard–une fatalité inévitable devenue la banale rencontre dans une soirée–jetait ai nsi, visage contre visage, ces deux hommes dont l’un avait pris l’honneur de l’autre, en lui donnant en même’ temps sur lui le droit de mort.
M. de Reynière n’avait évidemment pas aperçu tout d’abord Salviac et, en entrant dans le salon, il se dirigeait tout droit sur lui, lorsque le docteur Vernier, placé à sa droi te, le poussa légèrement par le bras comme pour le faire instinctivement obliquer vers la gauche.
D’un mouvement machinal, l’amiral regarda celui qu’on cherchait ainsi à lui faire éviter, et une brusque contraction de sa face montra qu’il avait reconnu Robert. Sur le maigre visage de Reynière, devenu blanc comme un suaire, une sorte d’électrique secousse passa, semblable à un de ces courants qui font tressaillir les cadavres. L’expression de cette face blafarde–calme et sérieuse d’ordinaire–maintenant convulsée et menaçante, fut terrible. Un instinctif éclair de colère courut dans les prunelles bleues du marin, et on put croire un moment à quelque effrayant éclat, pareil à un coup de foudre.
Robert avait supporté le feu de ce regard comme autrefois celui du pistolet, sans baisser la tête, puis, lentement, avec une expression de respect grave, il s’inclina devant l’amiral comme on se découvre devant un vieillard ou une gloire, et il y eut dans son silence, dans son geste, dans ce front cicatricé qui se courbait ainsi, quelque chose de grand comme de l’oubli, et de profond comme le remords.
Les hôtes de Mme de Grandier étaient nombreux, d’âges et de tempéraments capables d’impressions diverses, il n’y en eut cependant pas un qui se méprît sur le salut du marquis. La dignité la plus fière s’y alliait à la tristesse la plus mâle, et on devinait comme un sous-entendu tragique, comme une publique confession, dans le pli des épaules, et dans l’arc décrit par cette main gantée tenant un chapeau et saluant.
Mme de Grandier, dont l’angoisse allait croissant et qui voyait sa soirée compromise par un scandale, contemplait cette scène avec des battements de cœur, et jamais rien ne se vit de plus émouvant que cet échange silencieux de regards pendant que tant de gens émus retenaient leur respiration et qu’on entendait venir d’un autre salon, comme un accompagnement poétique, les notes mélancoliques de la Vague.
Cela ne dura qu’un moment, mais le choc fut rude. Evidemment, l’amiral de Reynière souffrit horriblement. Il eut d’ailleurs la force de dompter cette douleur qui lui entrait dans la poitrine comme quelque chose d’atroce et d’aigu et qui se trahissait par une convulsion de son visage. Il rendit à M. de Salviac une sorte de salut imperceptible et passa, tandis que Robert disparaissait, et que Mme de Grandier s’avançait souriante, tendant les mains à l’amiral, et disant de sa plus douce voix:
–Quelle joie et quel honneur vous me faites, amiral! A ma première soirée votre première sortie!
–Ordonnance du docteur, répondit M. de Reynière d’un accent où il y avait quelque chose de brisé. Il paraît que je suis menacé de mort si je ne me distrais pas un peu, et, comme je tiens à souffrir un peu plus longtemps, j’ai pris le parti de me distraire!
Sans le ton de parfaite conviction et de tristesse virile dont elles étaient dites, ces paroles de M. de Reynière eussent pu sembler légèrement mélodramatiques, et, comme eût dit Albéric, poseuses. Sur les lèvres de cet homme, elles étaient à la fois naturelles, sincères et tragiques.
–Si c’est au docteur Vernier que je dois cette bonne fortune, dit Mme de Grandier, en affectant de n’avoir pas saisi le sens légèrement lugubre du propos, je remercie le médecin, et je finirai par croire à la médecine!
–Vous n’ y croyez donc pas? fit Vernier.
–Comment voulez-vous que j’y croie? Vous ne pouvez seulement pas me guérir de mes migraines. Les gouttes japonaises et les bagues électriques, qui n’aboutissent à rien, en savent autant que vos ordonnances.
–C’est qu’il y a, répondit assez étourdiment le docteur, des maladies que toute notre science ne peut pas guérir.
Mme de Grandier fit, par-dessus son éventail, un signe .de tête à Vernier et lui montra du regard M. de Reynière, qui écoutait et hochait la tête avec un étrange et presque effrayant sourire.
–Enfin, songeait-elle, après tout le plus gros danger est passé. Mais le tonnerre dans mon salon ne m’eût pas plus effrayée que ces deux hommes en présence. Où donc est passé M. de Salviac?
A la même minute, Albéric Réville se faisait aussi la même question.
Salviac s’était dirigé tout droit à travers le premier salon, vers l’antichambre, réclamant son paletot et très-troublé de cette apparition soudaine du mari, lorsque, tout à coup, il recula comme ébloui, et, en même temps, terrifié par une vision qu’il prit, cette fois, pour un spectre.
Une femme, jeune, admirablement belle, grande et brune, venait d’entrer au bras d’un petit homme assez étrange, l’air affairé et fureteur, que Robert ne remarqua d’ailleurs qu’à demi, car il venait d’être, en quelque sorte, foudroyé par l’arrivée de cette jeune femme: Blanche de Reynière n’eût pas été morte, il n’eût pas vu son cadavre, retrouvé son nom sur un tombeau, que Robert eût juré que cette femme était Blanche.
Il resta, un moment, cloué au parquet, immobile, contemplant cette inconnue avec des yeux de fou.
Matériellement, Salviac se demandait s’il perdait la tête, s’il ne rêvait pas, si ce qu’il voyait était bien vrai.
Elle ne le regardait point. Détachant sa mantille de dentelle blanche et dégrafant sa sortie de bal, elle tendait, de ses petites mains gantées, le manteau et la dentelle à une femme de chambre qui la saluait avec le sourire que prennent les domestiques en face des amis de la maison:
–Bonsoir, mademoiselle!
Et, tandis que le petit homme, allant, venant, ôtant le foulard qui lui entourait le cou et le glissant dans une poche de son pardessus, déjà bourrée de paperasses et de brochures, répétait:
«Prends garde d’avoir froid, Valentine. Mets bien ta mantille avec ta chose de cachemire. ton mantelet. je ne sais pas,» elle répondait, comme au hasard, gentiment, mais en pensant visiblement à autre chose: «Oui, mon oncle,» et donnait un regard instinctif, sans coquetterie préméditée, au miroir, tandis qu’Élise, la femme de chambre, corrigeait délicatement les plis de la traîne de la robe blanche.
Rien de plus charmant que cette jeune fille: la taille serrée dans sa robe de faille unie, avec une simple ruche au corsage, des roses blanches piquées dans ses cheveux noirs, elle avait l’air d’une statue de marbre dont quelque coloration rose eût vivifié le visage.
Mme de Reynière avait cette démarche un peu altière et ce port de tête résolu.
Celle que le petit homme appelait Valentine se tenait droite, l’air pourtant timide, baissant volontiers sur ses grands yeux noirs, d’une douceur infinie, malgré leurs sourcils larges, de longs cils qui projetaient leur ombre veloutée sur les prunelles. De noirs cheveux, ondulés sur le front que cachaient à demi des boucles légères, se relevaient, tordus derrière la tête en nattes puissantes, aux reflets d’encre, et découvraient, en s’aplatissant aux tempes, une oreille fine, d’un dessin exquis, doucement charnue et rosée, qui continuait la courbe savoureuse d’une joue d’enfant, jeune et d’une pureté charmante.
Robert la voyait de profil, et il y avait dans ce cou élégant, aux ondulations virginales, dans le dessin du nez attaché au front comme celui d’une statue grecque, dans l’énergie du menton corrigée par un sourire triste, d’une tendresse profonde, un peu vague, comme si cette enfant eût déjà souffert, quelque chose de doux et de résolu à la fois qui, dès l’abord, dès le premier regard étonné et ravi s’arrêtant sur elle, révélait une femme réellement supérieure et dont la séduction se doublait d’une valeur morale.
Une sorte de rayonnement chaste et grave l’entourait. C’était, descendu de son cadre, un de ces beaux portraits aux regards tranquilles dont on dit, après en avoir sondé les prunelles: le bonheur était là! Ces lèvres étaient faites pour le baiser de l’enfant, ces yeux devaient s’allumer à quelque flamme honnête et profonde, cette voix même, cristalline et tendre, qui venait de réveiller tant de souvenirs dans le cœur de Robert–car c’était aussi la voix de Blanche–cette voix avait la douceur câline de la compagne qui vous berce en même temps qu’elle vous aime. On sentait, on devinait, dans une telle créature, tous les charmes de la femme: dévouement, affection, tendresse, et ce clair et bon regard dont Robert surprenait un rayon ajoutait aussi: loyauté!
Quelle vision! Salviac ne savait plus s’il devait fuir ou rester. Il eût voulu tendre la main à cette enfant et lui dire: «Est-ce vous?»
Non! ce n’était pas elle! Ou plutôt c’était elle purifiée, rajeunie, virginale, adorable. Était-ce donc possible qu’il y eût en ce monde de telles ressemblances?
–Dépêchons-nous, dépêchons-nous, répétait fébrilement le petit homme. Tu sais que je ne veux pas rester longtemps. Je dois me lever matin, très-matin, pour mes expériences!
–Est-ce moi qui vous retiens jamais au bal? répondit Valentine de sa voix douce qui s’envolait comme un soupir.
Elle reprit son éventail qu’elle avait déposé sur les manteaux entassés et ajouta en souriant:
–Allons!
En passant devant Robert, ses deux grands yeux enveloppèrent le jeune homme d’un regard instinctif, banal, à vrai dire, et qui pourtant fit au marquis l’effet d’une caresse.
Il y avait, dans ce regard honnête, tout un monde de sentiments endormis et qu’on eût été fier d’éveiller. Robert en fut comme ébloui.
Il regardait encore cette jeune fille marchant du pas cadencé d’une fille de la Bible ou d’une Arlésienne, et, au moment où elle arriva dans l’encadrement illuminé du salon qui fit comme une auréole à cette beauté, il se sentit mordu du désir de rentrer et de la suivre.
Elle resta une seconde dans ce cadre lumineux, avec le petit homme sautillant à côté d’elle, puis le laquais annonça:
–Monsieur et Mademoiselle Trézel!
Et elle s’enfonça, au bras de son oncle, dans le flot des invités; elle disparut, les deux lignes d’habits noirs qui s’étaient ouverts devant elle se refermant comme un flot sombre.
–Valentine Trézel! répéta instinctivement Robert qui restait là, immobile, comme écrasé, tandis qu’un valet de chambre lui répétait, en lui tendant son pardessus:
–Monsieur le marquis veut-il que je l’aide?
Robert jeta son paletot sur son bras et descendit l’escalier en songeant à tout ce qu’avait de fantastique cette vision qui lui montrait réellement Blanche sortie de sa tombe. Jamais deux sœurs ne s’étaient plus complétement ressemblées entre elles. Il y avait là comme un prodige. Robert avait lu bien des romans où cette situation, l’amour né d’une ressemblance, était exploitée comme une des causes déterminantes les plus mystérieuses; mais cette fois, c’était la réalité même qu’il rencontrait et qui le troublait jusqu’à l’âme.
Il se demandait s’il n’allait pas rentrer chez Mme de Grandier et étudier, interroger encore la beauté de cette inconnue, ou plutôt s’en enivrer. Mais il s’éloigna lentement et remonta à pied jusque chez lui.
Le grand air de la nuit ne le calmait qu’à demi. Robert se sentait énervé, pris d’une fièvre soudaine.
Il habitait, place Vintimille, un hôtel élégant, donnant sur le square, et qui avait naguère appartenu à un peintre en renom. M. de Salviac s’était arrangé là un nid artistique tout à fait choisi et charmant.
Du vaste atelier de l’artiste, il avait fait à la fois sa bibliothèque et son double cabinet de travail, dissimulant derrière un large paravent de laque le laboratoire où il continuait ses essais de chimie et les ébauchoirs, la glaise et le chevalet qui lui servaient lorsqu’il sculptait.
Machinalement, au lieu d’entrer dans sa chambre, Robert monta dans son atelier, s’étendit sur un divan de Caramanie, pendant que Pierre, son valet de chambre, déposait une lampe sur une table, et se mit à penser, sa fièvre redoublant de façon à lui causer un véritable malaise.
Robert revoyait, avec un frisson, la terrible scène de la mort de Blanche. Il entendait encore le bruit de la chute de ce corps charmant tombant sur le tapis. En fermant les yeux, il lui semblait, dans une sorte de cauchemar éveillé, que la morte entrait dans le salon de Mme de Grandier au bras du petit homme sautillant, et il entendait distinctement l’éclatante voix du laquais annoncer: «Mme de Reynière!» Puis, tout à coup, il se trouvait dans l’hôtel tragique de l’avenue Montaigne, deux coups de feu retentissaient,; et ce n’était plus Blanche, c’était Mlle Trézel qui tombait là, toute sanglante.
–Valentine! Valentine! répétait Salviac dans cette espèce de rêvasserie maladive.
Ah! çà, dit-il tout à coup, est ce que je deviens fou, moi? Est-ce que j’ai le délire?
Il se remit sur pied très-rapidement, et descendit à sa chambre, située au-dessous de son atelier.
Une fois couché, il ne put dormir. Les mêmes visions continuaient. Une obsession cruelle l’empêchait de trouver le repos. Il passa la nuit dans une angoisse malsaine, et prit enfin le parti de se lever et de sortir, le jour à peine venu. Le vent du matin chasserait toutes ces idées, rafraîchirait son sang.
Ces frileuses aurores de printemps ont parfois la douceur des matins d’été. Il y avait déjà dans l’air comme un souffle d’avril. Robert fut, en quelques pas, sur les boulevards extérieurs, et il se sentit plus à l’aise. Ses membres se détendaient dans la marche. Il regardait, en curieux peu habitué à ce spectacle, l’éveil de ces boutiques, la première palpitation de vie de ces quartiers populeux. Des ouvriers passaient, se rendant à l’ouvrage, un journal à la main, lisant avant le labeur. Des fillettes sans bonnet, les joues fraîches, les yeux reposés, descendaient allègrement du côté de Paris, vers l’atelier. On eût dit que la colline de Montmartre était une fourmilière qui envoyait ses travailleurs à la cité. Des terrassiers, dans un terrain en construction, jetaient au tombereau des tas de pierres. Dans les premières lueurs du matin, les premiers bourgeons, d’un vert doux, s’éclairaient d’une lumière tendre comme un baiser de vierge.
Le jeune homme ressentait à chaque pas une impression de bien-être. Il n’était pas un oisif, mais il avait peu l’habitude d’être debout et dehors à ces heures matinales. La vue de cette activité populaire l’arracha à ses idées noires. Il ne pensa qu’à admirer ceux qui se lèvent avant le jour pour s’atteler à la machine immense qui nourrit, vêtit, fait vivre ceux qui ont, en s’éveillant, la journée assurée et l’existence facile.
Il songeait qu’à cette heure où les pauvres gens descendaient vers leur tâche quotidienne, les bougies et le gaz de plus d’un souper brillaient encore, éclairant autour des nappes fripées des visages livides et des yeux rougis. Et il se disait que, si tant d’êtres hu-mains, habitués à ne vivre que dans les salons, étaient sourds à de certaines plaintes, c’est qu’ils n’avaient jamais été sans doute chassés de leur lit par l’insomnie et jetés au milieu des champs à l’heure où le paysan commence à se courber sur la terre dure, ou sur un boulevard populaire, lorsque Paris s’éveille et se met à l’ouvrage.
Robert s’était assis sur un banc et regardait les crémeries s’ouvrir, les boucheries montrer leurs étals de chair rouge, les kiosques des vendeurs de journaux s’emplir de feuilles en tas que des gens apportaient par paquets, presque mouillées encore. Il se leva enfin, monta lentement vers Montmartre. Par les ruelles grimpantes, des hommes, des femmes, des jeunes filles descendaient encore. Au haut des buttes, on travaillait à des remblais. Robert s’assit là-haut sur un peu d’herbe sèche, au-dessus d’un mamelon de terre jaune qui, entouré de gazon brûlé, ressemblait à un crâne chauve, et de là, il regarda Paris.
Les premiers plans seuls étaient visibles: des monuments, des clochers détachaient sur un fond indistinct leurs arêtes vives, mais une brume épaisse enveloppait encore l’horizon, se laissant trouer çà et là par quelques étincelles accrochées à des vitres ou à des dorures par le soleil levant. Il y avait sur la ville un voile qui se levait avec lenteur, comme si Paris se fût dévêti doucement en sortant du sommeil.
Robert rivait ses yeux sur cet autre Océan, essayant de percer du regard la brume prête à s’envoler et, chose étrange, ne cherchant qu’un seul point dans ce vaste amas de maisons encore invisibles: là, vers la droite, essayant de deviner l’endroit où se trouvaient enveloppés le boulevard Malesherbes, le parc Monceaux, l’hôtel de Mme de Grandier, encore illuminé sans doute, mais déjà triste de l’absence de tous ses hôtes de la nuit. Et parmi tous ces passants, le logis devait regretter surtout, se disait Robert, cette jeune fille, cette Valentine Trézel, chaste vision disparue.
–Valentine! disait encore M. de Salviac, répétant ce nom, comme s’il eût eu un sens.
Et n’en avait-il pas un? Il signifiait Blanche de Clarens, tragique amour, bonheur enfui:–profonde, sinistre, éternelle douleur!
Robert s’arracha tout à coup à cette muette contemplation de la grande ville éclairée de lueurs d’aurore. Un léger froid l’avait saisi d’ailleurs. Et puis, il lui semblait voir, là-bas, derrière l’hôtel plein de bruit du parc Monceaux, le logis plein de sang de l’avenue Montaigne.
Il secoua, en quelque sorte, sa torpeur, passa avec un sentiment de volupté physique sa main sans fièvre sur son front rafraîchi, et, tout haut, songeant à quelque recherche savante ou à quelque labeur artistique:
–Allons, dit-il, en redescendant la butte, les rues déjà bruyantes, animées, turbulentes; je suis reposé. Rentrons travailler!