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V
LE MARI

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Table des matières

L’amiral de Reynière, qui n’était plus, depuis sa démission, que le comte Jean de Reynière, avait plus longtemps hésité que Mme de Grandier à reprendre, sinon sa vie d’habitude, au moins une existence qui ne fût pas lugubre. Son veuvage était d’ailleurs plus difficile à porter que celui de Mme Lehidec. Quel que fût le droit dont il s’était armé, l’amiral était, à ses propres yeux, le meurtre vivant. Un justicier sans doute, mais un bourreau. Cet homme se jugeait lui-même ainsi, devant sa conscience. Ce qui l’excusait, c’était l’amour entier, profond et grave qu’il avait eu, qu’il avait pour Blanche; c’était le châtiment quotidien de la plus atroce douleur que pût supporter un être humain.

Cette femme adorée, il l’avait tuée, lui qui eût versé avec passion tout son sang pour elle! Et cette créature en qui il avait foi comme en sa mère, elle l’avait trompé lâchement! Ces deux pensées, inséparables et sinistres, ne le quittaient pas.

Son avocat et son ami, Me Herblay, le seul homme, avec le docteur Vernier, que l’amiral fréquentât volontiers, essayait assez souvent de détourner M. de Reynière de ces pensées qui pouvaient, qui devaient, à la longue,–le docteur l’affirmait et le redoutait–devenir meurtrières, mais tous les efforts de l’amitié ne réussissaient guère qu’à rejeter le comte dans un silence morne ou dans des accès de colère qui contrastaient cruellement avec son tempérament grave et sa froideur, cette froideur jadis superbe et proverbiale, devant le danger.

Reynière, volontiers renfermé, enfonçant au plein de son cœur sa souffrance, laissait parfois échapper, mais devant Herblay seul, le secret de fureurs que le marin eût certainement autrefois regardées comme des faiblesses.

–L’impassibilité n’est point la force, disait-il volontiers, à son bord, mais la force véritable est toujours maîtresse d’elle-même.

Le malheur avait amèrement changé tout cela.

Reynière éprouvait comme un besoin de confier à son vieil ami toutes ses souffrances.

–Au moins, Herblay, toi, tu n’en riras pas, disait-il souvent. Comprends-tu mon état d’esprit, mon pauvre ami? Je suis amoureux d’une morte. Voilà mon désespoir et mon remords, Herblay. Cette femme, cette Blanche que j’ai tuée, je la revois là, étendue, pâle, ses beaux cheveux noirs traînant dans son sang; cette femme que j’ai surprise dans un rendez-vous d’amour, je me demande encore si elle était coupable; il n’y a pas de doute possible, et je doute. Et quoi! coupable comme elle l’était, je l’aime encore! La nuit, chacun de mes rêves me montre Blanche vivante encore, me regardant avec ses grands yeux doux. Quel supplice! Moi vivant, mon ami, mon pauvre Herblay, je suis comme attaché à cette morte par une chaîne que rien, rien ne peut briser. Ft cette souffrance, je l’aime. Et ces heures de cauchemar sinistre qui me font me redresser debout sur mon lit, les yeux pleins de larmes qui brûlent, je les appelle, je les réclame, comme les seules heures de ma vie où j’existe réellement. Que me fait tout ce qui s’agité autour de moi? Rien. Ce qu’il y a de vrai pour moi, c’est ce fantôme, ce fantôme à qui je tends les bras et à qui je crie : Pardonne ! C’est qu’en vérité, vois-tu, je l’adore ; oui, cette femme que j’ai tuée, tuée, tuée de ma main, ah ! misérable ! je l’aime ! Je l’aime à finir dans un cabanon, en forcené, à Bicêtre ! Elle a menti, et je lui pardonne ; elle m’a trompé, elle m’a trahi, et je lui pardonne. Je donnerais tout, sur mon honneur il me semble que je commettrais l’action qu’on voudrait, pour pouvoir la faire revivre, ranimer ce cadavre, entendre cette voix et te savoir encore auprès de moi, Blanche, cère et bien-aimée Blanche !

L’amiral s’efforçait d’ailleurs de se maîtriser et de se remettre de tels élans qui le minaient et qui effrayaient vraiment le docteur Vernier, devenu, depuis deux années, profondément attaché à Reynière. C’était souvent avec préméditation que M. Herblay, dans leurs propos, ramenait la pensée du comte vers l’ennemi inconnu qui avait si lâchement déterminé la catastrophe.

–Ce que je voudrais savoir, disait l’avocat, c’est le nom du misérable qui t’a fait remettre chez moi.

–La lettre? disait alors Reynière avec des éclairs dans les prunelles. Quand je pense que je ne saurai peut-être jamais. Jamais! jamais! Il y a en ce monde un misérable qui a armé ma main, qui a fait de moi l’assassin de mon bonheur, et ce bandit je ne le connais pas! Et cette justice, cette police qui a cherché sans rien trouver! Personne. Au fait, qu’y a-t-il d’étonnant à cela? Une écriture contrefaite, c’est un masque sur le visage. Ah! celui qui a commis cette infamie, si le sort me le livrait jamais, il me semble, tiens, Herblay, que je le déchirerais avec mes ongles!

L’avocat était enchanté: cette juste haine d’un in-connu était plus saine pour l’amiral que cet amour d’outre-tombe pour la pauvre Blanche.

Le temps, il est vrai, apaisait un peu Reynière. Ou plutôt l’amiral parvenait à dissimuler sa souffrance; elle était aussi déchirante, mais moins apparente, si bien que plus d’un la croyait étouffée. On avait vu, l’été précédent, M. de Reynière à Vichy, et on l’avait trouvé presque aussi bien portant qu’autrefois. Les femmes particulièrement avaient été d’avis que la douleur seyait bien à son visage. L’amiral avait été, là-bas, le lion de la saison. Les femmes vaporeuses, avides de se sentir aimées, disaient assez volontiers à leurs maris, et d’un ton d’envie ennuyée: «Ah! ce n’est pas vous qui me tueriez comme lui!»

Herblay et le docteur Vernier seuls ne se trompaient pas sur l’état réel de la santé de Reynière. Au point de vue physique et au point de vue moral, le comte était terriblement affecté. Le médecin redoutait une maladie de cœur, ou tout au moins une anémie. Il fallait, à tout prix, contraindre Reynière à se distraire, et c’était à la suite de véritables adjurations de Vernier que l’amiral avait consenti à réapparaître dans un salon de Paris.

–Lisez, marchez, montez à cheval, allez au spectacle, cherchez la distraction à tout prix, répétait le docteur. Si vous ne faites pas cela, vous vous suicidez.

–Docteur, répondait alors l’amiral, vous rappelez-vous ce déjeuner de chasse chez Herblay, où je vous raéontais qu’une paysanne du bourg de Batz m’avait prédit que je me tuerais deux fois? Eh bien, Victoire Tranchart pourrait avoir raison tout à fait. Elle a déjà deviné à moitié. Tuer ce qu’on aime le plus au monde, docteur, c’est bien un suicide, je pense, et cela je l’ai fait.

–Raison de plus pour en rester là, disait le médecin, essayant de sourire.

L’amiral, à la fin, céda. Il avait eu pour le commandant Lehidec de Grandier une affection très-réelle qu’il reportait en affectueuse estime sur sa veuve. Il répondit au docteur Vernier en lui disant qu’il acceptait l’invitation de celle qui gardait encore le nom d’un ancien compagnon d’armes.

–J’apprendrai peut-être là comment on oublie, fit-il avec une douceur mélancolique.

Il .fut, comme de raison, fort entouré chez Mme de Grandier. C’était un héros de roman. Othello après le baisser du rideau, comme avait dit Albéric Réville. L’amiral portait bien son deuil sanglant, et sa voix mâle avait tout naturellement des notes si émues, brisées, que les sympathies féminines elles-mêmes s’écartaient du souvenir de la morte pour aller au mari vivant.

–Ce qui n’empêche pas que, moi, disait Albéric à l’oreille de sa cousine, à sa place j’eusse pardonné.

–Et avec le caractère que je vous connais, répondit Mme de Grandier, vous auriez été si ennuyeux à rabâcher votre grandeur d’âme, que vous auriez ensuite fait mourir votre femme de chagrin. Un coup de revolver vaut encore mieux que cent mille piqûres d’épingle.

Le docteur Vernier tenait à ne pas quitter M. de Reynière. Il avait constaté chez lui des symptômes de nervosisme, des palpitations de cœur, durant l’après-midi et, malgré les sachets de bromure de potassium ordonnés, il voulait savoir si les symptômes douloureux reparaîtraient le soir. L’amiral et le médecin causaient dans un petit salon, lorsque Valentine Trézel et son oncle furent annoncés.

M. Trézel, qui portait aussi le titre de docteur, «docteur Urbain Trézel, membre correspondant de plusieurs académies de province,» était quelque peu cousin de feu le commandant du Saint-Clément. Henriette de Grandier avait donc le droit d’appeler Valentine «ma cousine,» mais cette parenté remontait à des degrés tels qu’elle ne valait guère que par le plus ou moins de sympathie inspirée. L’affection, c’est, après tout, la vraie parenté.

Mme de Grandier fit à Valentine un accueil charmant. La jeune fille d’ordinaire ne sortait guère. Elle était pauvre d’ailleurs et ne pouvait assidûment se montrer au bal ou dans les salons. Les moi ndres parures coûtent cher. Mme de Grandier savait donc un gré véritable à Valentine, qui avait bien voulu sortir pour elle de sa «tanière».

–Ah! ma tanière! fit la jeune fille en souriant.

–J’aurais dû dire votre nid, ma chère enfant. C’est vrai, avec vos doigts de fée, vous vous êtes tissé et brodé un adorable petit appartement qui vaut tous les Aubussons de la terre. Rien n’est banal comme un ameublement qui sent le tapissier, rien n’est charmant comme ces coussins et ces guipures brodés par soi-même, et qui contiennent tant de rêveries et tant de souvenirs.

Elle avait fait asseoir Valentine à ses côtés, tandis qu’Urbain Trézel se tenait debout, redressant sa petite taille et, de temps à autre, rejetant en arrière ses longs cheveux d’un blond jaune et passé, aux reflets grisonnants, et tenant son pouce sous le revers gauche de son habit pour mettre en relief le ruban rouge qu’il portait, avec une croix imperceptible au milieu:–la croix de Portugal, ce spectre de la Légion d’honneur.

Visage en lame de couteau, nez fin, pointu et fureteur, des yeux bleus un peu hagards, la lèvre mince et pincée, les oreilles à demi décollées du crâne et presque diaphanes, il y avait, dans la physionomie de ce petit homme maigre, un reflet quasi-fantastique, quelque chose de fébrile et de pressé, comme si le petit docteur eût été en route vers un but qu’il avait hâte d’atteindre. D’ailleurs, une certaine naïveté dans ce regard bon enfant et tout à la fois, égaré.

Il écoutait Mme de Grandier, sa cousine de Grandier, comme il disait souvent, tout en songeant évidemment à autre chose, et ses lèvres prononçant très-bas, avec vivacité, des paroles qu’on n’entendait point.

Valentine avait souri de son brave et bon sourire de fille honnête lorsque Henriette avait parlé de souvenirs et de rêveries:

–Oh! je ne rêve pas, dit-elle en hochant la tête. Je n’ai pas le temps de rêver. La maison, qui n’est pas bien lourde, repose tout entière sur moi, et mon oncle ne s’occupe guère des réalités de ce monde.

–Je sais que vous êtes un peu la maman de votre oncle, Valentine. Ah çà! docteur, vous êtes donc toujours féru de votre idée de produire des monstres?

–Qui? moi? fit Urbain Trézel qu’on semblait tirer par les pieds du fond de quelque nuage. Oui, ma cousine. Je suis en train de prouver que l’homme peut, à sa volonté, produire des poulets à deux têtes, ou à tête énorme, ou encore des poissons monstrueux.

–C’est horrible! dit Henriette. Et à quoi cela vous avance-t-il?

Les yeux hagards de Trézel devinrent brusquement comme inspirés, et un sourire de supériorité parfaite glissa sur ses lèvres.

–Cela m’avance, ma cousine, à avoir déjà fait couver artificiellement neuf mille quatre cents œufs de poulets et à avoir produit, selon mon désir, à peu près trois, mille deux cents monstres. Des poulets nains, des poulets géants, des poulets à deux becs.

–Qui ont vécu?

–Qui sont morts. Mais la question n’était pas là!

–Et vous appelez cela de la science?…

–De la tératogénie. Ce sera la grande découverte de l’avenir.

–Mon cher Trézel, dites-moi, à quoi s’est donc ruiné votre frère? demanda Mme de Grandier.

–Dans l’agriculture. Il inventait des machines économiques.

–Oui. Ca tient de famille. Et il a laissé Valentine sans dot!

–Je vous demande pardon, interrompit doucement la jeune fille, il m’a donné une bonne éducation; il m’a légué, puisque vous parliez de souvenirs, une mémoire vénérée et il m’a beaucoup aimée. De l’affection qui vous console et une instruction qui vous permet de gagner votre vie, vous n’appelez donc pas cela une dot?

Elle avait dit ces derniers mots avec un sourire profond, sans affectation d’orgueil blessé ou de vanité hors de saison.

Mme de Grandier lui prit les mains.

–Je suis bien certaine que vous ressemblez à votre mère, ma chère petite, dit-elle.

–J’en suis certaine aussi, puisque mon père adoré m’aimait un peu pour cela!

–Vous ne l’avez pas beaucoup connue, votre pauvre mère? Vous aviez cinq ans quand elle est morte. Vous vous la rappelez bien?

–Assez pour ne jamais m’endormir sans revoir son cher visage.

–Mais vous êtes un ange, Valentine! s’écria Mme de Grandier en surprenant comme des larmes dans les yeux humides de la jeune fille.

–Oh! fit naïvement Urbain Trézel, elle n’est pas méchante!

A l’instant même où Henriette achevait de s’entretenir ainsi avec Valentine, M. de Reynière, qui avait quitté le petit salon, revenait, en compagnie du docteur Vernier, auprès de la maîtresse du logis. En apercevant Mlle Trézel assise là, charmante dans sa robe blanche, éventant doucement son visage au teint mat, et promenant autour d’elle ses regards profonds, Reynière laissa échapper une sorte de cri soudain étouffé, que le médecin prit pour de la souffrance.

–Qu’avez-vous? dit le docteur en saisissant la main du comte.

Le regard de l’amiral ne quittait point Valentine. Plus vivement et plus cruellement encore que Salviac, M. de Reynière venait d’être frappé par cette étrange ressemblance qui faisait en quelque sorte revivre Blanche dans Valentine Trézel. Le docteur Vernier et Mme de Grandier avaient peu connu, à peine entrevu Mme de Reynière. Ils ne pouvaient donc se rendre compte de la surprise douloureuse de l’amiral et de Robert. Le plus étonnant d’ailleurs, dans cette ressemblance profonde, c’était le geste, la voix, l’allure même des deux femmes, toutes choses saisissables seulement pour ceux qui avaient vécu de la vie de l’une d’elles, mais qui rendaient vraiment la présence de Valentine chez Mme de Grandier fantastique comme une apparition.

Le premier mot de l’amiral, sa parole presque instinctive fut:

–Quelle est donc cette jeune fille?

Il s’adressait ainsi, machinalement, au docteur, comme si Vernier dût nécessairement tout savoir.

C’était, au contraire, par hasard que le docteur connaissait Mlle Trézel. Les recherches pseudo-scientifiques d’Urbain Trézel avaient mis’parfois le médecin en relations avec l’oncle de Valentine.

–C’est mademoiselle Trézel, répondit Vernier.

–Trézel!

–Oh! une jeune fille charmante! Pas très-riche, absolument pauvre même, mais une âme d’élite, une vraie femme.

–Ah! fit l’amiral en regardant toujours et avec une fixité émue la jeune fille qui ne le voyait pas.

–C’est la nièce de ce petit monsieur que vous voyez debout, là, décoré de l’ordre du Christ. Un étoilé, un toqué, comme eût dit Gavarni! Il passe sa vie à fabriquer des animaux odieusement ridicules, affreux, épouvantables et à rédiger des Mémoires pour l’Institut. Ce faisant il croit naïvement marcher sur les traces d’Étienne et Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire ou du savant M. Dareste. Il me paraît d’ailleurs avoir tout juste la science d’un officier de santé, mais il est bel et bien docteur. C’est un confrère.

–Ne trouvez-vous pas, murmura M. de Reynière, d’un ton lent et bas, avec un accent qui surprit Vernier et qui lui fit plaisir comme un peu d’espoir, dites, ne trouvez-vous pas que cette jeune fille est étrangement belle?

–Non pas étrangement, mais extrêmement belle; je suis de votre avis, amiral. Elle ressemble à un de ces portraits aux yeux calmes et pensifs de J.-J. Henner, le peintre des honnêtes femmes!

–Oui, vraiment belle! répéta l’amiral qui ne détachait point ses regards de ce profil de jeune fille, de ce cou jeune et savoureux, de cette taille souple, virginale, attirante.

Ce sentiment de trouble douloureux à la fois et plein d’une volupté funèbre qu’avait éprouvé l’amant, le mari le ressentait à son tour. Pour lui, comme pour Robert, c’était Blanche qui était là, Blanche ressuscitée, Blanche rajeunie et purifiée.

–Tiens! tiens! tiens! pensait le docteur en suivant la direction des prunelles de M. de Reynière. Voilà qui est bizarre et qui serait plus souverain que mon bromure. Ah! nature, nature, tu es, à toi seule, une Faculté tout entière, nature, natura naturans!

Valentine, comme si elle eût ressenti magnétiquement l’impression des regards de Reynière, se retourna tout à coup et ses yeux rencontrèrent justement ceux de l’amiral.

Il tressaillit et ses paupières s’abaissèrent, tandis que les claires prunelles de cette en fant demeuraient levées vers lui, un peu étonnées.

–C’est l’amiral de Reynière, dit tout bas à sa cousine Henriette de Grandier.

Ce nom, pour Valentine, habituée à vivre loin du monde, n’évoquait aucun souvenir, mais au ton dont il était prononcé, la jeune fille devina qu’elle se trouvait en présence d’une individualité considérable. Valentine, sans s’inquiéter du titre, avait assez l’instinct de la véritable grandeur morale pour subir ce sentiment de respect, magnétique en quelque sorte, que Jean de Reynière imposait à ceux qui l’approchaient. Elle regardait l’amiral, tandis que le docteur Trézel, se penchant rapidement vers Mme de Grandier, demandait tout bas:

–N’est-ce point M. de Reynière?

–C’est lui!

Le petit homme se redressa aussitôt d’un seul coup, absolument mû comme par un ressort. Et se tournant du côté de l’amiral, il salua et resalua, commençant avec un léger bredouillement, causé par un flux de paroles, un compliment qui n’en finissait pas.

–J’ai eu l’honneur, amiral, de vous rencontrer chez M. Maréchal (de l’Institut), votre ami. et qui daigne s’intéresser à mes expériences. Ah! que je suis heureux, amiral, de me retrouver devant un homme de votre valeur, de votre renommée, de.

–Monsieur le docteur Urbain Trézel, interrompit Mme de Grandier en présentant le petit homme pour couper court à son bavardage. Elle ajouta ensuite, en prenant par la main Valentine, qui se leva:–Mademoiselle Trézel.

Très-pâle, la lèvre agitée par un frémissement qu’il s’efforcait de maîtriser, l’amiral s’inclina devant la jeune fille, et il y eut tant de simplicité gracieuse et de séduction modeste dans le geste de Valentine saluant le comte, que Reynière demeura un moment immobile devant elle, la regardant en silence, avec une sorte d’admiration et de respect.

Ce silence même, l’expression de ce regard, étaient faits pour rendre bientôt la situation de Valentine difficile. La jeune fille rougit légèrement et regarda son oncle comme pour lui demander, par un coup d’œil, de la tirer d’un embarras qui s’aggravait en se prolongeant. Mais Trézel n’avait pas l’air de se douter de cette muette prière, et l’œil ardent, il contemplait l’amiral avec la secrète pensée du postulant qui songe au protecteur: «–Voilà cependant un homme qui pourrait me donner un fameux coup d’épaule!»

Valentine ne savait plus d’ailleurs quelle contenance tenir, et il fallut que Mme de Grandier rompît le charme et ramenât l’amiral au sentiment de la réalité.

–Vous ne valsez plus, amiral, sans cela ma cousine eût été une danseuse idéale!

–Ah! fit Reynière, comme brusquement réveillé, mademoiselle est votre cousine?

–Elle est la petite cousine de Raoul, ce pauvre Raoul, dit Henriette en se tournant languissamment vers le portrait de M. de Grandier souriant toujours, les pieds dans les fleurs.

–Je vous fais compliment de votre parente, madame, dit l’amiral d’un accent profond.

–Félicitez-moi plutôt, monsieur, répondit Valentine, d’une amitié aussi bienveillante que celle de Mme de Grandier.

Cette fois, le cœur de Reynière se tordit comme pressé par quelque main invisible. C’était jusqu’à la voix de Blanche! En fermant les yeux et en écoutant, il eût pu croire la morte debout à ses côtés. Et même en cherchant des traits différents sur le visage de Mlle Trézel, c’était encore, c’était toujours Blanche qu’il retrouvait et qu’il revoyait, qui se dressait là, devant lui.

Peut-être y avait-il une expression de gravité précoce dans le regard de Valentine et qui contrastait avec le regard plus passionné de Blanche. Séduction plus prestigieuse encore et plus déchirante: ce n’était pas «l’adultère,» c’était «la jeune fille» que Jean de Reynière écoutait avec une sorte de ravissement plein d’angoisses. C’était Blanche, telle qu’il l’avait rencontrée et aimée. Ce n’était pas Mme de Reynière. C’était Mlle de Clarens, cette pureté vivante. Et si pourtant la trahison, la douleur, le crime, la mort, tout cela n’était qu’un horrible rêve! Si c’était vraiment Blanche! Si de la lettre maudite, des rouges souvenirs de la nuit du meurtre, de cette scène épouvantable de l’avenue Montaigne, rien n’existait, rien qu’un songe de malade! Si cela était vrai que l’amiral n’avait pas tué, et qu’il aimait et qu’il était aimé. Ah! quelle impression de salut, de fraîcheur, de pur réveil! La même pensée et le même rêve torturaient, à la même heure, l’amiral et Salviac.

La voix d’Albéric Réville venant tout à coup inviter Mlle Trézel pour la valse prochaine ramena brutalement le comte à la réalité farouche.

Il retomba du haut de sa vision comme dans un gouffre.

Valentine accepta le bras du jeune homme, et l’amiral, immobile, vit disparaître, dans un tournoiement d’étoffes, de soieries et de fleurs, cette enfant que ses yeux, pleins d’une fixité bizarre, n’avaient pas quittée depuis un moment.

Il lui sembla qu’on lui arrachait un peu de sa chair, qu’on lui volait une nouvelle fois sa Blanche adorée. Ce jeune homme qui entraînait sa valseuse, c’était– eût-on dit–celui qui, là, tout à l’heure, avait devant lui incliné un front brisé. Et pendant que la valse continuait, tendre, amoureuse, faisant défiler dans ses enlacements de mélodies comme des tournoiements de couples heureux aux regards perdus, aux lèvres soupirantes, il semblait à ce malheureux homme, dont la douleur mâle et fière se réveillait plus lancinante, que c’était le chœur de ses souvenirs, de ses espérances, de ses illusions, qui tournait, passait, repassait et s’envolait ironiquement au vent de l’infini.

L’amiral demeura assez longtemps ainsi, comme perdu dans cette contemplation, et le docteur Vernier, à qui rien n’échappait, se sentait quelque peu satisfait.

Il fredonnait machinalement, tout en suivant aussi du regard les valseurs, un accompagnement de fantaisie.

–Mais vous êtes bien gai, docteur? lui dit la belle Mme Gobert.

–Est-ce un reproche?

–Au contraire. Et pourtant, quand je vois un médecin sourire, je me dis: Bon Dieu! serions-nous menacés d’une épidémie?

–Oh! il n’est pas question de maladie. Je vous répondrai comme vous: Au contraire. Je viens de m’apercevoir qu’un malade que j’étais prêt à déclarer incurable peut parfaitement être guéri.

–A la bonne heure, fit Mme Gobert, vous acquittez quelques-uns de vos clients, vous!

La grosse dame avait, en riant, prononcé assez haut ce mot d’acquittement. Il arriva comme une balle au milieu de la rêverie de l’amiral, et Reynière, qui tressaillit, sortit de son immobilité en même temps que finissait la valse.

Valentine, souriante, un peu étourdie, sa poitrine se soulevant légèrement, les boucles noires de ses cheveux se collant à son front, revenait vers l’amiral, reconduite jusqu’au canapé par Albéric, son valseur.

–Je vous remercie, mademoiselle.

La jeune fille s’inclina, s’assit, et fut aussitôt rejointe par Urbain Trézel qui lui dit rapidement:

–Il se fait tard, très-tard, Et mes expériences?

–C’est juste, dit Valentine en se relevant.

Elle ressentait une espèce de trouble qui n’était ni sans charme ni sans inquiétude à voir que M. de Reynière ne la quittait décidément pas des yeux.

Lorsqu’elle passa devant lui, il la salua avec une expression de respect où il y avait comme une effusion instinctive, et elle lui rendit ce salut avec son regard loyal, tandis que le petit docteur répétait:

–Que je suis heureux, amiral, d’avoir pu… d’avoir eu l’honneur… la bonne fortune… Si jamais vous daigniez vous intéresser à mes essais de tératologie… un homme de votre science, de votre valeur!… Et si vous vouliez bien… un jour… avec M. Maréchal, visiter… en passant… mon humble laboratoire…

Mais au moment où l’amiral répondait par un sourire bienveillant, Valentine, comme si le ton suppliant de son oncle l’eût blessée, entraînait doucement le petit homme vers la porte du salon et disparut avec lui, laissant l’amiral sous l’impression d’une fin de rêve.

Elle partie, ce salon lui semblait désert, ces lumières lui paraissaient mornes: l’ombre était partout. L’illumination disparaissait. Il semblait à M. de Reynière qu’il retombait brusquement en pleine nuit.

–Je me retire, docteur, dit-il à Vernier au bout d’un moment; je suis un peu las.

–Pardieu! songeait le médecin, je gagerais bien qu’il serait resté si elle était encore là. Eh bien! répondit-il, je vous accompagne. Partons à l’anglaise.

Ils remontèrent dans le coupé du docteur qui déposa d’abord l’amiral rue de La Rochefoucauld, dans cette partie basse et quasi déserte qui donne dans la rue Saint-Lazare. M. de Reynière y habitait le rez-de-chaussée d’un hôtel assez vaste au fond d’un jardin.

Au moment où le comte descendait du coupé et tirait devant sa porte le bouton de cuivre du timbre:

–Eh! bien, amiral, fit le docteur Vernier, regrettez-vous votre soirée?

–Non, répondit Reynière d’un ton bizarre.

–Se fouetter le sang, aller, venir, cela vaut bien le bromure de potassium. Je vous condamne à deux cachets par jour et à une soirée en ville tous les deux jours.

–C’est beaucoup, fit l’amiral.

–Bah! quand le bromure n’a pas de goût et quand les soirées sont bien choisies!

Reynière ne répondit pas, mais il envoya de la main un salut au docteur, poussa la porte et entra.

–Allons! murmura le médecin en s’enfonçant dans son coupé, pendant que le cocher touchait ses chevaux et que la porte de l’hôtel se refermait lourdement sur l’amiral;–si je le sauve, j’aurai bien prouvé qu’il y a des revenants en ce monde, et cette enfant m’y aura vraisemblablement aidé. Mlle Trézel tient pourtant la guérison de ce héros dans sa petite main! Et il y a encore des gens qui refuseraient le diplôme de docteur aux femmes!

La maison vide

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