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CHAPITRE II
ОглавлениеPour juger de mon origine, il eût fallu entendre ma mère, une fois qu'elle abordait ce chapitre-là. Ma mère était, après S. M. l'impératrice, la plus grande dame de la cour de Marie-Thérèse; elle savait à fond tout ce que nous avions été, nous autres, de Jules César à l'empereur Joseph II, et ce que nous étions depuis tant de siècles: princes de Wolfenbuttel, marquis de Ratzbourg, comtes de Werdau, vicomtes d'Erlangen, barons de Reichenbach, burgraves d'Undernach, hauts et puissants seigneurs d'Osterbourg, Gossnitz, Altembourg et autres lieux. À tous ces titres, ma mère avait fait, de l'étiquette, un devoir, que dis-je? une vertu, et j'aurais de la peine à expliquer, moi-même, par quelle suite de révolutions j'ai fini par oublier cette science auguste. Hélas! ce fut un grand malheur pour les princes, quand cette barrière de l'étiquette fut brisée, et qu'on les put approcher à la façon des autres hommes; ce fut une vanité qu'ils payèrent bien cher, quand ils voulurent ressembler à tout le monde. Ici, je reviens à ma mère: elle était une excellente princesse, occupée uniquement de blason, de généalogie, et qui savait par cœur, toute son antique famille. Elle descendait en droite ligne, par les femmes, des princes de Wolfenbuttel, illustre famille dont la branche cadette occupe aujourd'hui le trône d'Angleterre, et qui a donné deux impératrices à l'Allemagne.
Surtout, ce qui fit le bonheur et le juste orgueil de ma mère, c'est qu'elle vit naître et grandir, et s'épanouir au souffle enchanté de son quinzième printemps, cette jeune et brillante fleur, Marie-Antoinette d'Autriche, qui languit et mourut si misérablement, sous le beau ciel de France! En sa qualité de parente, elle avait assisté à l'éducation de cette jeune princesse, dont les premières années furent si complétement triomphantes, qu'il eût été impossible aux plus terribles prophètes de prévoir ces affreux retours de la fortune. Tout entière à sa passion pour la reine future, ma mère avait semblé m'oublier moi-même, un Wolfenbuttel!
On ne sait plus guère aujourd'hui, même en Allemagne, élever des princes à l'ancienne mode, et les plus grands seigneurs vont à l'école des bourgeois; certes celui-là eût été bien malavisé qui eût préparé pareille éducation pour Son Altesse sérénissime, le Moi, que j'étais.
À ces causes, je fus élevé comme une créature à part dans la race humaine; heureusement que je me suis élevé tout seul. Je suis mon propre ouvrage, et je n'ai rien pris de personne. Il est vrai que tout d'abord, je me fis une éducation si hautaine, que ma mère en eût été fière, et si je ne suis pas devenu le plus insupportable des hommes en général, et des Allemands en particulier, je le dois, en fin de compte, à l'admiration extraordinaire qui me saisit pour Frédéric II, le roi de Prusse, et qui renversa tous les plans de ma mère et tous les projets de son fils. Admirer aujourd'hui le grand Frédéric, c'est chose assez simple et naturelle, même en Allemagne. Aux yeux de ses contemporains, tout au rebours, le roi de Prusse était un révolutionnaire, un athée, un traître envers la royauté qui pesait sur sa tête! À peine on convenait que c'était un grand roi, un héros. Ses familières accointances avec M. de Voltaire avaient perdu le roi de Prusse dans l'esprit des sages de sa nation. Les courtisans blâmaient à outrance un roi descendu jusqu'à imprimer des vers, qu'il avait faits lui-même. Il n'y avait, dans toute l'Autriche (on les comptait), que certains esprits forts qui se fussent permis de penser que le conquérant de la Silésie et l'ami de Voltaire était le plus grand roi de son temps. Je me mis, un matin, au nombre des esprits forts; je renonçai à ma vanité de grand seigneur, pour admirer mon héros tout à mon aise. Alors, me voilà pris de passion pour cet esprit libertin qui faisait affronter au roi, mon héros, les dogmes les plus profonds, les préjugés les mieux enracinés, les passions les plus gothiques. À mes yeux, Frédéric II représentait, sur le trône, la philosophie elle-même. Il était le roi philosophe... un révolutionnaire! eût dit ma mère;—un grand homme, répliquait mon esprit révolté. Voilà comment peu à peu je démentis ma brillante origine, et les espérances que tous les miens avaient fondées sur mon orgueil.
En ce moment, si j'avais seulement soixante ans de moins, ou soixante ans que je n'ai plus, je ne me ferais pas faute ici, à propos de ma jeunesse, de quelques mots de poésie, et j'invoquerais l'idéal tout comme un autre. Oui, mais le mot n'était pas inventé de mon temps, et nous ne connaissions guère cette race plaintive de petits jeunes gens qui commencent la vie en regardant le ciel, les eaux, les fleurs, avec des larmes dans les yeux. Fi de ces soupirs étouffés, de ces élans vers le ciel, de ces tristesses indicibles... mais le fait est que je n'ai jamais rien senti de ces extases. J'étais vraiment jeune, actif, plein de passion, plein de tumultes; je me parais, je dansais, je chantais, j'aimais à me produire au milieu du monde, à parler du grand Frédéric, à passer pour un philosophe. Un philosophe! Il a lu, bonté divine! l'Homme Statue et Condillac! Il a lu Voltaire et Diderot! C'est ainsi qu'à dix-sept ans j'avais déjà rempli de mon nom et de la hardiesse de mes opinions toutes les petites cours d'Allemagne: j'étais redoutable à nos grands-ducs, et l'Allemagne, indécise sur mon sort, se demandait si j'irais voyager au dehors, ou si je resterais dans la principauté de mon père, avec une épouse de mon choix? Grand sujet de délibérations, même à la cour de Vienne, et sur lequel ma mère n'avait garde de s'expliquer, comme il convenait à la majesté d'une descendante des princesses de Wolfenbuttel.
Je ne saurais dire aujourd'hui ce que j'étais alors, non plus que la nation à laquelle j'appartenais. Je n'étais ni rêveur, ni triste, j'étais jeune et très-curieux de tout savoir. À un homme de ma qualité, il n'était pas de proposition si haute à laquelle il ne pût s'attendre, et véritablement j'étais déjà fort étonné que S. M. l'empereur ne m'eût pas encore appelé à ses conseils.
Marie-Thérèse, ce grand roi, venait de mourir à Vienne agrandie par ses soins, elle-même, cette impératrice, qui à peine avait trouvé dans ses vastes États, une ville pour faire ses couches. Elle était le dernier rejeton de la maison de Habsbourg, la dernière héritière du bonheur de cette grande famille. Joseph II, plagiaire bourgeois du roi de Prusse, venait de transporter dans sa nouvelle cour toute la philosophie et tout le sans gêne qu'il put ramasser en ses voyages. Que fis-je alors? J'imaginai de le traiter comme on traite un philosophe, un sage, et cela me parut de bon goût d'aller voir, sans être présenté, un empereur d'Autriche... un cousin. J'entrai donc sans façon, avec la foule des courtisans et des sujets de toutes les classes, dans le palais... disons mieux, dans le logis de Sa Majesté.
La foule était grande; elle observait le plus profond respect. La familiarité des sujets envers le souverain n'était pas encore une habitude, le cérémonial et le silence régnaient aussi despotiquement dans cette foule, que si Joseph II n'eût pas été un roi populaire. Après le premier instant d'étonnement, je trouvai que l'heure était lente, et je me mis à tuer le temps.
Je regardai les visages de mes compagnons, seigneurs et bourgeois, et, dans ma suprême insolence, oubliant que j'étais un philosophe, oubliant les respects que je devais à mon souverain, il me sembla soudain que je n'étais pas à ma place, que l'empereur avait grand tort de me faire attendre, et manquait véritablement à toute espèce de convenances. En ce moment, le Wolfenbuttel l'emportait sur le disciple de Voltaire, et sur le lecteur de l'Encyclopédie! En ce moment l'humble maison qu'habitait mon maître me semblait humiliante, autant pour moi que pour lui-même! Attendre autre part qu'à l'Œil-de-Bœuf un autre souverain que le roi Louis XIV, quelle dégradation pour un seigneur tel que moi!
Tant j'étais, dans le fond de mon âme, un véritable baron féodal!
Cependant chaque homme était appelé à son tour, à l'audience du maître, et je les voyais sortir, l'un après l'autre, du cabinet de l'empereur, celui-ci content, celui-là soucieux; l'un touchait la terre à peine, et l'autre, on eût dit qu'il avait le Brooken sur les épaules! Ils allaient ainsi du ciel à l'abîme, heureux, déconcertés, radieux, triomphants, et s'inquiétant fort peu de la philosophie de l'empereur.
De son côté, ma propre philosophie était en pleine déroute, et, pour me rassurer quelque peu, moi-même contre l'égalité qui m'opprimait, je regrettais sincèrement (vous m'allez prendre en pitié) de n'avoir pas sous les yeux un vieil arbre généalogique des Wolfenbuttel, que j'avais courageusement et philosophiquement dédaigné dans mes jours d'indépendance et de liberté! Que n'aurais-je pas donné à cette heure, pour contempler à mon bel aise, avec les yeux de la foi, cette longue pancarte sur laquelle mille noms divers formaient comme un vrai labyrinthe sans issue! Alors, que d'orgueil à contempler dans leur cours, ce mince filet d'eau, ce torrent, ce fleuve immense et cet océan d'enfants issus de même race, abbés, marquis, princes, comtes et ducs, généraux, cardinaux, évêques, abbesses, duchesses et novices! Pas un marchand pour entacher la noble souche, et tous ces membres d'une race authentique, et qui remonte à Jules César, étiquetés comme autant de vieilles bouteilles!... J'avais pourtant dédaigné tout cela, ce matin même, avant ma triste visite à l'empereur!
Je possédais aussi, comme pendant à ma généalogie, une carte de mes domaines paternels, et j'avais naguère, comme un héros que j'étais, poussé l'héroïsme à ce point que ces villes, ces châteaux, ces prairies, ces étangs, ces parcs, ces pâturages, m'apparaissaient comme un point dans l'espace... on appelait tout cela ma principauté, et ma principauté me semblait ridicule. O vanité! m'écriai-je, et trois fois vanité de ces possessions, représentées par ces points dans l'espace! Ici, le printemps n'a plus de zéphyr, l'été plus de beau soleil! «ma terre» est stérile! Pas un grain de blé dans ces sillons! Pas une fleur dans ces jardins! Ainsi parlant, je traitais ma noblesse impitoyablement, aussi bien que ma fortune.
... En ces moments superbes, je touchais à l'apothéose, ou tout au moins au piédestal!... Voyez pourtant le changement de mon esprit! Parce que l'empereur ne m'avait pas appelé tout de suite, et parce qu'il faisait entrer chez lui, avant moi, un capitaine, un magistrat, un poëte, eh! que dis-je? un laboureur,... je trouvai qu'il agissait mal avec mes aïeux, mal avec mes domaines, mal avec mon génie, et je me demandai si j'étais fait pour être ainsi traité, moi un prince Wolfenbuttel!
«—Monseigneur, me dit un chambellan, S. M. vous attend. Elle ne savait pas que vous vous étiez présenté chez elle; elle est fâchée que vous ayez attendu...»
À ce mot Monseigneur, à ces excuses royales, je sentis remonter mes bouffées d'orgueil; soudain, le courtisan redevint un philosophe, et, dédaigneux de cette faveur enviée il n'y avait qu'un instant, j'hésitais d'autant plus à entrer chez Sa Majesté, que cette foule émerveillée ne savait pas comment je pouvais hésiter.
Sur l'entrefaite, une pauvre dame à l'air timide, au regard timide, s'était levée, et se tenait debout contre la porte. Elle était suppliante, et, sans nul doute, sa vie entière était en jeu, dans cette minute formidable. Au moins, en ce moment, mon orgueil fit une bonne action.—Faites-moi l'honneur de passer la première, madame, lui dis-je avec respect: je viens de m'avouer à moi-même que je n'ai rien à dire à l'empereur... Et la dame, à ces mots, se hâta si fort, qu'elle oublia de me remercier, comme c'était sans doute son intention.
Telle fut ma première, et mon unique audience à la cour de S. M. impériale. On peut juger si ce fut un scandale énorme à cette cour, obéissant encore aux lois les plus absolues de l'étiquette... mais, chose étrange, incroyable, inouïe!... il arriva que ma conduite obtint un sourire de ma mère; elle approuva, d'un signe de main, à la façon d'un Jupiter Tonnant, cette énormité philosophique.—Oui da! me dit-elle, notre maître a brisé le premier toutes les barrières, et il appartenait peut-être à un Wolfenbuttel d'apprendre au César, qu'on ne doit rendre au César que ce qui revient au César. Vous voulez être honoré, Sire, honorez votre sceptre. Ainsi je vous loue, et je vous dis sincèrement que vous avez bien fait, monsieur mon fils.