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PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

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«Si vous me demandez quel est ce livre; à quel genre de littérature il appartient, et quelles conséquences en va tirer le lecteur, je vous répondrai ingénument que je suis fort empêché de vous répondre. La chose est ainsi cependant.

«En ce siècle ingénu des classifications, où, jusqu'à la littérature, tout est numéroté par ordre et divisé par familles, ce n'est pas, je l'avoue, un médiocre inconvénient que de publier un ouvrage indécis, qui ne puisse absolument se placer dans un rayon certain de la bibliothèque, sans en troubler la savante harmonie, et sans faire mentir la commune étiquette de tant de beaux livres obéissant à la loi des bibliothécaires de profession. Tels sont cependant ces nombreux chapitres à propos de Marie-Antoinette, de Mirabeau, de Barnave, du duc d'Orléans, en un mot, de tout ce qui a illustré, bouleversé, ennobli, souillé la dernière période du dernier siècle. L'idéal, le faux, l'impossible, et surtout l'impossible, se rencontrent trop souvent dans mes récits pour qu'ils aillent grossir la case des historiens; en même temps, les faits y sont quelquefois si vrais, si réels, incontestables à ce point que, parmi les œuvres de pure imagination, ils sembleraient une disparate.

«Pourquoi cependant? Il est si peu d'ouvrages de pure invention où la vérité ne se mêle au mensonge, il est si peu d'histoires où le mensonge ne s'allie à la vérité! Aujourd'hui surtout où l'histoire est embarrassée de tant de systèmes, de contradictions, de passions opposées! Oui, je conçois l'histoire, mais comme la faisaient Xénophon, Thucydide et Tite-Live. Alors la tradition était une; le fait arrivait de bouche en bouche à l'historien, qui l'enregistrait sans l'examiner; et quand il était paré des grâces d'un style élégant, ce fait même aussitôt devenait irrécusable. Le pauvre annaliste n'était pas occupé à mettre d'accord des mémoires qui se démentaient l'un l'autre. L'écuyer de Cyrus, le secrétaire de Périclès, la femme de chambre de Cornélie, ne s'étaient pas mis aux gages du libraire Ladvocat; ils n'avaient pas laissé de gros volumes, remplis de mesquins détails. Tout se bornait à l'événement principal que l'écrivain racontait avec sa bonne foi et sa passion, que le lecteur croyait avec simplicité! Cette franchise et ce bon sens valaient mieux cent fois, que l'examen sans cesse et sans fin; cette bonhomie et cette façon de croire à l'historien qui raconte, étaient cent fois préférables à cette critique dont nous sommes si fiers.

«Mais l'histoire contemporaine! Il n'y a plus moyen de l'écrire, depuis qu'elle appartient à tout le monde! Dans ce labyrinthe où tant de fils viennent se croiser, comment reconnaître le fil qui peut vous guider et vous conduire à la lumière? En qui donc aurez-vous foi, je vous prie? À Dumouriez, à M. de Bezenval! à Prudhomme ou à Mme Campan! Les uns et les autres, ils ont vu, «ce qui s'appelle vu!» les mêmes événements, et tous, d'une manière différente, ils les ont arrangés, séparés, défigurés, au gré de leurs haines, de leurs opinions, de leurs intérêts. Lisez, par exemple (et je vous plains!), tout ce que les amis et les ennemis de M. de Lafayette ont écrit à sa honte, à sa louange, dans les premières années de la révolution, et, s'il se peut, formez-vous de cet homme une idée complète et bien arrêtée. Ce que je dis ici d'un homme, on le pourrait dire de tous les autres.

«Je l'avouerai, mon humble esprit ne savait où se prendre au milieu de tant d'incertitudes. Plus j'allais à la vérité, plus elle prenait soin de me fuir. Enfin, désespérant de l'atteindre, j'ai vu qu'il me serait impossible de reconstruire l'histoire, et comme il m'en fallait une, j'en ai fait une à mon usage. Deux grands faits, seulement, m'ont paru assez clairs et positifs: la plus vieille monarchie de l'Europe s'écroulant en quelques jours, une tête de roi tombant sur la place publique. En même temps l'infortune, le talent, l'erreur, le crime, mêlés à cette étonnante catastrophe... et voilà ce que j'ai voulu représenter en quelques personnages, résumer en quelques noms propres.

«L'infortune, en mon livre, elle porte un nom qui fait courber les têtes les plus hautes, elle a nom Marie-Antoinette. O l'héroïque et très-haute image de cette monarchie encore belle et forte, mais étourdie à la façon d'une jeune fille ignorante du monde et de ses exigences; bienveillante à tous, et par tous abandonnée! À force de bienfaits elle n'a créé autour d'elle que d'inutiles amitiés et d'implacables haines. Que disons-nous? rien n'égale ses malheurs, sinon le courage à les supporter.

«Mirabeau, c'est le talent, c'est le génie emporté dans tous les excès, par tous les vents de l'orage et des révolutions. Il fut l'inexplicable exemple de ce que peut un homme enivré de vice et d'intelligence, quand chez lui l'orgueil et l'ambition conspirent avec l'éloquence, pour tout détruire; roi par la parole, à qui ne manque aucun genre de mépris, pas même le sien; il fait trembler tous les trônes de l'Europe, il finit par reculer devant sa propre conscience. Il meurt enfin quand sa mission de renverser est achevée; homme incapable, ou, qui pis est, parfaitement indigne de faire le bien, et de se repentir utilement.

«La vertu dans ces époques troublées, la vertu virile, eh bien! j'avais choisi pour la représenter dans mon drame, mon héros même, Barnave, homme de mœurs élégantes et de langage fleuri; désintéressé au milieu de tant de corruptions; humain et charitable au milieu de tant de férocité. Une fois seulement la sainte pitié le trouvera insensible, et, la vapeur du sang montant jusqu'à son faible cerveau, il calomniera la victime, au profit du meurtre impitoyable. Oui, Barnave, en vain du haut de cette tribune abominable où le paradoxe est maître, as-tu demandé, avec surprise, si le sang des meurtriers valait la peine d'être déploré? Le sang qui coule est toujours pur, quand il n'est pas versé par la loi pour venger la société, et les remords du reste de ta vie expieront à peine ces cruelles paroles.

«À mon sens, Barnave représente assez bien, par ses emportements subits, par ses colères sans frein, par son muet repentir, par sa mort atroce, et par la réhabilitation posthume qui fut faite autour de son nom, cette belle part de la jeunesse condamnée à l'obscurité par sa naissance, et qui consent de tout son cœur à l'obscurité, à condition que personne, autour d'elle, ne s'élèvera au-dessus d'elle. À des esprits ainsi faits, une révolution portera toujours préjudice; cette révolution est, pour cette jeunesse, un grand malheur: elle la rend ambitieuse; elle l'arrache à son repos; elle l'entoure à l'improviste de grandeurs inouïes et volées; elle la dégage en même temps de son premier serment, ce premier serment solennel, le seul qui compte au tribunal de Dieu, au jugement du genre humain, le serment qu'on ne fait qu'une seule fois. Il n'y a qu'un serment, comme il n'y a qu'un baptême! Ajoutez à ces erreurs de la jeunesse, aux temps cruels des révolutions, que la révolution est féconde en parvenus du dernier étage, ce qui fait que nos jeunes gens se regardent, et qu'ils se disent (chose étrange! ils se disent cela tout haut): Nous valons pourtant mieux que cela! Alors, dans ces malaises, l'usurpation devient une contagion morale, chacun voulant usurper quelque chose en ce gaspillage politique. Barnave aussi. Comme il vit que Mirabeau, roi dans le peuple, était l'usurpateur de la couronne de Louis XVI, il a voulu être, à son tour, l'usurpateur de Mirabeau. Quoi d'étonnant? Quand il n'y a plus de frein pour quelqu'un, il faut qu'il n'y ait plus de frein pour personne! Aussitôt que Mirabeau fut le maître, il n'y eut pas de raison pour que Robespierre n'eût pas son tour. Seulement, dans cette lutte haletante et misérable de pouvoirs éphémères qui s'élèvent et qui tombent, dans ce nombre incroyable d'ambitions niaises ou sanglantes, plaignons les ambitions honnêtes, plaignons Barnave; il eut l'ambition d'un honnête homme dont on a dérangé la voie. On s'égare, on s'étonne, on se perd, on est perdu.

«Pour figurer le crime (en cette histoire que je me faisais à moi-même, et que j'arrangeais au gré de mon conte d'enfant mal instruit, qui veut tout savoir en vingt-quatre heures, qui n'écoute les conseils et les leçons de personne), il ne s'offrait à moi que trop de modèles. J'ai pris le mien dans un palais, comme un effrayant contraste, j'ai choisi, par une préférence qui lui était due, et qui ne pouvait étonner personne, un prince affreux, tout semblable à ce portrait que fait Tacite en parlant de ces neveux de Tibère «qui commencent à se montrer les héritiers du maître, à force de débauches secrètes et de forfaits ignorés!» Je l'avais sous la main, et je m'en suis servi, comme on se sert d'un croquemitaine à épouvanter les enfants. Ce brigand ténébreux, cet idiot, qui, pouvant d'un mot racheter tous ses crimes, épouvanta les bourreaux eux-mêmes de sa cynique imprécation contre cet infortuné, son parent et son roi, dont la tête était en jeu dans cette réunion de régicides, le voilà donc tel quel, et, s'il vous plaît, pouvais-je trouver quelque part un exemple plus frappant de folie et de méchanceté?»

Tel était mon exorde... et tels étaient, en effet, les divers personnages de ce livre écrit sans patience, arrangé sans art, conduit sans talent, plein de hasards et si mal disposé, qu'en le relisant, à cette heure, et revenant sur ces pages oubliées, il me semble en effet que j'assiste au rêve d'un malade. Où donc avais-je, en effet, rencontré cet Allemand que j'affublais d'un très-grand nom de l'Allemagne? Où donc avais-je imaginé cette fable où l'absurde et le niais le disputent à l'impossible? En vain, même aujourd'hui, j'y voudrais remettre un peu d'ordre, en vain je voudrais arranger, réparer, réunir par un certain lien ces fictions malséantes, ce serait entreprendre une œuvre inextricable, et moi-même je me demande, en ce moment, par quelle indulgence incroyable, et par quelle fascination que je ne saurais expliquer, le public contemporain de Notre-Dame de Paris, du Vase étrusque, des premiers contes de Balzac, de Volupté, d'Indiana, et de tant de belles œuvres justement honorées, et populaires à bon droit, a pu tolérer la lecture de cette œuvre informe? Il faut donc que la jeunesse ait un grand charme? Il faut que les innocents délires portent en eux-mêmes une inexplicable excuse, pour que ce Barnave, à savoir, ce monstrueux ensemble d'opinions contradictoires, de colères mauvaises, d'admirations stupides, cet enchevêtrement fabuleux des plus vulgaires accidents d'une si grande et si terrible révolution, ait trouvé grâce un instant aux yeux de ces lecteurs dont les pères avaient été les témoins, et quelques-uns les acteurs de cette histoire que je défigurais à plaisir. Voilà ce qui m'étonne, et, disons mieux, voilà ce qui m'épouvante, en ce moment de zèle et de vérité avec moi-même, à l'heure où la fiction se dépouille de ses oripeaux et de ses mensonges; à l'heure où la vérité, toute nue, apparaît manifeste, irrésistible, et montrant, à qui l'a outragée, un visage sévère et voisin du mépris. Voilà, sincèrement, ce que je pense, à cette heure où je suis juste avec moi-même, de ce fameux Barnave et de sa fameuse préface, et s'il était possible d'anéantir un livre qui a vécu même une minute, une seule, à coup sûr je jetterais volontiers ce livre aux flammes vengeresses, et de ses cendres inertes je ferais, sans peine, un ridicule hommage aux quatre vents du ciel. Mais (voilà la peine et le châtiment) j'ai beau me repentir; en vain je connais les fautes et les crimes de ce livre imprudent, je ne saurais l'effacer; il suffit qu'il ait vécu... dix minutes, pour qu'il soit acquis à l'accusation qui m'a frappé du côté des gens de goût, des bons esprits, des sages esprits, des prévoyants, des amis de la chose honorable, honorée et faite avec art.

Il y a, dans Plutarque, un livre intitulé: Des choses qui se portent bien... Heureux trois fois, et davantage, les livres sains, vivants, vigoureux et bien portants! Honneur et gloire aux livres qui se portent bien! Un livre en belle et bonne santé respire à chaque page une suave odeur de contentement, de force et de calme! Une passion bien portante est fière et forte; un vice même, bien portant, n'est pas digne absolument de nos mépris. Voyez Harpagon, voyez don Juan! Tu te portes bien, c'est-à-dire, ami, te voilà au niveau de la renommée et de la gloire, au niveau de toutes les fortunes! Tu te portes bien, c'est cela! Maître absolu de ton âme, tu vas marcher dans les bons sentiers, tu vas exprimer les nobles sentiments, tu vas parler la belle langue à l'accent grave, intelligente, éloquente, au niveau des plus secrets penchants de l'âme humaine.... Hélas! jamais histoire ou roman ne fut plus malade que ce triste Barnave, enfant mal venu d'un si jeune homme! Il n'y a rien de plus triste à voir, et de plus triste à suivre que ce fantôme de Barnave! Il a la fièvre, il a le délire; il passe, et coup sur coup, de l'exaltation sans cause au découragement sans motif; c'est un accès de tétanos, un véritable delirium tremens! Roman du vide et du néant! Marionnettes et polichinelles de l'histoire! Un théâtre où rien ne se passe, ou pas un ne parle à la façon bienséante, honorable et superbe de la force et de la santé. Fausse éloquence et fausse admiration! Hormis le pieux respect dont la reine Marie-Antoinette est entourée, hormis quelques pages véhémentes à propos de Mirabeau, et peut-être aussi le Retour de Varennes, tout est faux, absurde et trivial dans ce roman sans forme; ici, le moindre bruit est le bruit d'une trompette; ici, le silence est un râle! On n'a pas affaire à des hommes, tout au plus à des fantômes. Je vis, un jour, dans l'ancienne salle des Doges, à Gênes, un simulacre de statues recouvertes d'une toile blanche... on les eût prises, de loin, pour des marbres... ce n'étaient que des mannequins, remplaçant misérablement des statues mutilées.

Que vous dirais-je? On peut comparer ce vieux livre, oublié dans les limbes, à cette lanterne, où tantôt la flamme envahit le verre enfumé, où tantôt la flamme éteinte emplit de nuages et de nuit ces verres magiques, sur lesquels devraient briller et resplendir: Madame la Lune et Monsieur le Soleil... Voilà mon œuvre! Hélas! il n'y a rien de plus absurde et de plus mal fait. «Un fagot mal lié!» me disait un jour M. Sainte-Beuve.... et je le trouve indulgent, comme s'il n'y avait pas: fagots et fagots!

Je ferme ici ma parenthèse, et même il me semble que voilà bien longtemps déjà qu'elle est ouverte. Ainsi nous reprendrons, s'il vous plaît, la première préface à l'endroit même où nous l'avons laissée il n'y a qu'un instant, mais cet instant de flagellation m'a paru diablement long.

Barnave

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