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CHAPITRE III

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Table des matières

Naturellement je reçus de la cour le conseil officieux de voyager longtemps, pour mon instruction, parce que, disait-on, j'avais beaucoup à apprendre encore, et très-volontiers je m'inclinai devant ce conseil, qui répondait à mes vœux de prince oisif et disgracié. D'ailleurs, quel moment plus favorable à un voyage de longue haleine? En ce moment solennel, où tout s'arrête, où rien ne commence encore, l'Europe inquiète, et pressentant ses nouveaux labeurs, prenait haleine pour les bouleversements à venir. La paix de 1783, pesante à tous depuis déjà longtemps, tenait les peuples sous un joug uniforme. Dans cette Europe que je voulais visiter, tous étaient vaincus également: l'Angleterre avait perdu l'Amérique du Nord, la France était ruinée d'argent et endettée comme un cadet de bonne maison; Gibraltar avait épuisé les forces et l'orgueil de la vieille Espagne; la Russie, accablée à la fois par le luxe de l'Asie et la civilisation de l'Europe, ressemblait à un fruit pourri avant d'être mûr; la Prusse et l'Autriche étaient incessamment occupées, l'une à lier ses conquêtes, l'autre à courir, d'un pas lourd et pesant, aux réformes hâtives que rêvait son empereur, et surtout à maintenir les Pays-Bas, qui commençaient à remuer de nouveau, lassés qu'ils étaient des furieuses leçons auxquelles on les avait soumis. Ainsi, par lassitude ou par misère, par prudence ou par nécessité, tous les États de l'Europe étaient en somnolence à l'heure où j'entrepris mon voyage à Paris... Toute l'Europe était en feu, à mon retour.

Voilà comment j'étais devenu la terreur de la vieille Allemagne, à l'heure où j'étais jeune! Ah jeunesse! est-elle assez belle et charmante! Mais qu'elle paraît plus belle encore aux heures sombres des vieilles années. En ce moment, les moindres faits de ces temps fabuleux sont présents à ma mémoire, et je me vois, moi-même, prenant congé de l'Allemagne. C'était sur le perron de mon vieux château, bâti par mes ancêtres les Burgraves; les arbres avaient encore toutes leurs feuilles, la vigne était chargée du vermillon de l'automne, mes vassaux étaient aux champs, mes chiens seuls me dirent adieu par un hurlement plaintif. Une incomparable émotion s'empara de mon âme; on eût dit le pressentiment des terribles choses que j'allais voir, des malheurs dont je serais le témoin!—Je partis en toute hâte, et je m'abandonnai à cette ardeur de courir à travers la ville et le désert, à côtoyer tantôt la foule, et tantôt le troupeau; à rêver, à prévoir, à deviner ce qui se passe au livre des hasards d'ici bas.

Je n'avais pas vingt ans encore; en ce moment, la vie et ses fêtes m'apparaissaient en pleine lumière; il n'y avait rien de si grand qui m'étonnât, pas de si beau rêve qui ne fût une réalité pour mon âme, encore enfant.

Au second jour de mon départ, j'avais déjà fait cinquante lieues, en courant la nuit et le jour; mon esprit en avait fait cent mille, et j'en étais arrivé à ma plus belle rêverie... En ce moment commençait une de ces nuits limpides toutes remplies d'ineffables clartés; j'étais placé dans cet état de calme intime que donne le mouvement: sous vos yeux passe un monde, encore un pas... vous êtes au ciel! Tout à coup l'essieu de ma voiture crie et se brise, et me voilà retombé sur la terre, simple mortel.

Ainsi je me trouvai étendu sur la grande route, après avoir descendu et remonté une ville française, située entre deux montagnes; le choc m'avait jeté à dix pas, sur les bords de la chaussée, et je voyais confusément l'onde couler comme un serpent qui glisse dans le gazon.

—Il paraît, me dis-je à moi-même, que j'allais vraiment trop vite; un grain de sable m'a jeté brusquement dans l'immobilité: profitons-en, reposons-nous. Celui-là est toujours arrivé qui ne sait pas où il va!

—Vous cependant qui passez par ici, bons paysans, relevez un prince allemand dont la voiture a versé dans vos ornières, et qui s'est brisé la jambe droite, en rêvant qu'il escaladait le ciel.

Après une longue attente, on vint enfin à mon aide, et je fus transporté, non loin de là, dans un calme et doux village flamand, et dans la maison la plus hospitalière de cet aimable endroit. Cette humble maison n'avait qu'un rez-de-chaussée; deux lits occupaient cette chambre. L'un de ces lits était pour la vieille Marguerite, et dans l'autre dormait sa jeune nièce, Fanchon.—Quoi! dites-vous, elle avait nom Fanchon?—Vraiment oui, c'était le nom de mon ange gardien, quand on m'apporta sous son toit, semblable au colombier de Wolfenbuttel. De tous les accidents qui peuvent atteindre un jeune homme, un bras fracturé, une jambe brisée, est le moindre accident, sans nul doute.—Il peut prendre encore une pose héroïque et se draper dans son manteau. Votre garde, en parlant de vous, dit très-bien: le blessé! beaucoup mieux qu'elle ne dirait: le malade! Elle vous traite en enfant...; vous auriez une fièvre maligne, elle vous traiterait en vieillard; bientôt même elle s'attache à vous par les soins qu'elle vous prodigue; elle veille, et vous dormez; vous voyez sur vous, posé, tout le jour, ce doux regard attentif qui vous calme et vous conseille: or, dans cette cabane où j'étais si bien, j'avais deux gardes-malades, la grand'mère et la petite-fille, l'hiver à ma droite et le printemps à ma gauche.—Ami, me disait la vieille, ayez confiance et priez Dieu.

—Jeune homme, aie bon espoir, je veille sur toi, disait la jeunesse.—Ah! ma petite Fanchon, votre mère m'a pansé, mais c'est vous qui m'avez sauvé, ma Fanchon! Quand elle vint ainsi, confiante, à mon aide, elle allait sur ses dix-huit ans; elle était une fille vive et joyeuse, au charmant sourire, au regard plein de pitié. Il était bien convenu qu'elle me veillerait, pendant le jour et que sa grand'mère aurait soin de moi pendant la nuit, mais pendant la nuit dormait la grand'mère, et Fanchon veillait, comme si elle eût dormi tout le jour. Moi, cependant, je la laissais faire, et pour la récompenser de tant de veilles, je m'efforçais de me guérir. Pourtant je guéris lentement, Fanchon fut patiente. À la fin, quand je pus me lever, elle m'offrit son bras, elle m'apprit de nouveau comment l'enfant met un pied devant l'autre, et je fis durer les leçons longtemps. Bientôt, ce fut entre elle et moi une conversation suivie. Elle riait, elle pleurait, elle rêvait; elle avait des gaietés sans cause et des larmes sans motif, et moi, je veillais sur elle, à mon tour.

Seule pendant trois mois, elle occupa ma vie, et la remplit d'un charme inconnu. En ce moment, je n'étais plus le sage, et le philosophe allemand... j'étais un amoureux. Je l'aimais sans le savoir; elle-même, elle ne savait pas comment je l'aimais, et qui lui eût dit, là, tout d'un coup: Ma belle enfant, votre femme de chambre est un des plus grands seigneurs de l'Allemagne, il ne l'eût pas intimidée... Elle ne croyait pas qu'il y eût au monde un plus grand seigneur que le bailli, qui demandait sa main tous les trois mois, et qu'elle refusait tous les trois mois.

À tant de séductions ingénues, je résistais vainement. Chaque jour, je me sentais vaincu par ce doux supplice.—Bonsoir, Fanchon, lui disais-je; et chaque soir elle était endormie avant que j'eusse eu le temps de lui dire encore une fois: Bonsoir!

Dieu! si les reines de Vienne ou de Paris m'avaient vu dans ce village enfumé, plein de fileuses, et moi filant le parfait amour! Que de rires! de sourires! que d'ironies! M. de Richelieu finissait mieux que je ne commençais, sans nul doute. M. de Lauzun avait déjà démontré aux marquises qu'il était le digne fils de son père, et déjà, dans toute l'Europe élégante on racontait à son propos de grandes histoires des petits appartements, qui portaient avec elles l'incendie, et que m'avait apprises monsieur mon précepteur. Oui, mais Fanchon était protégée et défendue par son innocence et par ma loyauté. J'étais déjà philosophe en toute chose, et même en amour... Disons tout et ne faisons pas le Scipion: ce qui protégeait Fanchon presque autant que sa propre innocence, à coup sûr, c'était ma timidité naturelle, et que je n'osais pas oser. Voilà comment les hommes décorent leurs faiblesses des noms les plus sonores! Quand j'avais honte, innocent et furieux contre moi-même, d'être un amoureux si craintif, j'aimais mieux croire en effet que j'étais retenu par la vertu.

Et si loin allait ma vertu, que je pensai sérieusement à épouser Fanchon, elle-même. Ainsi le comte d'Olban épousait Nanine; il est vrai que je valais cent fois le comte d'Olban, mais Fanchon, elle valait mille fois Nanine. Et si, bouleversé par tant d'événements extraordinaires dont je me faisais le héros, je finissais par m'endormir, ce court sommeil était assiégé par mille fantômes. Je voyais tous mes ancêtres féodaux s'élever contre moi; j'entendais les clameurs de mes chevaleresques aïeux, armés de pied en cap, les malédictions de mes nobles aïeules l'ironie à la lèvre, et le feu au regard; toute cette noble foule d'inconnus était à mes genoux, me priant, me suppliant les mains jointes, de ne pas déshonorer leur race par une indigne mésalliance. Que vous m'avez coûté cher, ô princes et princesses de Wolfenbuttel!

Un jour (le temps était mauvais, l'hiver commençait à se faire sentir, et les oiseaux de la ferme étaient blottis tristement sous les buissons chargés de neige), je me dis à moi-même:—Allons! courage! et qu'importe, après tout, à l'Allemagne? Il faut en finir, mon bonheur le veut; il faut que Fanchon sache enfin que je l'aime, et que j'en veux faire au moins une margrave! Oui! Fanchon! loin d'ici les vaines grandeurs! Loin de moi, même le sceptre! Et, que l'Europe entière l'apprenne avec frémissement, j'abjure à tes pieds toutes mes grandeurs... J'en étais là de mon héroïsme, et très-étonné que la foudre n'eût pas éclaté dans le ciel offensé de ma résolution sublime...

Survint Fanchon: elle était rêveuse et triste; elle s'approcha de moi, et s'inclinant:—Voulez-vous poser mon chapeau sur ma tête, monsieur Frédéric? me dit-elle.

J'obéis! Je posai le chapeau, un peu de côté, comme elle en avait l'habitude. Je fus remercié par un sourire, et ce sourire m'enhardit: pour la première fois, j'embrassai Fanchon; elle ne retira pas ses lèvres: au contraire, s'approchant de moi avec un regard caressant:

—Si je vous demande, me dit-elle, un rendez-vous, demain, puis-je espérer que vous y viendrez, monseigneur?

—Certes, Fanchon, j'y viendrai: mais où donc allez-vous si vite? «Il pleut, il pleut, bergère...» et c'est bien loin, demain, pour notre rendez-vous!

—Il faut que je parte absolument, me répondit Fanchon. À demain, sur le grand chemin, au banc de pierre, à côté de la fontaine. Elle me tendit la joue, une seconde fois. Je l'embrassai de nouveau, et elle partit, me laissant seul, en proie à mes belles résolutions.

Vint le lendemain! Il faisait encore plus froid que la veille. On peut penser que j'arrivai le premier, au rendez-vous. Dans la nuit, toute une révolution s'était opérée, et le froid, avait fait de la pluie une neige abondante. Hélas! le banc de pierre était couvert de neige; le vieil orme avait perdu ses dernières feuilles; on n'entendait plus le murmure de la source, et les oiseaux ne chantaient plus. Mon rendez-vous était devenu le rendez-vous de la brise et du tourbillon; tout gelait, tout se taisait!... Je sentis une petite main s'appuyer légèrement sur mon épaule: c'était sa main!—Bonjour, Fanchon! et je me sentis plus heureux que je ne l'avais jamais été près d'elle... Embrasse-moi donc, lui dis-je, en la tutoyant pour la première fois.

Alors seulement je m'aperçus que Fanchon n'était pas seule: elle donnait le bras à certain petit valet français nommé Julien, fifre et tambour de son état, qui avait quitté, pour me suivre, un terrible Allemand, le baron de Meindorff, qui le battait comme plâtre, et qui ne lui payait pas ses gages... Que faites-vous ici, Julien? lui dis-je assez mécontent de sa rencontre: allez m'attendre à la maison!

Julien ne partit pas, Fanchon le retint. Avec quel sourire!... un sourire qui lui disait: Julien, tu n'as plus de maître! Ainsi, elle l'affranchit d'un regard, puis, sans autre précaution, et d'un ton qui ne voulait pas de réplique:—«Ayez pitié de ce pauvre garçon, monseigneur! Il est si brave et si modeste! Il va faire un si bon mari pour votre petite Fanchon!» Disant ces mots, elle se retourna vers Julien; elle le regarda, elle lui sourit de nouveau, elle ne fut pas inquiète de ma réponse un seul instant. Quel changement, grand Dieu! L'enfant joueur faisait place à la femme résolue; à présent que je n'étais plus un malade, elle m'abandonnait comme on quitte une tâche accomplie! O mes rêves! ô mon héroïsme! ô mes résolutions!... Ma princesse était servante!... Or, telle fut, bien avant d'avoir habité Paris, ma première leçon d'égalité! C'étaient là mes premières amours: pensez donc si je les ai pleurées, pensez aussi au ridicule qui m'attendait, si quelque beau de la cour de France eût deviné mon idylle!... Ah! je suis vraiment un homme à qui rien n'a manqué, sinon peut-être un brin de vice, un brin de fard, pour faire un grand chemin à travers les grandes corruptions de son temps!

Dans l'histoire de Phédime et d'Agénor, un des petits livres de ma jeunesse, au temps du Sopha et des Bijoux indiscrets, je me rappelle une phrase qui me revenait bien souvent en mémoire: Il devait, dans la minute, la retrouver sur une fleur où il l'avait laissée... Imprudent! quand tu reviendras, Phédime à jamais sera partie, et les fleurs seront fanées, qui lui servaient de lit nuptial. Ainsi j'étais, cherchant à mes tristes amours, un dénoûment où je ne fusse pas ridicule, lorsque, dans le lointain, bien au loin, j'aperçus une voiture arrivant au galop de six chevaux. C'était d'abord comme un point noir; bientôt je distinguai une berline lourdement chargée, armoriée et fortifiée à l'avenant. Trois laquais à cheval étaient lancés à la suite; un chien dogue était assis sur le siége du carrosse... Au premier coup d'œil, averti par un vague instinct, je reconnus les armes et la livrée de ma mère. Dans la circonstance où j'étais, incertain de ce que j'allais devenir, honteux de moi-même, il me sembla que c'était le Ciel qui venait à mon aide, et que le dénoûment de mon vilain petit drame ne pouvait pas descendre d'une plus formidable machine: aussi bien la voiture seigneuriale s'arrêta lourdement à mes pieds.

Je relevai la tête, et je vis ma mère, elle-même, étonnée... elle qui ne s'étonnait de rien.

—Je ne m'attendais guère, monseigneur, à vous retrouver sur cette route en chevalier errant, aux côtés de cette fillette?... Et que faites-vous ici, s'il vous plaît?

L'aspect de ma mère aussitôt me rendit mon courage, et, cette fois, mon parti fut pris sur-le-champ:—Vous le voyez, madame, répondis-je en m'inclinant, je bénis le mariage de monsieur Julien avec mademoiselle Fanchon!

En même temps, je pris la main de Fanchon, et, m'approchant de Julien, que l'apparition de la princesse avait consterné:—Soyez heureuse, Fanchon, lui dis-je d'une voix émue. Et parlant ainsi, je serrais la main de Fanchon; sa main resta immobile et glacée! Ainsi, cette enfant qui m'avait sauvé, que j'avais tant aimée, elle n'eut pas un regard pour S. A. le prince de Wolfenbuttel, et pour ses vingt ans!

Ma mère, au moment où je montais dans sa voiture, m'arrêta, et de cette voix faite pour commander:

—Quand un homme de votre rang, me dit-elle, s'abaisse à bénir le mariage de ses domestiques, il leur donne une dot!

—Vous avez raison, madame, et qu'il soit fait ainsi que vous l'ordonnez. Puis me tournant vers Fanchon:

—Je vous donne, ô Fanchon! mon épée et mes pistolets, mon cordon vert et mon habit brodé, mon chapeau et mon plumet, mes talons rouges et mon point d'Alençon, mon Candide et mon Héloïse, et mon discours sur l'Inégalité des conditions.

Ceci dit, la berline, impatiente, obéissait au triple galop de ses six chevaux.

Je ne m'étais jamais vu, de ma vie, aussi près de ma mère, et j'étais fort troublé, je l'avoue, en pensant au compte que je lui rendrais de ma conduite. Aussi bien je me laissai conduire sans m'informer où nous allions. J'étais comme un homme à demi-éveillé qui cherche à se rappeler un songe qu'il aurait fait, dans la nuit.

La voiture passa devant la cabane à Fanchon. Je revis ce toit de chaume hospitalier, et la longue cheminée d'où s'élevait l'épaisse fumée d'un feu allumé, sans doute, en l'honneur de mon retour. Alors je revins à ma situation présente. Quelle différence entre ce jour et celui d'hier! Hier, l'amour et l'espoir! Aujourd'hui, la honte et le regret! Hier, j'étais le maître absolu de ma vie, et maintenant j'avais retrouvé mon maître, une Wolfenbuttel qui était ma mère! Et comme dans ce temps-là l'autorité des parents sur les fils restait intacte, je ne songeai pas même un instant à me dérober à l'autorité maternelle.

En ces temps, si loin de nous, le respect aux volontés paternelles était non-seulement un devoir de fils, mais encore un devoir de gentilhomme et de chrétien.

Je restai plusieurs jours dans cette position équivoque; nous gardions le silence, ma mère et moi, elle irritée et moi revenant par mille détours, à mes folles rêveries.

Quelle que fût cependant ma soumission, le lecteur aura compris que j'étais fort mécontent de moi-même, et que je me plaignais cruellement de ma chaîne. À la fin, lorsqu'à force de courir et de franchir l'espace, il advint que je me sentis plus calme et bientôt tout à fait calmé, alors je commençai à m'inquiéter du spectacle que j'avais sous les yeux. Chaque heure alors nous rapprochait de Paris, et déjà je reconnaissais que nous étions en France, à toutes les misères, à toutes les lamentations du grand chemin. À chaque pas, sur notre route, nous rencontrions des corvées, des receveurs, des marchands de sel, des douaniers, des monastères, des châteaux féodaux, force maréchaussée et force galériens se rendant à leur bagne... évidemment, nous approchions de Paris. Je sentais mon cœur s'agiter à chaque pas que nous faisions vers ces abîmes sans forme et sans nom.

—Voyez-vous, madame, combien ces belles terres sont malheureuses, combien ces paysans sont tristes, et quel silence affreux pèse sur ces contrées! Ce ne sont pas là les joies de notre patrie, ce ne sont point les plaisirs de nos bourgeois, la richesse de nos villes; notre Allemagne est un beau pays!

Ma mère me répondit avec plus de douceur que je n'aurais pensé.

—Oui, l'Allemagne est un beau et riche pays, Frédéric, non pas que je me sois attachée à étudier les mœurs bourgeoises, et à savoir si le paysan est heureux ou malheureux, mais l'Allemagne est un vieux et solide empire, elle compte des princes sans nombre, une noblesse antique et sans mélange. Hélas! mon fils, je ne vous adresserai pas de reproches inutiles; vous avez voulu montrer à l'empereur le danger des familiarités du maître au sujet, c'était bien fait cela, mais partir sans avoir imploré votre pardon! partir sans prendre congé de votre maître! O mon fils! vous le voyez, cependant, votre folle conduite m'a fait quitter cette cour superbe où je vivais en reine d'Allemagne, et quand j'appris que vous étiez parti sans équipage, avec un seul valet, comme un croquant, sans aucun titre et dans la disgrâce de l'empereur, le propre frère de notre cousine la reine de France...; en même temps, quand je me suis rappelé que vous étiez un admirateur de M. de Voltaire, un abonné à l'Encyclopédie, un enthousiaste de ce damné qu'on appelle Diderot, je me suis dit que sans moi vous étiez perdu: alors j'ai quitté ma charge à la cour, j'ai renoncé à mes emplois, à ma grandeur, et maintenant que je vous ai retrouvé, me voilà résolue à demander à S. M. la reine Marie-Antoinette, à notre jeune et bien-aimée archiduchesse, du service à sa cour pour moi... et pour vous!

Ainsi parla ma mère. Dans mes idées de philosophe indépendant, ce mot service! était assez malsonnant. J'avais adopté à ce sujet les opinions nouvelles.—Service? avez-vous dit, madame, eh! qui vous y force? N'êtes-vous pas la souveraine de deux comtés? N'avez-vous pas, à vous, assez de paysans pour faire la fortune de deux puissantes maisons? Mon père ne vous a-t-il pas laissé, en douaire, de vos biens propres, un château sur les bords du Rhin? Ou, si vous aimez mieux habiter sur l'Oder, n'êtes-vous pas encore, de votre chef, reine et maîtresse d'une terre presque royale? Que parlez-vous d'aller prendre du service à la cour de France?

J'aurais pu parler longtemps encore, la comtesse ne m'entendait plus. Elle, abandonner la cour! ne plus hanter avec des rois et des reines! elle, en un mot, ne plus servir! C'était l'exil que je lui proposais, c'était la mort! Le plus grand philosophe, et Diderot lui-même, Diderot, le premier, aurait eu pitié de cette douleur muette, et de l'effroi qui se peignait sur la figure de cette majesté désespérée! Elle ne voulait pas pleurer, mais ses yeux étaient gonflés de larmes! À la fin, et parlant tout bas, sur un ton solennel:

—Frédéric, me dit-elle, vous me ferez mourir de chagrin, avec ces opinions et ces discours de l'autre monde. Ayez pitié, monsieur, d'une mère au désespoir, qui vous aime et qui vous honore, en dépit de tant d'affreux paradoxes dont vous m'assassinez. Je ne sais par quelle fatalité les doctrines des philosophes ont gâté votre cœur, mais votre cœur est gâté sans retour. Vous aussi, vous, un prince de la confédération germanique, un Wolfenbuttel, vous rêvez l'égalité sociale, vous méprisez votre couronne, vous êtes prêt à renoncer au nom de vos aïeux, vous n'avez plus de foi à la royauté, vous, le dernier descendant de tant de princes, dont la famille a fourni des reines à deux trônes!

Sa voix, en ce moment, trahissait toutes les angoisses de la noble dame; elle tomba dans un profond accablement; la désolation et la terreur étaient gravées sur ces traits superbes: à l'aspect de ce désespoir, je sentis toute ma faute, et j'attendis que ma mère consentît à m'entendre, pour lui demander grâce et pardon!

—Hélas! hélas! reprenait-elle, mon propre fils m'a tuée sous le déshonneur! Jetez-moi sous les pieds de mes chevaux, faites-moi épouser un homme de finance, de roture ou de robe... Je suis perdue; les rois me méprisent, les reines m'évitent, désormais je n'ai plus qu'à vivre, abandonnée et sans crédit, au fond de mon manoir! Ainsi elle parlait, désolée, et pourtant elle ne pleurait pas, elle serait morte plutôt que de pleurer; mais elle priait tout bas le Dieu des bons conseils et des sages consolations.

Ce noble cœur, dont l'orgueil même était une vertu, représentait tout à fait ces obstinés sublimes qui ne comprendront jamais que le monde a changé. Le monde entier peut s'écrouler, ils restent immobiles sous les débris de l'univers.

Voilà comment, rêvant beaucoup et parlant peu, nous arrivâmes à Paris, ma mère et moi, vers la fin de décembre, par une nuit d'hiver, à l'instant même où toutes les petites maisons des faubourgs profanes s'éclairaient, l'une après l'autre, de feux mystérieux.

Quand je fus bien assuré d'être à Paris, je me sentis mieux. Un somptueux hôtel était retenu pour ma mère, dans le beau quartier de la ville, au faubourg Saint-Germain; c'est là que nous descendîmes. Le lendemain de notre arrivée, la comtesse était déjà tout entière aux longs préparatifs de sa présentation à la cour de Versailles; moi, je sortis à pied, afin de m'orienter dans ce rendez-vous de tous les étonnements.

Paris offrait alors un spectacle incroyable, un Paris tout neuf, et qui pourtant n'a duré qu'un jour. C'étaient trois à quatre villes en une seule; c'étaient plusieurs peuples sous un seul nom. Peuple étrange et divers; en même temps emporté par une extrême jeunesse, et frappé d'une horrible décrépitude; à la fois poussé en avant et retenu dans l'ornière; indécis dans ses volontés, inconstant dans son amour. Ce qu'il y avait de plus nouveau, de plus attrayant, de plus repoussant, de plus louable et de plus joli dans cette cité des merveilles et dans cette cour des miracles, c'étaient, aux deux extrémités de la ville: le Palais-Royal et le faubourg Saint-Antoine. Le nouveau propriétaire du Palais-Royal, qui, tout d'abord, était le Palais-Cardinal, ne voulant plus se contenter des apanages d'un prince, avait fait de son palais une boutique; il avait caché sous ses vieux ombrages, un abominable assemblage de boutiques et de maisons infâmes, consacrées au jeu et à la prostitution. Le faubourg Saint-Antoine, enivré de révoltes, et murmurant sa joie et sa menace aux murailles de la Bastille, avait le pressentiment de sa prochaine délivrance. À la voir de près, la Bastille tombait en ruines, et non-seulement la Bastille, avec ses sept tours et ses canons de fer, mais encore les monuments les plus solides et les plus consacrés dans cette ville souveraine: la Sorbonne et l'Archevêché, Notre-Dame et le Louvre, tout ce qui se tenait debout, depuis des siècles, était croulant, tout ce qui vivait était mort! Ceux qui semblaient vivre encore... autant de fantômes qui ont oublié de s'enfuir le matin, au premier chant du coq. Entre ces vieux monuments qui croulaient, entre ces grands hôtels chargés d'armoiries vermoulues, dans ces rues traversées de tant d'équipages, duchesses se rendant à la cour, petits-maîtres allant se battre à Vincennes, filles d'opéra qui ont dormi chez le ministre, abbés de cour allant à l'Académie, un peuple entier vivait d'une vie active, ardente, impitoyable, et l'on comprenait, à le voir agir, que ce grand peuple était vraiment fait pour toutes les conquêtes de l'avenir.

Le bourgeois de Paris, au temps dont je parle, il n'avait rien conservé de l'ancien bourgeois de la Ligue; il était riche, impassible, et tenant à ses franchises, mais dévoué et fidèle à son roi. Le peuple de Paris, une heure avant 1789, était un beau jeune homme en guenilles, oisif, moqueur, prêt à tout, terrible, habitué à voir toutes les grandeurs, à les voir de très-près, et à les saler au sel des chansons les moins équivoques. À un peuple ainsi fait, on pouvait, sans craindre un refus, tout proposer.—Allons! peuple, et portons à bras la chaise où se tient souriante Mme de Pompadour; allons! bon peuple, et couvrons de boue et d'injures le cercueil de ton maître. Ami-peuple, il s'agit de traîner Beaumarchais à Saint-Lazare... et le lendemain, tu renverseras, tu pilleras, tu briseras Saint-Lazare, et tu ouvriras ces cachots à la douce lumière... O peuple! interrogé par tous les doctes, sollicité par toutes les révoltes, plein de chefs-d'œuvre et plein d'espérances! Il était prêt à toutes les hardiesses, il était préparé à toutes les réformes! Tout ce qu'on lui commandait (pour peu que l'on sût s'y prendre), il l'exécutait sans remords, par plaisir ou par vanité. Il se jouait également du temps présent et du temps passé; il sentait, dans sa misère, que l'avenir appartenait à son génie; il ne s'inquiétait ni d'opprobre, ni de gloire, il attendait. Il sentait confusément que la ruine de ses maîtres était partout; que le trône avait été miné sans retour, et il s'en remettait, sur une douzaine de filles de joie et de malheur, dont il était le père et le conseil, le fauteur et le complice, pour renverser le peu qui restait debout en France: Église, Université, noblesse. Il était, ce peuple, un roi déchu, qui se disait: demain je règne à mon tour!

Pourtant cette force irrésistible était encore une force ignorée! Elle obéissait, somnolente, en attendant l'heure de sa révélation suprême; elle obéissait (l'habitude!), au sceptre, au bâton, à la crosse, à la corde, à la Bastille, au Châtelet, au bon plaisir; et celui-là eût été, certes, un mortel prévoyant, qui eût compris et deviné, sous cette obéissance inerte et de pur instinct, que cette obéissance, en effet, cachait une révolution!

Ces premiers moments de mon étude et de ma curiosité, au milieu de la ville, étaient pleins d'intérêt pour moi. J'aurais dit, à voir tout ce mouvement, que chaque jour était un nouveau jour de fête; il y avait pour chaque heure de la journée une nouvelle joie, un divertissement tout nouveau: la fête commençait, dès le matin, au premier rayon de beau soleil qui dorait les places publiques. On riait, on chantait, on vendait, avec mille cris divers, mille denrées diverses; on ne soupçonnait pas le travail, dans cette capitale aux mille têtes sans cervelle, où le peuple était maître en l'absence du roi. Versailles, en effet, a beaucoup travaillé pour la liberté de Paris, pour la perte du trône de France. En ce Versailles des mystères, la royauté s'était exilée, et elle ne comprit pas qu'elle s'était exilée en même temps de la confiance et des respects de la cité souveraine.—Et vraiment il n'y pas de roi, pas de prince, et pas de poëte et pas d'artiste, et pas même une femme à la mode et jalouse de sa beauté, qui se soient éloignés de Paris sans y laisser un morceau de leur sceptre, un peu de leur génie, un peu de leur gloire ou de leur beauté.

Ce que j'aimais surtout dans cette ville à tout glorifier, à tout briser, c'était cette profusion d'ironie et de bel esprit que le Parisien jette à pleines mains, à droite, à gauche, et sauve qui peut! Dans chaque taverne, au coin de la rue, et partout où ce peuple est oisif, vous rencontriez une assemblée éloquente, intelligente et superbe de beaux esprits, d'artistes en chaussures trouées, sans feu ni lieu, mal nourris, peu vêtus, qui se consolaient de leur misère présente par la parole et par l'espérance. Ils brisaient, ils renversaient toute chose, en leur improvisation furibonde, et maintenant je ne comprends pas que la royauté de France ait résisté si longtemps à ces Platon de tabagie, à ces Montesquieu de café ou de cabaret, à ce pêle-mêle irrésistible de législateurs en haillons, à ce peuple affamé de pauvres diables vivant de leur génie, au jour le jour, sans inquiétude et sans lendemain, barbouillant au hasard une toile ou une feuille de papier pour payer leur hôtesse; hommes d'un sens profond, toutes les fois qu'il s'agissait d'art et de poésie, intrépides railleurs du pouvoir, ne croyant à rien, pas même à leurs doutes les mieux prononcés; ces hommes-là représentaient, énergiques et passionnés, le peuple éclairé, superbe et mécontent, un peuple à part, acceptant un bienfait sans songer au bienfaiteur, à qui tout semblait dû, qui ne devait rien à personne, et qui disait volontiers, dans son orgueil et sa toute-puissance à venir: le sol que je foule est à moi!

On les voyait ces sophistes, ces philosophes, ces déclamateurs que l'éloquence attendait avec la liberté, déjà délivrés de l'épée et de la perruque, de la poudre et des manchettes, et de la broderie à l'habit, de la boucle au soulier, en bas de laine, en chapeau tout uni, sans dentelle et sans jabot, s'asseoir insolemment à la table des grands, occuper les premières places, s'emparer de la conversation, parler de tout, décider de tout, commettre avec leurs mépris, mal déguisés, mille insolences chez leurs imbéciles Mécènes, puis, quand ils étaient bien repus, et que la dame de céans leur avait donné un rendez-vous nocture, ils quittaient ces salons serviles, ces maisons tremblantes de la peur que l'esprit inspirait, sans saluer personne. À peine ils rendaient son salut au duc et pair... En revanche, ils tutoyaient amicalement son maître d'hôtel... Et voilà ce que le riche ou le noble avait gagné à faire, du métier d'artiste et de la profession d'écrivain, un métier de mendiant! On les forçait, ces pauvres diables, à plier le genou pour dîner, mais une fois repus, le rôle changeait, et c'était au tour de l'amphitryon à s'abaisser.

Croyez-moi, seigneurs, mes frères, respectons l'artiste, honorons l'écrivain, et, qui que nous soyons, prenons garde à ces hommes si disposés à prendre une rude et cruelle revanche! Hélas! je l'ai appris, à Paris même, il n'en faut pas douter, le poëte est plus fort que le ministre qui le gouverne, et l'artiste est le maître absolu du riche qui le paye. Il est plus fort, parce qu'il est plus patient. Voyez tout ce siècle, il flétrit, de toute sa force et de tout son dédain, le poëte, l'artiste et le philosophe! Il en fait son jouet, son esclave et son martyr! Ah! siècle idiot! royauté insensée! et grands seigneurs stupides! Ces méprisés, ces déshérités, ces mendiants, ces parasites, quelle revanche ils sauront prendre! O mes frères, les seigneurs féodaux, croyez-moi, n'humilions personne et surtout le talent, car il se venge!

Or, voilà ce que Louis XIV avait mis en pratique, voilà ce que le fameux roi Louis XV n'avait jamais voulu comprendre; il ne l'a jamais compris!

Barnave

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