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CHAPITRE IV

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Table des matières

Sylvain prêche la propreté à un petit «goret» et le courage à un grand poltron. —Sylvain gardeur d’oies. — Escapades. — A l’assemblée de Sivaud-le-Bourg. —Mort de la Marie. — Changement fâcheux dans le langage et les manières de Sylvain. —L’homme rouge corrompt la Flabault à prix d’or.

Or il arriva un beau jour de juillet, à l’époque où Sylvain avait six ans, que le capitaine reçut à l’improviste la visite d’un frère d’armes. Le cuirassier attendit un gros quart d’heure, le nez entre les deux pâlis, auxquels ses grosses mains potelées se cramponnaient avec impatience.

Au bout d’un quart d’heure, sa résolution fut prise, et il décida qu’il irait se baigner tout seul. Comme il n’était pas assez grand pour atteindre la clenche, de l’autre côté du guichet, il se mit en tête de sortir par escalade. A force de jouer des pieds, des mains et des genoux, il finit par se hisser jusqu’en haut. Arrivé là, il prit mal ses mesures, et, au lieu de descendre de l’autre côté, dégringola les quatre fers en l’air. La rotondité de sa personne amortit la lourdeur de la chute. Il demeura cependant quelques secondes sur le dos, un peu étourdi et très penaud: il ne s’était pas attendu à cela. Quand il eut repris ses sens, il secoua les oreilles et se mit à cheminer dans la direction de l’Hougue.

Chemin faisant, comme il passait devant une chaumine de triste apparence, il vit un petit garçon de trois ans, extraordinairement malpropre, qui flânait au soleil, assis sur une pierre plate, le long d’un mur, parmi des touffes d’orties.

Sylvain avait très bon cœur, et cela lui fit de la peine de voir un petit garçon qui avait l’air d’être en pénitence. Il pensa donc à le distraire. De plus, il savait qu’il est honteux d’être sale, et le petit malheureux était sale au delà de toute expression. Il s’arrêta au milieu du chemin et regarda le petit garçon..

Le petit garçon le regarda à son tour. Alors le beau Sylvain décida qu’il ferait une œuvre méritoire en mêlant l’utile à l’agréable, c’est-à-dire en emmenant le petit garçon pour le distraire, et en profitant de l’occasion pour lui faire prendre un bain hygiénique dans l’Hougue.

Il sourit au petit garçon et le petit garçon lui rendit son sourire.

La glace étant ainsi rompue, le beau Sylvain dit poliment, d’une voix douce et insinuante:

«Petit goret, viens te promener avec moi, je te ferai prendre un bon bain dans l’Hougue, à un endroit que je sais.»

Le petit «goret», qui s’ennuyait sur la pierre plate où sa mère l’avait mis en pénitence, se leva sans faire la moindre objection sur les termes de l’invitation et mit avec une confiance touchante sa patte malpropre dans la main de Sylvain.

Les voilà tout d’abord les meilleurs amis du monde: Sylvain vantant les délices du bain, et l’autre racontant, avec des grimaces de petit sauvage goulu, que sa mère cuira le lendemain, et qu’il mangera du bon pain frais! oh! comme il en mangera!

Ils descendaient vers la rivière, sur les cailloux roulants du chemin pierreux, entre deux talus couverts de thym et de serpolet, Sylvain mesurant avec complaisance ses enjambées de jeune géant sur le trottinement du petit goret, lorsqu’ils rencontrèrent une bonne femme qui remontait la pente en geignant. On voyait qu’elle venait du lavoir, car elle avait toute une charge de linge mouillé sur l’épaule gauche, et elle portait sous le bras droit une de ces boîtes ouvertes d’un côté, où les lessiveuses s’agenouillent dans la paille pour mouiller, battre, tordre et rincer leur linge.

«Hélas! mon bon Dieu! dit la bonne femme, où allez-vous donc comme ça, mes enfants, tous les deux tout seuls, comme deux petits abandonnés?

— Nous allons nous baigner, répondit poliment le beau Sylvain.

— Vous baigner, miséricorde! mais vous vous noierez pour sûr.

— Non, répondit gravement Sylvain, je sais un endroit où on ne se noie pas. Laissez-nous passer, dites; il faut que je lave ce petit-là, regardez comme il est sale.»

La bonne femme, qui n’y voyait plus bien clair, s’approcha des deux enfants, contempla le petit «goret» en clignant des yeux, fit une grimace et dit: «Pour sale, il est sale, et ça ne m’étonne pas; toi, qui parles si sagement, tu dois être le Sylvain à la Bricaud. Puisque tu dis que tu sais un bon endroit, tu en sais un pour sûr, car jamais dans votre famille on n’a su ce que c’était que de mentir ou de se vanter. Mais, avant de laver ce petit dans la rivière, sais-tu s’il n’a pas mangé depuis peu? Tu sais qu’il ne faut pas se mettre à l’eau après avoir mangé.»

Le petit «goret» avoua qu’il venait de manger un plat tout entier de pruneaux et de poires tapées, qu’il les avait encore sur l’estomac, et que c’est pour cela que sa mère l’avait mis en pénitence sur la pierre plate.

Sylvain fut saisi d’une peur affreuse à l’idée que le petit «goret» serait peut-être mort, s’il l’avait mis dans l’eau avec la charge de poires tapées qu’il avait sur l’estomac. Ensuite il eut envie de le gronder pour n’avoir pas parlé de cela tout de suite. Mais il réfléchit qu’il avait affaire à un tout petit «goret» sans connaissance, et que d’ailleurs ce n’était pas le «goret» qui lui avait demandé à venir.

Il dit donc d’un air de profonde sagesse: «Je crois bien que je vais le remettre là où je l’ai pris.

— C’est ça, mon pichon, dit la vieille femme en remuant la tete d’un air d’approbation. Reconduis-le; il est si petit qu’il serait bien capable d’avoir peur s’il rencontrait un chien ou des vaches. Et puis, vois-tu, pendant que tu y seras, tu feras peut-être aussi bien de retourner à la maison. Tes parents savent-ils que tu t’en vas comme cela tout seul à la rivière?

— Non, répondit franchement le beau Sylvain.

— Alors ils seront en peine de toi.

— Je n’avais pas pensé à cela. Alors je m’en retourne chez nous.

— C’est joli de ta part. Va, mon mignon!»

La bonne femme regarda partir les deux enfants, scandalisée de la saleté de l’un et émerveillée de l’obéissance de l’autre. Ensuite elle prit, en geignant bien fort, un sentier qui grimpait sur une bosse de terrain et devait aboutir dans le creux, au delà, à une masure, dont on apercevait seulement la cheminée et le toit couvert de joubarbes et d’iris. De temps en temps elle s’arrêtait pour respirer. Alors elle se retournait pour adresser aux deux enfants des signes d’encouragement.

Comme Sylvain n’était pas trop content de lui-même, il ne desserra guère les dents. Cependant il n’eut pas le cœur de malmener le marmot malpropre. Après l’avoir remisé sur sa pierre plate, il allait s’éloigner, quand la mère de l’amateur de poires tapées apparut sur la porte de la masure.

«C’est donc toi qui me l’avais débauché ? dit-elle d’une voix criarde.

— Oh non! répondit honnêtement le beau Sylvain, je ne l’ai pas débauché. Je l’avais emmené pour le laver dans la rivière; mais, quand j’ai su qu’il venait de manger, je l’ai ramené et le voilà !

— Manger! cria la bonne femme; si ce n’était que manger! mais il a gloutonné tout notre souper de ce soir.

— Tout le souper?

— Tout!

— C’est très laid, dit sérieusement le beau Sylvain; et puis c’est très laid aussi d’être malpropre. Savez-vous, la mère, à votre place, moi, je le savonnerais.»

La mère le pria de se mêler de ce qui le regardait et lui dit que ce n’était pas la peine d’être fier comme un paon, parce qu’on était filleul d’un vieux pas grand’chose de soldat.

Sylvain devint aussi rouge qu’un coquelicot, mais il ne riposta pas; il savait qu’un enfant ne doit pas répondre malhonnêtement aux personnes âgées, même quand elles ont tort. D’un autre côté, il était absolument ahuri que l’on pût prendre si mal un conseil aussi sensé que le sien.

Quand on est sale, on doit se laver, n’est-ce pas? C’est tout naturel. Alors pourquoi cette femme se fâchait-elle? Et puis, qu’est-ce que son parrain venait faire là-dedans? Enfin!

Comme il s’en retournait tout triste au logis, par le chemin creux, il vit l’Innocent qui se hâtait en clopinant, avec un air effaré, comme s’il faisait tous ses efforts pour échapper à un grand danger. Tout à coup il s’arrêta, leva les bras au ciel et s’écria: «Il y a des vaches derrière moi; il y en a aussi derrière toi. Cache-moi, Sylvinet, défends-moi. Je suis perdu.

— Mais, ce n’est que des vaches, objecta Sylvinet, tout surpris de la terreur de l’Innocent.

— Les vaches, ça a des cornes!

— Qu’es-ce que ça fait?

— Elles vont m’encorner! Regarde ces yeux qu’elles me font! Oh, Seigneur! Sylvinet, cache-moi, defends-moi! Tu vois bien que je suis perdu.»

Il y a des hommes qui sont braves par tempérament et que rien n’effraye, parce qu’ils n’ont pas le sens du danger. Sylvain était destiné à devenir un de ces hommes-là, ou plutôt c’en était déjà un en herbe. Cela ne lui fit rien du tout de se voir pris entre deux troupeaux de vaches. Il marcha droit devant lui, se contentant d’obliquer un peu du côté du talus. Les vaches prirent naturellement l’autre côté du chemin. Quelques-unes, plus curieuses que les autres, s’approchaient pour flairer cet atome qui leur disputait le passage; d’un geste assuré de ses petits bras, l’atome les écartait sans difficulté. Une fois hors de danger, l’Innocent qui l’avait suivi pas à pas, en tremblant de tous ses membres, prit sa course à travers champs, sans se donner le temps de le remercier.

Sylvain rentra au domicile l’oreille basse et raconta ses aventures avec sa franchise accoutumée; s’il oublia l’épisode des vaches, c’est que cette rencontre ne lui pesait pas sur la conscience, comme le reste. On ne le gronda pas, puisqu’il avouait si franchement son escapade. Mais le capitaine lui fit promettre de ne plus jamais sortir de son enclos sans permission.

Quand Sylvain eut attrapé ses sept ans, on lui mit une belle gaule entre les mains et on lui confia un petit troupeau d’oies, qu’il menait pâturer dans des endroits qu’on lui indiquait d’avance. L’idée du troupeau d’oies était née dans le cerveau du capitaine. «Trop petit, se dit-il, pour travailler la terre, trop grand pour rester les bras croisés!» Il avait d’abord songé à un troupeau de dindons; mais, informations prises, il apprit que les dindons n’avaient jamais réussi dans le pays et que les oies réussiraient peut-être. C’est lui qui avait fait la première mise de fonds. On le payerait sur les bénéfices, et le surplus reviendrait à Sylvain, sans qu’on l’en avertît. On placerait cela à la caisse d’épargne.

Au bout de quelques mois, le capitaine s’aperçut que Sylvain avait, comme qui dirait, l’instinct de la consigne. Je m’explique. Jamais il ne conduisait son troupeau dans un autre endroit que celui qu’on lui avait désigné, et cependant il y avait des endroits qu’il préférait aux autres. Jamais, pendant la durée de ses longues factions, il ne quittait son poste pour aller jouer avec les autres bergers ou les vachers qui gardaient leurs bêtes dans les champs voisins. Il fit bien des sottises d’enfant, dans le cours des années; mais il n’en commit jamais une seule pendant les heures de service, et notez qu’il semblait prendre une sorte de plaisir à être de service et à se reposer dans l’obéissance passive.

Aussi le capitaine, plus clairvoyant que le père et la mère, mettait tous ses soins à l’occuper utilement sans le fatiguer, lui faisant faire ses courses et ses commissions à Sivaud-le-Bourg, l’emmenant pêcher, chasser, ramasser des champignons, lui enseignant tous les petits métiers que doit savoir un bon soldat, lui donnant des leçons de marche et de maintien, et plus tard d’escrime.

Mais on ne peut pas toujours tenir un garçon à l’attache, surtout un petit hercule, en qui la vie surabonde et qui a besoin de dépenser le trop-plein de son activité.

C’est pendant ses heures de loisir qu’il faillit se casser les reins, en allant dénicher un nid de pie, presque au bout d’une branche, à une hauteur effrayante. C’est pendant ses heures de loisir qu’il mit le feu à une brande, en faisant la partie d’aller manger avec quelques camarades des pommes de terre cuites sous la cendre. Les autres se sauvèrent comme des moutons effrayés. Lui seul garda son sang-froid, et au grand détriment de ses souliers, de son pantalon et de la peau de ses jambes réussit à faire la part du feu en piétinant aux endroits dangereux. Il porta longtemps les marques de cet exploit.

Il avait seize ans, lorsque, toujours pendant ses loisirs, il fit le pari de grimper jusqu’au coq du clocher par la chaîne du paratonnerre. Il y grimpa assez facilement; mais, quand il y fut, les curieux qui avaient suivi son ascension à partir de la plate-forme, le virent passer son bras autour de la tige de fer et demeurer complètement immobile. Il avait été pris de vertige. Tout le bourg, le nez en l’air, s’attendait à le voir lâcher prise et tomber sur le pavé. On racontait déjà dans les groupes que pareil accident était arrivé, il y avait une trentaine d’années. Tout à coup on le vit agiter son chapeau de la main gauche, le remettre sur la tête et descendre tranquillement.

A dix-sept ans, autre pari. Il devait parcourir en trois quarts d’heure la distance de Sivaud-le-Hameau à Sivaud-le-Bourg, aller et retour. Il gagna son pari, mais il resta six semaines au lit entre la vie et la mort avec une belle fluxion de poitrine. Un autre y serait resté, il en revint.

Chacun de ces exploits mettait l’esprit du capitaine dans un état singulier. Le capitaine ne pouvait, au fin fond de son cœur, s’empêcher d’admirer l’intrépidité et la crânerie de cet «animal», comme il l’appelait. Et puis, il avait froid jusque dans la moelle des os, à l’idée qu’un beau jour on le rapporterait sur une civière, mort ou, qui pis est, estropié. Allez donc faire entrer un estropié dans un régiment de cuirassiers! Le jour où ce malheur arriverait, le capitaine mourrait pour sûr. Qu’est-ce qui le soutenait, qu’est-ce qui l’acheminait tout doucement vers sa soixante-dix-neuvième année? L’espoir. L’espoir perdu, tout serait fini pour lui!

Aussi, à l’issue de la fluxion de poitrine, il supplia Sylvain de lui promettre de ne plus risquer sa peau avant son entrée dans la carrière. Sylvain se défendit assez longtemps et finit par promettre.

Il est plus que probable que le capitaine n’aurait pas eu à lui extorquer cette promesse, si la pauvre Marie avait vécu assez longtemps pour faire appel au bon cœur de son enfant et à son affection pour elle.

Mais la pauvre Marie était morte subitement l’année qui avait suivi la première communion de Sylvain, juste huit jours après l’assemblée de Sivaud-le-Bourg. Ah! le capitaine n’oublierait jamais cette date-là. Le lendemain même de l’assemblée, il était allé la trouver pendant que les deux «hommes» étaient aux champs, et il lui avait raconté, les larmes aux yeux, avec un débordement de joie et d’orgueil, ce que son garçon avait fait la veille à l’assemblée.


«Ma fille, écoute-moi ça sur ton gars, dit le capitaine à la Bricaud. Tu sais que je lui avais donné dix sous à dépenser à sa fantaisie. Il court aux chevaux de bois; je m’y attendais bien. Je lui dis: «Mon garçon, prends-en bien à ton aise; ça me fait plaisir de te voir tourner sur ces bêtes-là, quoiqu’elles soient en bois, et enfiler des bagues à chaque coup.» Au moment de monter, il voit un garçon de mauvaise mine qui regarde les chevaux avec des yeux tout ronds. «Pourquoi ne montes-tu pas? que lui dit notre Sylvain. — Parce que je n’ai pas d’argent. — Eh bien, monte, je paye pour toi. — Vrai? — Vrai! et ce petit-là, qui est derrière toi, est-ce que c’est ton frère? — Non, c’est un petit que je ne connais pas. — N’importe! Eh, petit, psitt!» Le petit accourt. «Monte, que lui dit Sylvain; eh bien, tu fais le difficile? — Oh! ce n’est pas cela, que répond le petit; j’ai là mes trois petits frères; fais-en monter un à ma place: ça lui fera encore plus de plaisir qu’à moi. — Toi, que dit Sylvain, tu es un bon gars, ils monteront tous les trois, et toi par-dessus le marché.» Voilà le garçon de mauvaise mine qui parle à l’oreille de notre Sylvain et qui lui dit: «Bête! ne dépense donc pas ton argent comme ça pour des petits rien du tout.» Je regarde notre Sylvain; il est rouge de colère, je ne lui dis rien à lui, mais je me dis à moi-même: «Très bien, Sylvain, très bien, mon garçon. Relève-moi ce vilain museau-là du péché de paresse! —Eh! l’homme, dit notre Sylvain à l’homme des chevaux de bois, vous voyez cet individu qui vient de me parler; je vous préviens qu’il n’est pas de ma société ; s’il monte, il payera sa place; moi, je ne le connais pas; vous, les petits, montez tous les trois.» Le museau devint blanc de rage; il regarde Sylvain, comme s’il avait envie de laper dessus. Et moi, je fais semblant de regarder d’un autre côté, pour ne pas les gêner; mais je me dis: «Tape, museau, tape, tu trouveras à qui parler.» Il ne tape pas; il a peur, mais en passant près d’un des petits, qui était déjà monté, il le tire sournoisement par la jambe, pour le faire tomber. Vlan! vlan! qui est-ce qui a donné ces deux gifles-là ? c’est Sylvain. Le museau allonge un coup de poing, il en reçoit deux et roule les quatre fers en l’air. «Oh bien! que reprend Sylvain, pendant que l’autre se sauve, qu’est-ce que c’est que ce petit garçon qui porte une petite fille aussi grosse que lui? Approche, approche, monte aussi, toi, tu es de la fête, et passe-moi ta petite sœur qui ne saurait pas se tenir toute seule, et qui est trop lourde pour toi. Et maintenant, l’homme, faites tourner quand vous voudrez!» J’étais content de le voir si luron et si décidé, et puis si peu glorieux quand il s’agissait de faire plaisir; plus d’un y aurait regardé à deux fois, se sentant habillé de fête de la tête aux pieds, avant de prendre devant lui, sur son cheval, cette petite qui était quasi en loques et pas trop bien peignée. Sans compter qu’à la tenir il perdait la moitié de son plaisir, qui est de montrer son adresse à attraper beaucoup de bagues.


» Il lui parlait pour l’empêcher de s’apeurer en tournant, il la faisait rire, et il riait autant qu’elle, et moi je disais: «Honneur-z-aux dames! C’est un vrai militaire!»

» Quand ça se met à tourner moins fort, il demande à cette petite si elle veut recommencer. Elle répond qu’elle veut bien; Sylvain crie: «Que personne de ma société ne descende, nous allons faire un second tour.» Et après le second tour, il en commande un troisième, en l’honneur de la petite princesse, comme il l’appelait.

» Trois tours, pour six personnes, à deux liards par personne, ça fait bel et bien neuf sous. Mon Sylvain paye ses neuf sous sans broncher. Et avec le sou qui lui reste, il achète une de ces bouteilles où il y a des grains de chènevis roulés dans du sucre; il la donne à la petite, en lui recommandant de ne pas manger tout à la fois.

» Je dis à Sylvain: «Je sais que tu n’as plus le sou. — Et moi aussi, je le sais bien, qu’il me répond en riant.—Oui, mais moi, je ne veux pas que tu aies à regretter ton argent. — Mais, parrain, je ne le regrette pas; vous m’avez donné dix sous, je me suis amusé pour mes dix sous, tout est en règle. — Pour te montrer que je t’approuve d’avoir dépensé tes dix sous comme ça, je veux te faire entrer dans la baraque de la Femme sauvage. — Parrain, j’aime mieux pas; sauf votre respect, j’ai idée que ça me gâterait mon plaisir de tout à l’heure si on me payait pour ça; vous avez fait déjà un grand sacrifice; pas un sou de plus; promenons-nous, ça ne coûte rien.»

» Je me disais en moi-même: «C’est très bien ça,» et je crois que j’aurais répondu comme lui; mais moi, j’ai couru le monde, je suis un ancien militaire; où donc ce petit gars, qui n’a pas quitté son hameau, a-t-il été chercher des idées si militaires? C’est de toi qu’il tient ça, ma fille.

— Et de vous aussi.

— Peut-être bien. N’empêche que ce sera un vrai homme. C’est bon, c’est honnête, ça ne sait pas ce que c’est que le mensonge ou la peur. Ça n’est pas ce qui s’appelle dévot, non, on ne peut pas dire que ça soit dévot. Dans tous les cas, ça croit qu’il y a un Dieu, un Dieu qui nous voit et nous juge, et avec cette idée-là, nom d’un tonnerre! on est préservé de bien des choses mauvaises.»

Le bon capitaine aimait à raconter cet entretien, qu’il avait conservé mot pour mot dans sa tête, avec la ténacité de mémoire particulière aux gens illettrés. Et voilà que huit jours après, la pauvre Marie avait été prise d’une syncope et avait passé de vie à trépas, en une minute. Quel coup!

Ni le grand Bricaud ni Sylvain ne poussèrent les hauts cris: ce n’est pas la manière des gens du pays. Mais ils furent terriblement frappés tous les deux, sans le dire.

Le grand Bricaud devint tout drôle, buvant, mangeant et travaillant par habitude; mais on voyait qu’il n’avait plus de goût à rien. Quand vous lui parliez, il ne savait que vous répondre, vu que les trois quarts du temps il n’avait pas seulement entendu ce que vous lui disiez.

Son petit ménage s’en serait allé à vau-l’eau, si le capitaine n’eût pas cru de son devoir de se mêler de ses affaires.

Il lui fallait une ménagère. Le capitaine, faute de mieux, jeta les yeux sur la Flabault. C’était une femme d’âge, et, depuis qu’elle avait perdu son mari, elle vivotait misérablement dans sa cahute. Dans cette affaire, comme dans toutes les affaires humaines, il y avait du pour et du contre, et malheureusement ici plus de contre que de pour. La Flabault était honnête, en ce sens qu’elle n’aurait pas volé une épingle; mais elle était rapace et insinuante, et elle abuserait certainement de la simplicité et de l’indifférence du grand Bricaud, pour se faire donner bien des petites choses. Le capitaine pensa qu’il fallait faire la part du feu; et il fut convenu que la Flabault passerait ses journées chez Bricaud, pour nettoyer, épousseter, laver, savonner, cuisiner les repas et raccommoder le linge et les nippes de Sylvain et de son père.

La mort de la Marie avait été, dans tous les sens, un grand malheur pour Sylvain. Il en avait été comme «assauvagi», selon l’expression du pays. Non seulement, par bravade et pour se distraire, il avait fait des coups de tête, auxquels il n’aurait seulement pas songé autrefois, par crainte de lui déplaire et de la mettre en souci; mais encore il y eut un changement fâcheux dans son langage et dans ses manières.

La pauvre langue française, fort maltraitée dans tout le reste du département, était mise à toutes sauces à Sivaud-le-Hameau. Non seulement on estropiait les mots, non seulement on violait à la journée toutes les règles de la construction, mais on appelait tout crument un chat, un chat, et l’on jurait à faire frémir, sans se gêner, devant les enfants. Donc, depuis l’heure de sa naissance, un jeune Sivaudien se trouvait, au milieu de ses compatriotes, mâles et femelles, dans la même situation que le célèbre perroquet Vert-Vert au milieu des mariniers.

C’était si naïf et si naturel, que personne ne songeait à le remarquer. Les étrangers seuls s’en scandalisaient, et il venait si peu d’étrangers dans ces parages!

Le capitaine n’était pas un étranger. Il trouvait les choses en l’état où il les avait laissées, et cela le rajeunissait; sans compter qu’il ajouta à la langue courante certaines fleurs de rhétorique, qui, quoique venues de loin, prirent racine avec une facilité surprenante sur ce sol bien préparé.

La Marie comprenait la langue du pays et ne se choquait pas outre mesure de ses licences, elle y était tellement habituée! Mais cette langue, elle ne la parlait pas; une certaine distinction naturelle lui faisait éviter les vocables de haut goût. Le grand Bricaud et le capitaine avaient fini par se gêner un peu en sa présence, à cause d’elle d’abord, et ensuite à cause du beau Sylvain. Mais il leur arrivait souvent de s’oublier, et le beau Sylvain avait des oreilles et de la mémoire. D’ailleurs le beau Sylvain s’échappa bien jeune de son enclos, et au contact du monde extérieur il eut bien vite fait de compléter son vocabulaire. Mais, tant que sa mère vécut, il tria ses expressions pour lui complaire.

Quand elle fut morte et que la Flabault eut pris sa place au foyer, le torrent rompit sa digue. La droiture et la loyauté de Sylvain étaient en révolte perpétuelle contre le patelinage et les détours de cette vieille convoiteuse, qui appelait toujours votre attention à droite, quand l’objet de sa convoitise était à gauche. Il ne se gênait pas pour lui dire ce qu’il pensait d’elle et de ses manières. Elle pliait par intérêt et la rage de Sylvain s’en accroissait, car il n’était pas sa dupe. Alors il ouvrait les écluses à son éloquence, et toute la ferme en tremblait.

Le grand Bricaud écoutait tout cela, silencieux et morne; les sons atteignaient ses oreilles sans arriver jusqu’à son intelligence. Tout lui était indifférent; il s’absorbait dans le travail de la terre, pour ter rasser le souvenir par la fatigue du corps, et non plus pour entasser liard sur liard. Il passait quelquefois des journées entières sans adresser un mot à Sylvain, sans avoir l’air de le reconnaître.

Quand Sylvain fut bien remis de sa fluxion de poitrine, le capitaine surveilla son cuirassier avec autant de soin qu’en met un éleveur à surveiller le poulain sur lequel il compte pour gagner le Grand Prix.

Après avoir constaté que son homme était bien en point et «bon pour le service», le capitaine lui dit: «Le moment est venu!

— Bon!» répondit le cuirassier.

Et ce fut tout pour cette fois.

Pour la forme, on parla de la chose au grand Bricaud, qui répondit: «Bon!» et retomba dans ses humeurs noires.

Mais la Flabault était là, elle avait tout entendu; et par ses soins diligents la grande nouvelle se répandit dans Sivaud-le-Hameau, et fut bientôt connue à Sivaud-le-Bourg.

Elle excita l’intérêt d’un gros homme rougeaud, qui était en train de baptiser son café avec de l’eau-de-vie, après avoir déjeuné à outrance, à l’auberge de la Carpe. Le gros homme adressa quelques questions à ses voisins, acheva tranquillement son café, et s’en alla trouver le garçon d’écurie.

«Attelle,» lui dit-il, sans plus d’explications.

Pendant que le garçon, sans se presser, faisait sortir de l’écurie un cheval à longs poils et l’attelait à un tilbury crotté, l’homme rougeaud monta à sa chambre, plongea sa tête dans l’eau d’une cuvette pour se rafraîchir les idées, endossa une blouse bleue par-dessus sa redingote de drap luisant, se jeta sur la tête un chapeau de forme basse à larges bords, dégringola l’escalier, sauta dans le tilbury et fouetta son cheval.

En un rien de temps, il atteignit les premières maisons de Sivaud-le-Hameau. Un gamin demi-nu, qui polissonnait dans la poussière, lui indiqua la maison du grand Bricaud. Il ne pouvait pas se tromper, c’était la seule où il y eût une barrière verte.

Il ne se trompa pas en effet; et bientôt la Flabault, occupée à ravauder je ne sais quelles nippes, l’entendit crier, sacrer, tempêter et demander si tout le monde était mort là dedans.

Quand elle apparut sur le seuil de la bicoque, l’homme rougeaud lui demanda, sans descendre de sa voiture; «Est-ce ici le grand Bricaud?

— C’est ici, répondit la Flabault d’un air défiant.

— Le patron est-il là ?

— Non, il n’est pas là, il est aux champs, par là-bas.»

Comme le geste, qui accompagnait cette vague explication avait indiqué trois points cardinaux sur quatre, l’homme rougeaud, peu satisfait de la réponse, regarda la Flabault d’un air furibond et lui demanda d’une voix rogue: «Et le garçon?

— Le garçon n’y est pas non plus. Est-ce quelque chose que je pourrais leur dire?

— Non,» répondit sèchement l’homme rougeaud, qui, marronnant entre ses dents, se frottait le nez en signe de vexation et jetait tout autour de lui des regards de mauvaise humeur.

Tout à coup il se ravisa et dit: «Venez voir un peu ici, la mère.»

La Flabault ouvrit la barrière et s’avança du côté du marchepied.

«Savez-vous ce que c’est que ça? lui demanda l’homme rougeaud, en lui fourrant brusquement sous le nez une pièce de vingt sous, qui brillait doucement dans la paume brune et calleuse de sa grosse main.

La Flabault apparut sur le seuil.


— Oui, je sais ce que c’est, répondit la Flabault, dont les petits yeux luisants louchaient de convoitise sur la pièce d’argent.

— Eh bien, c’est à vous, si vous me mettez nez à nez avec le père ou avec le fils, d’ici à un quart d’heure. Voilà.

— Attendez donc, s’écria la Flabault. Maintenant que j’y pense, je suis sûre que vous trouverez le fils au château d’Austerlitz.

— Qu’est-ce que c’est que ça, le château d’Austerlitz? Un cabaret, hein?

— Non, c’est la maison du capitaine, à trois pas d’ici, derrière ce bouquet de marronniers; il y a deux maisons, mais celle du capitaine n’est pas faite comme nos maisons à nous. Elle est presque neuve, blanchie à la chaux. A côté de la porte, vous verrez en image un soldat dans une guérite.»

Le fait est que le capitaine, après avoir si longtemps monté la garde a la porte des autres, avait voulu être gardé à son tour. Il avait fait représenter sur son mur, par le premier peintre d’enseignes de Sivaud-la-Ville, un grenadier de la garde, de grandeur naturelle, qui faisait sa faction d’un air sévère, l’arme au pied, dans une guérite dont la perspective laissait fort à désirer.


Le capitaine Bassinoire

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