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CHAPITRE II
ОглавлениеOpinion de Sivaud-le-Hameau et du grand Bricaud sur l’instruction. — Un parrain galant et magnifique. — Cinq «pierres de sucre». — Influence des bolets sur les actes de la Flabault. — «Cuirassier de la tête aux pieds!» — Vincent étonne le capitaine Faret. — L’idéal du capitaine Faret.
A l’heure même où la Flabault fourgonnait dans son tablier pour se donner une contenance, et se creusait la cervelle pour trouver quoi demander encore; pendant que la Bricaud promenait son beau Sylvain et que Bricaud repu fermait son couteau avec fracas et disait en manière de grâces: «J’ai rudement bien mangé !» la révolution de 1830 était vieille de deux ans, et il y avait deux ans qu’une dynastie avait fait place à une autre sur le trône de France. Sivaud-le-Hameau avait bien entendu parler de quelque chose qui s’était passé là-bas à Paris; mais, comme on continuait à payer les impositions, Sivaud-le-Hameau haussait les épaules et se désintéressait de la question politique.
A Sivaud-le-Bourg on avait changé le drapeau de la mairie et celui de la gendarmerie, et puis c’était tout. A Sivaud-la-Ville il y avait un nouveau sous-préfet, et à la préfecture un nouveau préfet, et puis c’était tout aussi de ce côté-là. Le département continuait à se montrer digne de la teinte noire.
A Sivaud-le-Hameau, en particulier, on ne se contentait pas d’être l’argent, de ce pauvre argent que l’on a tant de peine à gagner, et voilà pourquoi il parlait volontiers de ses «petites économies». Il allait de soi que, n’ayant ni enfants ni parents, il laisserait ses petites économies à Sylvain.
«Tout cela c’est la pure vérité,» dit le grand Bricaud en hochant gravement la tête. Avec la résignation fataliste du paysan borné, il acceptait sa condition telle que le bon Dieu l’avait faite, il acceptait de grelotter la fièvre, d’être vieux à quarante ans, courbé en anse de pichet à cinquante, de s’en aller retrouver son père et sa mère au cimetière de Sivaud-le-Bourg, quand son heure serait venue; mais c’était un grand soulagement pour lui de songer que son garçon pourrait se soustraire à la fatalité.
La petite mère poussa un soupir, mais elle dit, comme son mari,. que le capitaine avait raison.
Et voilà comment et pourquoi, du consentement de tous ceux qui avaient autorité sur lui, le beau Sylvain fut destiné, dès sa plus tendre enfance, à servir son pays, entre les deux coquilles d’une brillante cuirasse, la tête emboîtée dans un casque élégant à plumet rouge, la grande latte au côté, avec l’avenir devant lui.
Mais, pour le moment, c’était le fils «bien braillant et bien venant » d’un petit métayer, qui, malgré tout son courage et toute sa bonne volonté, avait bien de la peine, après avoir joint les deux bouts, à mettre de côté, bon an mal an, quelques écus de six livres; la terre était si mauvaise dans ce canton-là, et les procédés de culture si arriérés!
C’est sans doute cette pensée qui poussa le grand Bricaud à se lever de son escabelle. Ayant regardé la hauteur du soleil, il dit en manière d’excuses: «Voilà qu’il est grand temps que je reparte. Bien le bonjour à toute la compagnie; vous excuserez, capitaine?
—Fais, fais, mon garçon, lui répondit le capitaine en lui adressant un petit signe de tête. La consigne est la consigne. Pars du pied gauche, et du cœur à la besogne! Moi, je reste pour tenir compagnie à la Marie et au cuirassier. Une femme qui nourrit a bien de la besogne; pendant qu’elle fera tous ses petits tours, moi, je veillerai sur mon «fieu» en épluchant les champignons.»
Le grand Bricaud s’en alla tout content, parce qu’il avait le cœur en repos et l’estomac bien lesté.
Lui parti, le capitaine assujettit sur son nez ses grosses lunettes de corne, tira de sa poche un canif bien aiguisé et se mit à peler les champignons. Tout en se livrant à cette importante occupation, il avait l’œil à tout, au sommeil du beau Sylvain qui s’était rendormi, aux allées et venues de la Marie.
Le capitaine se mit à peler des champignons.
Comme elle s’était assise un instant, à l’autre bout de la table, pour éplucher la salade, le capitaine lui dit: «J’ai toutes sortes d’idées, rapport à ton petit garçon. Avant qu’il soit en âge de s’engager, il coulera beaucoup d’eau sous le pont, et nous aurons bien des choses à lui montrer. Mais, comme dit cet autre, à chaque jour suffit sa peine. Pour le moment, beau et sain comme il est, nous ne devons avoir qu’une chose en tête, le garer des bobos et des accidents. Eh bien, ma fille, pour commencer par un bout, il y a une chose qu’il faut que je mette dans ta tête pour que tu la coules tout doucement dans la tête de ton homme. Ce trou à fumier, avec son purin qui déborde par toute la cour, c’est une chose laide pour l’œil, désagréable pour le nez et mortelle pour la santé : tu entends bien, ma fille, mortelle pour la santé de Sylvain, comme pour la tienne, comme pour celle de ton homme. Il y a là dedans toutes sortes de mauvaises fièvres que le soleil en fait sortir.
— De tout temps..., objecta la Marie.
— De tout temps le pays a été malsain, c’est sûr; mais c’est déjà bien assez du mauvais air des marais de Brenoux dont on a bien de la peine à se garer, sans avoir un petit marais de Brenoux à sa porte, sous son nez. J’ai vu, dans mes courses, des pays bien cultivés et bien soignés: jamais, dans ces pays-là, on n’a le trou à fumier devant sa porte. Me crois-tu?
— Je vous crois, répondit simplement la Marie, et je conterai cela à mon homme. Il grognera peut-être, parce que c’est un travail et une dépense, mais il me suffira de lui dire: «Le capitaine l’a dit, et d’ailleurs il s’agit de la santé de Sylvain.»
— Et de sa sûreté aussi. Car enfin Sylvain ne passera pas toute sa vie couché dans son berceau; il marchera, il courra, il s’échappera, et sais-tu bien qu’un petit enfant se noierait dans le trou au purin?
— C’est encore vrai, dit la Marie en frissonnant.
— Au lieu que sur une bonne terre bien battue, avec une bonne couche de sable, pour qu’il puisse s’amuser et tomber sans se faire de mal... Ce n’est pas le sable qui manque dans l’Hougue, et cela m’amuserait d’en tirer.
— Oh! quelle bonne idée! répondit la Marie en joignant les mains d’admiration.
— Et puis, sais-tu? pour que le petit ne fût pas exposé à se jeter dans les jambes des bêtes, on planterait une bonne barrière aux deux tiers de la cour. Les barrières, ça me connaît, c’est moi qui ai fait toutes les miennes.»
La Marie était devenue toute rouge d’émotion.
«Capitaine, dit-elle à son vieux parent, les gens des deux Sivaud disent que vous avez une bonne tête sous votre chapeau et un bon cœur sous votre gilet...
— Ça vient d’avoir été militaire, répondit le capitaine sans fausse honte; tous les militaires sont comme ça, tous.
— C’est possible, reprit la Marie avec une respectueuse énergie, mais...
— Sylvain sera comme cela, ajouta le capitaine.
— Dieu vous entende et vous bénisse. Quand je pense à tout ce que vous faites pour nous, à tout ce que vous imaginez, je me demande comment nous pourrons jamais...
— Soigne-moi mon cuirassier et nous serons quittes.» Et comme elle ouvrait la bouche pour ajouter quelque chose, il s’écria d’un ton bourru: «Nom d’un tonnerre, à qui est-ce que je parle?»
Il parlait à la Marie, bien sûr; mais il avait parlé si fort que le beau Sylvain s’éveilla et se mit à brailler.
«Allons, bon! dit le capitaine d’un air penaud, voilà que je l’ai réveillé. Vieille bête que je suis!
— Oh! capitaine, dit la Marie d’un air scandalisé.
— Vieille bête que je suis! répéta le capitaine avec obstination. Est-ce son heure de boire?
— Oh non! pas encore. Je vais le rendormir.
— Pas du tout, comme c’est moi qui l’ai réveillé, nom d’un chien! c’est moi qui le rendormirai!
— Oh! je ne voudrais pas...
— Oui, mais, moi, je veux!
— Capitaine, je vous en supplie.
— La Bricaud, je t’en supplie encore plus fort.
— Si l’on vous voyait, on en rirait.
— Mon sac!» s’écria le capitaine, en s’emparant triomphalement de l’objet en litige.
La locution: «Mon sac!» jouait dans la conversation du capitaine le même rôle à peu près que le mot altro! dans le langage populaire en Italie. Elle n’avait pas de sens précis, mais elle voulait tout dire, selon le temps, les circonstances et les dispositions présentes du capitaine. Ici, par exemple, comme elle était accompagnée d’un rire méprisant et d’un haussement d’épaules, on peut la traduire par cet équivalent plein d’élégance: «Je m’en moque comme de l’an quarante!»
«Écoutez, capitaine, reprit la pauvre Marie, vrai de vrai, rendez-le-moi, vous ne saurez pas l’empêcher de pleurer.
— Ah! tu crois cela; eh bien, tu vas voir.» Là-dessus le capitaine ouvrit la demi-porte et cria: «Petits, petits, petits!»
La mère poule apparut au tournant de la chaussée, suivie de ses poussins.
«Allons, vous autres, dit le capitaine à la petite bande, essuyez-vous les pieds avant d’entrer, et venez picoter la salade, la bonne salade, pour amuser le beau Sylvain.»
La société entra sans se faire prier davantage, et se mit à nettoyer prestement le petit tas d’épluchures. La poule caquetait, les poussins pépiaient, le capitaine dansait sur place, et, pour que le beau Sylvain fût charmé par l’ouïe aussi bien que par la vue, il se mit à lui chanter d’une voix parfaitement fausse celles des chansons de Déranger qui célébraient la gloire de l’autre.
Pendant que chacun était à son affaire, il y eut un grand bruit de sabots fêlés sur la chaussée, une ombre passa en clopinant devant la petite fenêtre et bientôt un pauvre idiot boiteux, d’une vingtaine d’années, que l’on appelait l’Innocent, montra au-dessus de la demi-porte sa tête ébouriffée, surmontée d’un chapeau sans forme et sans couleur. Il ôta son chapeau, le tendit par-dessus la porte, sans entrer, et nasilla plutôt qu’il ne dit: «Chrétiens du bon Dieu, la charité à l’Innocent!» Pendant que la Marie s’affairait à couper un croûton à la miche, les yeux de l’Innocent, qui s’étaient accoutumés à l’obscurité de la salle, se fixèrent avec un étonnement stupide sur cet objet extraordinaire: un foudre de guerre transformé en nourrice sèche. Quand il eut bien compris le comique de la chose, il éclata d’un gros rire, un de ces rires qui procèdent par gammes ascendantes et descendantes, saus aucune interruption.
«Allons, lui dit la Marie en lui tenant le croûton et en s’interposant autant que possible entre les regards de l’Innocent et le spectacle qui avait excité son hilarité, voilà un beau croûton, mets-le dans ton bissac et continue ta tournée!»
Mais l’Innocent, dont personne n’avait pris soin de polir les manières, se penchait tantôt à gauche, tantôt à droite, selon les mouvements qu’elle faisait pour lui cacher le capitaine.
«Il y a là, derrière vous, dit-il, un monsieur qui me donne deux liards tous les samedis. Cher monsieur du bon Dieu, la charité à l’Innocent!
— Mais certainement, mon garçon, tu auras tes deux liards,» dit le capitaine, sortant de l’obscurité et s’avançant au grand jour, sans vergogne, toujours chargé de son précieux fardeau. «Sylvinet, dit-il, voilà le pauvre Innocent, il n’a ni papa ni maman, ni parrain pour lui donner à boira et à manger. Il ne faut pas le renvoyer les mains vides, quand il vient demander la charité aux chrétiens du bon Dieu. Tu es un chrétien du bon Dieu, Sylvinet, ça, j’en suis témoin, et c’est toi qui vas donner les deux liards à l’Innocent. Marie, cherche dans la poche de droite de mon gilet, c’est la poche aux liards. Très bien, ma bonne fille. Maintenant, mets-moi ça dans la main de Sylvinet, pour qu’il apprenne tout jeune à faire la charité !»
La Marie n’eut pas plutôt placé les deux liards dans la paume du beau Sylvain, qu’il referma ses doigts dessus comme un avare, et porta les deux liards à sa bouche comme un goulu. Mais la Marie, qui connaissait ses manières, avait prévu le coup de temps. Au lieu de lui laisser savourer cette étrange friandise, elle lui introduisit prestement entre les lèvres un petit tampon de linge qui recélait dans ses flancs arrondis un mélange de mie de pain et de sucre. C’est avec ces tampons-là que les femmes du pays trompent l’impatience de leurs nourrissons, quand ils se réveillent entre les heures du repas et qu’elles ont trop à faire pour s’occuper d’eux. Sylvinet donna dans le panneau, et, profitant de ce qu’il avait concentré toute sa jeune attention sur le tampon de linge, elle dirigea le petit bras vers le chapeau de l’Innocent, et la main inerte laissa tomber les deux liards au fond du triste couvre-chef. Si l’on considère le fait matériel, Sylvain avait donné de sa main deux liards à un pauvre; mais, si l’on considère l’intention, il avait simplement laissé choir les deux liards, parce que son attention et sa volonté étaient occupées ailleurs. «Mais, qu’importe, comme disait le capitaine, c’est toujours un commencement, et l’on ne saurait s’y prendre de trop bonne heure pour inculquer aux enfants de bons principes!»
«C’est l’heure de son repas, rendez-le-moi,» lui dit la Marie un peu sèchement. Elle lui en voulait de s’être donné en spectacle; la preuve qu’il s’était donné en spectacle, c’est que l’on entendait l’Innocent faire «Oh! oh! oh!» tout le long de la chaussée. Le capitaine, il est vrai, prétendait que, s’il faisait «Oh! oh! oh!» c’est qu’il était content d’avoir reçu deux liards de la main du beau Sylvain. Mais Marie, têtue ce jour-là comme une petite mule, persistait à soutenir qu’il faisait «Oh! oh! oh!» pour se gausser du capitaine.
«Tu y tiens! dit le capitaine d’un ton conciliant.
— Il faut bien que j’y tienne, c’est forcé, vous savez.
— Bon! reprit le capitaine, de plus en plus conciliant. Si je disais: «Mon sac!» tu retiendrais ta langue, mais tu n’aurais pas le cœur satisfait. Et je veux, moi, que celle qui donne son lait au beau Sylvain ait le cœur satisfait. On n’a pas couru le monde sans savoir que, quand on contrarie la nourrice, c’est le nourrisson qui s’en ressent. Eh bien, ma fille, ajouta-t-il pendant que la Marie se détournait un peu pour donner le sein au beau Sylvain, auras-tu le cœur content, si je te dis que ce que je viens de faire, il y a deux fameux lapins qui l’ont fait avant moi, deux grands empereurs: l’empereur Henri IV et l’empereur Napoléon Ier? L’empereur Napoléon Ier, tu le connais comme la poche, je t’en ai assez parlé ; mais ce qu’était l’empereur Henri IV, le sais-tu?
— Tout ce que j’en sais, répondit la Marie en tournant un peu la tête vers lui, par honnêteté, c’est que c’était un brave homme, qui aimait le pauvre monde et qui voulait leur faire avoir la poule au pot tous les dimanches.»
«Très bien! ma fille, très bien! c’est tout à fait cela. Eh bien donc, l’empereur Henri IV, un Bonaparte, ça va sans dire, grand-père ou arrière-grand-père du mien (je ne me souviens pas lequel des deux, mais c’est l’un des deux, pour sûr; enfin, peu importe; c’était un bon père), un jour donc, l’empereur Henri IV s’est mis à quatre pattes sur un tapis et il a pris ses petits sur son dos, pour que ça les amuse. On fait entrer un grand personnage, qui dit: «Bien le bonjour, la compagnie, monsieur, madame et les petits. Mais, sire, qu’est-ce que vous faites donc là comme ça, à quatre pattes? — J’amuse mes petits. — C’est très gentil, sire, vous êtes un bon père; ne vous dérangez pas pour moi, continuez.» Eh bien, ma fille, qu’est-ce que tu crois que ça aurait fait à ce brave homme d’avoir été vu par l’Innocent, et d’entendre l’Innocent faire: «Oh! oh! oh!» par là-dessus? Rien du tout. Moi de même; et encore je n’étais pas à quatre pattes!
«Ce que je viens de le conter là, je l’ai vu sur une image et quelqu’un me l’a expliqué. Mais ce que je vais le dire, je l’ai vu de mes yeux! Oui, de mes yeux, j’ai vu le grand Napoléon prendre le petit roi de Rome dans ses bras. Et tu crois peut-être qu’il s’en cachait? Au contraire, il l’a pris dans ses bras, devant ses soldats, et il le leur a montré. Les soldats, qui n’étaient pas des Innocents, n’ont pas fait: «Oh! oh! oh!» ils ont crié : «Vive l’empereur! vive le roi de Rome!» Ainsi, tu vois bien, ma fille!»
La Marie fit un signe d’assentiment, et, pour s’excuser de sa malhonnêteté, car c’est toujours malhonnête de ne pas répondre à une personne qui vous parle poliment, elle leva les sourcils et d’un mouvement de tète désigna le beau Sylvain qui commençait à s’endormir.
D’un signe de tête, le capitaine montra qu’il comprenait; ensuite, croisant ses bras sur sa poitrine, il demeura aussi immobile qu’un sphinx, très fier du succès oratoire qu’il venait d’obtenir, et très satisfait d’avoir eu à faire parade de la profondeur et de l’exactitude de ses connaissances historiques.
Quand le beau Sylvain dormit du sommeil du juste et que la Marie l’eut réintégré dans son auge, le capitaine lui fit signe de venir s’asseoir auprès de lui et lui dit à voix basse:
«C’est comme celle auge! il faudra changer ça aussi!
— Quelle auge? demanda la Marie avec une surprise bien naturelle.
— Eh! pardi, cette boîte où tu fourres ton enfant, et que tu appelles un berceau. Il étouffe là dedans, il ne respire pas, et tous les médecins veulent qu’un enfant respire à son aise.
— Mais, capitaine, nous avons tous élé élevés dans des affaires comme ça: vous, Vincent, moi.
— Nous n’en vaudrions que mieux si nous avions respiré à notre aise, riposta le capitaine d’un ton péremptoire.
— Je ne parle pas de Vincent et de moi; mais vous, capitaine, vous êtes droit comme un peuplier et fort comme un chêne.
— Je serais encore plus droit et encore plus fort. Je le sens, je le sais, personne n’osera me soutenir le contraire. Et puis, ce fond de boîte qui pose à plat contre la terre battue, c’est une souricière à rhumatismes. Tu ne veux pas, n’est-ce pas, que Sylvain s’en aille faire sa première communion sur des béquilles?
— Non, bien sûr, mais...
— Mais je me charge de remplacer l’auge par un berceau plus chrétien, en osier, en joli osier; l’air se promène entre les brins d’osier, et l’entant en a sa suffisance. Et puis, ces berceaux-là, ça se pose sur quatre pieds, et l’enfant ne passe pas tout le temps de son dormir à pomper cette mauvaise humidité de la terre, d’où viennent toutes nos maladies, toutes!»
La Marie, effrayée à l’idée que le beau Sylvain passait tout le temps de son dormir à pomper la meurtrière humidité de la terre, s’écria avec énergie: «Alors, le plus tôt sera le meilleur.
— C’est ce que je me dis.
— Mais où trouve-t-on ces berceaux-là ?
— Au château d’Austerlitz!»
C’est de ce nom pompeux que le vieux soldat décorait facétieusement sa petite bicoque.
«Alors, vous voilà devenu marchand de berceaux? demanda la Marie, qui tombait de surprise en surprise.
— Marchand, non; fabricant, oui. Tu sais que je me connais à bien des métiers: tous les vieux soldats sont comme cela. J’ai donc fabriqué un berceau pour mon filleul, un grand, grand berceau où il se remuera à son aise. Je l’aurais déjà apporté ; mais les pieds m’ont donné un peu de mal. Je ne trouvais pas le bois que je voulais. Je l’ai trouvé aujourd’hui au bois des Pichets, chez des sabotiers, au moment où je m’y attendais le moins. On m’apportera ça demain matin, et demain soir le beau Sylvain pourra coucher dedans et... et ma montre me dit qu’il est temps que je m’en aille voir à mes lapins; et... je n’ai que faire de tes litanies, et de tes compliments et de tes remercîments. Sylvain est mon filleul, aussi bien qu’il est ton garçon; et... et si les parrains n’ont pas le droit de s’amuser de leurs filleuls, alors je me demande pour quoi faire les parrains ont été inventés?»
Dès le lendemain soir, le beau Sylvain coucha dans son berceau d’osier, porté sur quatre pieds d’une solidité à toute épreuve. Outre les avantages préconisés par le capitaine, la nouvelle couche avait celui de préserver l’occupant des coups de langue familiers de Pataud, qui se complaisait à lui lécher la figure, et de la visite de la mère poule et de ses poussins.
Puis, un jour poussant l’autre, le trou à fumier fut relégué dans un terrain stérile, derrière trois noyers rabougris qui ne s’étaient jamais consolés des gelées du grand hiver. C’était une innovation, que ce transfert du trou à fumier. Naturellement on en causa dans le hameau, mais on n’osa pas en causer trop haut, vu que l’idée était du capitaine, et que le capitaine était une autorité, mieux que cela, un grand homme. Aux grands hommes on passe bien des lubies.
Il résulta de la lubie du capitaine que l’eau du puits, gâtée jusque-là par les infiltrations du trou à fumier, devint plus avenante et plus claire. Ce fut la Marie qui s’en aperçut la première.
«Et voyez comme ça se trouve! disait-elle à un groupe de commères; voilà justement que Sylvain va manger des bouillies et des soupes!»
Grâce à l’activité et au grand savoir du capitaine, la barrière de séparation a passé du domaine du rêve dans celui de la réalité. Pour une solide barrière, c’est une solide barrière, sans compter que la petite porte qui donne sur le chemin est un vrai chef-d’œuvre d’ingéniosité prévoyante: la clenche en bois est à l’extérieur. Pourquoi? Parce que, si elle était à l’intérieur, le jeune Sylvain, quand il sera en âge de trotter tout seul, ne manquerait pas de l’ouvrir pour aller voir ce qui se passe dans le vaste monde.
Et voilà que le capitaine, de menuisier se fait peintre, et l’on vient de partout voir la barrière verte. De peintre, le capitaine se transforme en tireur de sable, en charroyeur de sable, en semeur de graines et en planteur de rosiers. Le soleil éclaire une petite ferme bien vieillotte sans doute, mais une cour proprette et un petit garçon joufflu qui se roule à la journée dans le sable, en attendant que, devenu plus parfait de corps et d’esprit, il sache faire des pâtés avec le sable et porter le désordre dans les cultures.
Avez-vous lu l’Iliade? Si oui, cherchez en «la gibecière de votre mémoire» certain passage du IXe chant, où Phénix rappelle à Achille devenu grand les menus soins qu’il a pris de son enfance. Si vous n’avez pas lu l’Iliade, lisez-la-moi bien vite, ne fût-ce que par respect humain. Dans le monde des gens bien élevés on n’ose pas avouer que l’on n’a pas lu l’Iliade.
Or voici mot pour mot ce que dit Homère du capitaine Faret, pardon, je veux dire du capitaine Phénix. Mais il est facile de s’y tromper, car le capitaine Phénix était un vieux soldat et un vieux garçon comme le capitaine Faret, et, comme lui, il s’était épris d’un petit enfant, il en raffolait, il lui permettait toutes les libertés.
Écoutez voir le capitaine Phénix: «Ensuite, ô divin Achille (ô mon beau Sylvain), t’aimant de toute mon âme, je t’ai fait ce que tu es (c’est-à-dire cuirassier). Tu ne voulais pas aller avec un autre au festin (à la gamelle) ni manger dans le palais (c’est-à-dire dans la ferme du grand Bricaud), si, t’ayant assis sur mes genoux, je ne découpais les viandes dont tu te rassasiais (je ne te faisais manger ta bouillie) et si je ne te faisais boire du vin (remplaçons le vin par du cormé coupé d’eau). Combien de fois tu as arrosé ma tunique sur mon sein (mon grand tablier de peintre-menuisier-horticulteur) des breuvages que tu rejetais dans tes caprices d’enfant.»
Homère ne dit pas ce que pensait le divin Pélée des procédés et des caprices d’enfant du divin Achille, son fils, mais la tradition nous a transmis les paroles que l’indignation arracha au grand Bricaud, un jour que le petit Sylvain, vêtu en tout et pour tout d’une courte chlamyde, s’exerçait à grimper le long de la poitrine de son parrain, soutenu sous les aisselles par les deux énormes mains de son parrain et encouragé par les sourires à grands plis et les «Hop! hop! hop!» de son parrain. Le filleul manqua d’égards et de convenance, et le grand Bricaud s’écria, avec toute la naïveté et toute la liberté du langage homérique: «C’est un goret! — Ne répète jamais cela, lui dit le capitaine d’un ton sévère, les petits enfants sont des petits enfants!»
Homère continue ainsi: «De toi, j’ai tout souffert (m’as-tu assez souvent tiré les moustaches, m’as-tu assez souvent griffé le nez et la joue?) et j’ai enduré bien des fatigues (par exemple, quand je me mettais à quatre pattes, pour te faire grimper sur ma pauvre échine raidie, à l’exemple du fameux empereur Henri IV). Pensant que les dieux ne m’avaient pas accordé de fils, ô Achille (ô Sylvain), je faisais de toi mon fils, afin qu’un jour tu détournasses de moi les amers outrages (le plus amer de tous, ô Sylvain, celui de te voir «marrer» la vigne, au lieu de ceindre l’épée, d’enfourcher le cheval de guerre et de charger les ennemis de la France).»
Aussitôt que le beau Sylvain fut en état de se transporter d’un lieu à un autre, sans secours étranger, il en profita pour faire de nombreuses expériences sur l’impénétrabilité de la matière et la résistance des corps durs, en d’autres termes il se lançait toujours avec tant d’impétuosité, qu’il avait sans cesse la tête et les membres couverts de contusions. Il n’attendait pas que l’une fût guérie pour en attraper une autre. Le père poussait de gros «Hélas! mon Dieu!» la mère vivait dans des transes perpétuelles. Mais, comme le drôle ne pleurait jamais et ne se plaignait même pas, le capitaine se réjouissait de voir son cuirassier si dur au mal.
Une seule fois il intervint pour dire son mot. Le cuirassier, attiré par l’odeur de la soupe, s’était rué vers la table avec un emportement si sauvage, qu’il s’était empêtré dans une escabelle et avait roulé sur le sol en compagnie de cet objet massif, qui dans sa chute avait, ce semble, pris un malin plaisir à lui infliger quelques contusions supplémentaires. Outré de cette félonie, le cuirassier se releva, rouge de colère et tomba à coups de pied et à coups de poing sur l’escabelle.
«Sylvain!» dit le capitaine d’un ton bref et sévère.
Sylvain leva la tête et regarda son parrain d’un air surpris; son parrain ne l’avait pas habitué à ce ton-là.
«Es-tu un homme? reprit le capitaine.
— Sylvain est un homme,» répondit fièrement le filleul. Je crois bien que c’était un homme! Il allait sur ses quatre ans et demi, et depuis l’âge de trois ans, sur les instances du capitaine qui s’impatientait de le voir en jupon, «comme une fille» on l’avait introduit dans sa première culotte. Une maîtresse culotte, par parenthèse, une culotte bâtie à profit de ménage, dont les larges canons dissimulaient la forme des jambes de Sylvain, couvraient en entier ses pieds nus en débordant même un peu par delà le gros orteil, et dont la partie supérieure lui montait jusqu’à la moitié des omoplates d’une part, et de l’autre atteignait presque le menton. Cette culotte avait des poches considérables, au fond desquelles le filleul du capitaine avait fièrement fourré ses poings pour répondre: «Sylvain est un homme!
— Un homme, reprit gravement le capitaine, ne tape pas sur une escabelle, qui ne peut pas lui rendre ses coups!
— L’escabelle a fait tomber Sylvain, objecta-t-il après une demi-minute de profondes réflexions.
— Non, bonhomme, reprit patiemment le capitaine, c’est Sylvain qui a fait tomber l’escabelle. Une escabelle, c’est du bois; du bois, ça ne sait pas ce que ça fait. Ça ne bouge pas quand on n’y touche pas; ça tombe quand on y touche trop fort. Ça fait du mal aux petits garçons qui se cognent contre, parce que c’est dur; mais ça n’a pas plus de malice que de vie. Il n’y a que les nigauds qui tapent sur le bois pour se venger et Sylvain n’est pas un nigaud.
— Non, Sylvain n’est pas un nigaud!» répondit naïvement le beau Sylvain; et il ajouta: «Ne tapera plus sur les escabelles!»
Et il ne tapa plus sur les escabelles. Mais, comme il n’avait pas promis de ne pas franchir la fameuse barrière verte, il la franchit un beau jour d’été. Voici en quelques circonstances:
Le capitaine avait décidé dans sa tête que son cuirassier nagerait comme un poisson, parce qu’il convient qu’un homme puisse se tirer d’affaire et aussi sauver les autres, le cas échéant. Comme il n’est jamais trop tôt pour bien faire, dès l’âge de six ans il l’emmena barborter dans l’Hougue par les beaux jours d’été, pour l’habituer à l’eau.
C’était dans un droit choisi avec soin, à l’ombre d’un grand bouquet d’aunes. L’eau coulait tiède et limpide, profonde d’un pied à peu près, sur un banc de sable fin. Le cuirassier, nu comme un jeune dieu mythologique, s’ébattait avec délices, pendant que le capitaine, planté en aval, comme un héron, sur ses deux jambes nerveuses, le pantalon relevé jusqu’aux genoux, pêchait le goujon, un œil sur le bouchon de sa ligne, l’autre sur le petit Triton dont les culbutes et les soubresauts troublaient la limpidité de l’Hougue; or il paraît que les goujons, quoiqu’ils recherchent les endroits limpides sur les bancs de sable, aiment assez qu’on trouble leur eau. C’est leur idée, à ces bêtes. «Et ça se trouve bien, disait le capitaine, parce que, comme cela, je peux faire deux choses à la fois, pêcher et baigner mon cuirassier.»
Le cuirassier prenait un tel plaisir à ces ébats, qu’il attendait toujours son baigneur avec impatience. Sans avoir dans sa poche cet objet superflu que l’on appelle une montre, il connaissait à une minute près l’heure du bain; et quand, pour une raison ou pour une autre, le baigneur s’attardait de quelques minutes, il trouvait son cuirassier debout derrière la barrière, le nez passé entre deux pâlis, guettant son arrivée.