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CHAPITRE II

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Table des matières

Opinion de Sivaud-le-Hameau et du grand Bricaud sur l’instruction. — Un parrain galant et magnifique. — Cinq «pierres de sucre». — Influence des bolets sur les actes de la Flabault. — «Cuirassier de la tête aux pieds!» — Vincent étonne le capitaine Faret. — L’idéal du capitaine Faret.

A l’heure même où la Flabault fourgonnait dans son tablier pour se donner une contenance, et se creusait la cervelle pour trouver quoi demander encore; pendant que la Bricaud promenait son beau Sylvain et que Bricaud repu fermait son couteau avec fracas et disait en manière de grâces: «J’ai rudement bien mangé !» la révolution de 1830 était vieille de deux ans, et il y avait deux ans qu’une dynastie avait fait place à une autre sur le trône de France. Sivaud-le-Hameau avait bien entendu parler de quelque chose qui s’était passé là-bas à Paris; mais, comme on continuait à payer les impositions, Sivaud-le-Hameau haussait les épaules et se désintéressait de la question politique.

A Sivaud-le-Bourg on avait changé le drapeau de la mairie et celui de la gendarmerie, et puis c’était tout. A Sivaud-la-Ville il y avait un nouveau sous-préfet, et à la préfecture un nouveau préfet, et puis c’était tout aussi de ce côté-là. Le département continuait à se montrer digne de la teinte noire.

A Sivaud-le-Hameau, en particulier, on ne se contentait pas d’être tiède ou frcid en matière d’instruction, on se gaussait des gens qui se donnaient la peine d’aller s’accroupir pendant des années sur des bancs, pour apprendre quoi? «Cela leur fait une belle jambe de savoir lire dans un livre, disait volontiers le grand Bricaud; est-ce que mon grand-père savait lire? Est-ce que mon père savait lire? Est-ce que je sais lire? Les maîtres d’école sont des farceurs, trop paresseux ou trop faibles pour gratter la terre comme des hommes!»

J’ai le regret de dire que sa petite femme, plus fine que lui pourtant, et de beaucoup, partageait son mépris pour l’instruction.

Quand Bricaud disait, en montrant le beau Sylvain:

«En voilà encore un qui ne deviendra pas bancal à rester pendant des journées les jambes sous une table!» la petite femme souriait, opinait du bonnet, et embrassait le beau Sylvain avec un redoublement de tendresse, comme s’il venait d’échapper à un grand danger.

Ce qu’il y a de plus terrible, c’est que le capitaine Faret tenait absolument le même langage que Bricaud; le capitaine Faret, un vieux de la vieille, qui avait assisté à presque toutes les batailles de l’Empire, qui avait fait la soupe avec l’eau du Nil et celle de tous les grands fleuves de l’Europe, sans compter la soupe à la neige fondue (détestable!) pendant la retraite de Russie, qui avait été blessé vingt-deux fois, mis six fois à l’ordre du jour de l’armée, et décoré de la main même de l’Empereur!

«Les maîtres d’école, allons donc! s’écriait le capitaine Faret. De mon temps, on ne fourrait dans ce régiment-là que les «chétifs», ceux qui n’étaient pas assez forts pour porter le sac! Et encore aujourd’hui ce sont tous des chétifs! J’ai vu celui de Sivaud-le-Bourg la dernière fois que je suis allé me faire tondre. Il a trente ans et j’en ai soixante; eh bien, je le casserais en deux sur mon genou, sans seulement faire ouf!»

Le capitaine Faret en était toujours aux souvenirs de l’Empire. Il est vrai que le maître d’école de Sivaud-le-Bourg était un «chétif», mais le capitaine avait le tort grave de généraliser sans avoir fait un dénombrement complet, selon les règles de la saine logique. Sur un seul maître d’école, il jugeait tous les autres.

A vrai dire, le capitaine Faret n’était pas plus capitaine que vous ou moi. Mais il acceptait, sans fausse modestie, ce titre honorifique, que lui avait spontanément décerné l’admiration de ses concitoyens. Faute de savoir lire et écrire, il n’avait jamais pu s’élever plus haut que le grade de simple soldat. Seulement il avait de beaux états de services, une pension de retraite, la pension de sa croix, une belle prestance, un ruban rouge à la boutonnière, un langage concis que l’on trouvait distingué dans le pays, parce que personne n’était capable d’en remarquer l’originale incorrection. Les jurons polyglottes qu’il avait ramassés un peu partout en courant le monde étaient, pour ses auditeurs rustiques, de véritables ornements cicéroniens. Ce vieux routier, avec cela, se mêlait d’être modeste; quand on lui parlait de sa bravoure, il répondait en toute sincérité : «Tout le monde était brave dans ce temps-là... sauf les maîtres d’école.» Sur deux points cependant sa modestie était en défaut. Il aimait à raconter dans le moindre détail les circonstances où son empereur lui avait attaché «lui-même» la croix sur la poitrine. Enfin il ne perdait pas une occasion de répéter: «Je me suis fait ce que je suis sans savoir lire ni écrire!»

Le capitaine n’avait jamais fumé qu’en campagne, et par mesure hygiénique, «dans les mauvais endroits». Il ne buvait que du cormé largement étendu d’eau. Avec ses petites économies de soldat et ses deux pensions, c’était un richard. Sans compter qu’il vivait presque exclusivement du produit de sa pêche, de sa chasse et de l’élevage d’une prodigieuse quantité de lapins. Il avait appris en Pologne à distinguer les bons champignons des mauvais; et, de retour au pays, il avait mis en coupe réglée les prodigieuses quantités de bolets qui pourrissaient sur pied, de temps immémorial. Peu à peu, à force de le voir manger ces choses-là, sans en ressentir aucun malaise, les gens s’étaient décidés à faire comme lui. Ah! si un maître d’école, ami des lumières et du progrès, était venu leur dire que le bolet est un aliment aussi sain que nourrissant, quelles huées! et comme on l’aurait renvoyé à ses livres!

Mais le capitaine, c’était le capitaine! et simplement en prêchant d’exemple, il était devenu comme qui dirait le bienfaiteur de son petit coin de terre.

Vincent Bricaud avait le premier surmonté l’aversion presque invincible que cause au paysan tout ce qui est nouveau pour lui, surtout en matière d’alimentation: Vincent Bricaud avait été son premier disciple, et comme son intermédiaire et son apôtre dans la question de la bolétophagie. C’était déjà un lien puissant entre le maître et le disciple. Le capitaine l’aimait encore pour d’autres raisons: parce que c’était un bel homme, parce qu’il se moquait à la journée de la lecture et de l’écriture, et enfin parce qu’il avait épousé par pure affection et presque sans dot une arrière-petite-cousine du capitaine.

Quand Bricaud jeune fit son apparition sur cette terre, sur le coup de trois heures de l’après-midi, Bricaud père prit sa course et alla tout d’une traite trouver le capitaine, qui pêchait tranquillement des goujons dans l’Hougue.

«Capitaine, c’est un garçon! lui cria-t-il de sa voix de stentor.

— C’est bon, répondit le capitaine.

— Vous savez ce qui est convenu?

— Il faut que je le voie avant d’engager ma parole.

— C’est juste.»

Quand le capitaine eut inspecté minutieusement le nouveau-né, quand il l’eut soupesé à plusieurs reprises, il tira de sa poche son foulard à carreaux, s’épongea le front, lissa sa moustache grise et dit d’un ton d’oracle: «Bon pour le service. Je serai parrain!»

Et il fut parrain comme il l’avait promis, et l’on peut dire que ce fut un parrain galant et magnifique: galant envers la mère de ce petit garçon qui était «bon pour le service», et à laquelle il fit don d’une croix à la Jeannette en or pur et massif, d’un parapluie rouge en soie, et d’un tablier noir en soie, pour les grandes fêtes; galant envers la commère, qui eut, pour sa peine d’être la marraine du beau Sylvain, un bouquet monstrueux, une paire de gants en filoselle blanche, et trois boîtes de dragées pour elle toute seule.

Quant à la magnificence du parrain, je n’en donnerai qu’une faible idée en disant qu’il combla de son or les pauvres de M. le curé, le sonneur, le bedeau, la vieille bonne femme boiteuse qui louait les chaises, et de ses dragées à bon marché, et de ses poignées de liards, toute la marmaille de Sivaud-le-Bourg, sans compter celle de Sivaud-le-Hameau.

Ce fut une fête complète; tout Sivaud-le-Hameau, réuni dans un herbage autour de deux grandes tables, but sec et mangea ferme aux frais du capitaine, et dansa à cœur joie dans une grange, à la lueur des chandelles fournies par le capitaine.

Et le capitaine avait fait si largement les choses, que, la fête terminée, il restait encore des bouteilles de vin cacheté, et tout un paquet de chandelles «des six à la livre» !

Comme la Bricaud avait parlé de faire reporter chez lui ces objets de grand luxe, le capitaine s’était fâché tout rouge et s’était écrié : «Je ne bois pas de vin, et je me couche avec le jour, comme les poules; qu’est-ce que tu veux que je fasse de tes bouteilles et de tes chandelles?»

C’était sur cette précieuse réserve que la Flabault venait de prélever deux bouteilles et deux chandelles.

Après avoir longuement ruminé, elle eut une inspiration et demanda presque timidement à la mère du beau Sylvain si elle ne pouvait pas lui avancer aussi deux ou trois «petites pierres de sucre», rapport à l’oncle Triverne qui aimait dans les grandes occasions à faire une petite trempette de vin sucré, le pauvre cher homme!

La Bricaud ouvrit l’armoire sans rien dire, y prit cinq «pierres de sucre» et les tendit à la Flabault, qui les fourra dans sa poche, après les avoir comptées.

«Cette fois, c’est pour de bon que je me sauve, dit-elle en se levant. Eh! voyons donc, les bons comptes font les bons amis. Nous disons que j’ai à vous rendre deux bouteilles, deux chandelles, une flèche de lard, cinq pierres de sucre; je ne sais pas si je dois emporter l’andouille, car nous n’en avons pas absolument besoin, et mon homme...

— Allons, allons! dit le père du beau Sylvain, emportez l’andouille par-dessus le marché ; je... nous vous la donnons d’amitié !

— Écoutez, les Bricaud, s’écria l’emprunteuse dans un accès passager d’enthousiasme sincère, ma grand’ foi du bon Dieu! vous êtes du bon monde... du tout à fait bon monde!» ajouta-t-elle en ouvrant la demi-porte.

Elle n’eut pas le temps de la refermer. «Voilà le capitaine, dit-elle à demi-voix en rentrant précipitamment, et comme on ne peut point passer à deux sur la chaussée, je lui fais place.»

Elle n’ajouta pas que le capitaine portait sur l’épaule gauche, dans un filet, une énorme provision de bolets. C’est très bon les bolets, quand on les aime, bien entendu, et la Flabault les aimait, et le capitaine était si généreux!

Le capitaine apparut presque aussitôt, la tète droite, les épaules effacées, la poitrine bombée, marchant de son pas ferme et bien rythmé.

Au premier moment, il cligna des yeux pour savoir à qui il avait affaire, ensuite il ôta son chapeau de paille, pour saluer la compagnie en général, puis il demanda à la Flabault des nouvelles de son rhumatisant, et, sans attendre sa réponse, jeta son chapeau sur la huche, allongea une tape d’amitié dans le dos de Bricaud père, embrassa Brisaud fils et la petite maman de Bricaud fils, fit: «Ouf!» et déposa son filet sur la huche, à côté de son chapeau.

«Oh! qu’ils sont beaux! s’écria la Flabault en couvant les bolets du regard.

— Beaux et bons!» répliqua le capitaine avec un sourire d’orgueil, qui lui dessina de grandes rides sur les joues, de grandes rides semblables aux plis verticaux de deux rideaux qu’on tire.

«Ça vient de loin, reprit le capitaine, mais le fait est que c’est de la belle marchandise.

— Si mon pauvre bonhomme n’avait pas ses douleurs, insinua la Flabault, je vous demanderais l’endroit...

— L’endroit est à trois lieues d’ici, dans le bois des Pichets, ma bonne femme; ce n’est pas une promenade à faire pour un rhumatisant.

— Oh! Dieu, non! dit la Flabault avec onction.

— Mais, vous ne savez pas, la mère? reprit le capitaine avec sa rondeur de brave vieux soldat; puisque votre homme ne peut aller chercher les bolets, c’est les bolets qui iront le chercher, ce sera une bonne farce. Tendez-moi votre tablier.

— Je ne voudrais pas vous en priver, capitaine,» dit la rusée commère en tendant son tablier.

Malgré ses protestations, le capitaine remplit le tablier jusqu’aux bords.

Elle remercia humblement, en faisant une belle révérence, déclara que son mari allait être joliment content, que le capitaine et les Bricaud étaient du bien bon monde, et conclut en disant: «Je vous laisse en famille, je ne veux pas vous gêner.»

Quand elle eut disparu, le capitaine cligna l’œil gauche et se mit à rire. Il connaissait la Flabault et n’était point sa dupe; mais il était si foncièrement brave homme, qu’il ne résistait jamais à la tentation de faire plaisir aux gens.

La mère du beau Sylvain aussi connaissait bien sa voisine; mais, comme elle était charitable et discrète, elle faisait semblant de ne rien remarquer. Quant au bon géant, il n’y voyait que du feu.

Lorsque le capitaine eut ri sans éveiller d’écho et cligné de l’œil uniquement pour sa propre satisfaction, il fit volte-face en disant:

«J’ai une soif de sous les diables!

— Tapez là-dessus, capitaine,» lui répondit le bon géant en lui montrant un verre plein jusqu’au bord d’un mélange de cormé et d’eau fraîche, et posé sur une assiette à fleurs, que la jeune femme lui présentait en souriant.

C’était le capitaine qui lui avait appris à présenter le verre sur l’assiette; on voyait bien qu’il avait connu le monde et qu’il était au courant des belles manières.

Le capitaine lui rendit sourire pour sourire, fit de la tête un salut des plus courtois, remit le verre sur l’assiette et se frotta les mains de satisfaction.

Et tout en se frottant les mains, il faisait: «Ah!» en soufflant fort et longtemps.

Le capitaine avait le cœur si réjoui, qu’il oubliait de s’asseoir, quoique la jeune femme lui eût avancé la grande chaise de paille; il oubliait aussi de demander le bulletin de la santé de son filleul.

Mais son filleul, quand il ne dormait pas, n’était pas homme à se laisser oublier longtemps. Il y avait une telle surabondance de vie dans toute sa personne de poupon bien portant, qu’il ne restait pas une minute sans se trémousser et sans vocaliser. «Oué ! io! bu! brrr!» s’écria-t-il au milieu du silence. Et il regardait tour à tour chacune des personnes présentes avec une naïve effronterie.

Le grand Bricaud, solennel comme un juge, tenait le poupon avec une admirable maladresse. Il ne s’agit pas de rire, vous savez, ni de s’occuper d’autre chose, ni de réfléchir à autre chose quand on répond de la vie d’un petit être aussi gigotant, aussi soudain dans ses fantaisies et aussi impétueux dans ses entreprises.

Tant que sa mère avait été occupée à servir le capitaine, Sylvain l’avait suivie du regard, comme en extase. Par moments, il avait des soubresauts qui faisaient frémir son père, et il allongeait les deux bras à la fois, comme pour saisir sa mère. Car, dans un âge si tendre, les poupons n’ont pas une idée bien nette des distances et de la perspective. Ils lancent leurs menottes en avant pour saisir une vache qui passe à trente mètres de distance, et s’indignent de n’avoir empoigné que le vide. Ou bien ils tendent brusquement les bras à leur maman comme si elle était à trente mètres de là, et, comme elle est seulement à un pied de distance, ils lui assènent tendrement un bon coup de poing sur l’œil ou sur le nez. Voilà leurs manières, aux poupons!

Découragé par une douzaine d’essais infructueux, Sylvain changea de batterie, fit quart de conversion, et, ses regard rencontrant le visage rougeaud de son père, il porta ses espérances de ce côté. La grande mèche de cheveux, qui pendait sur la joue paternelle, devint son «objectif», et il résolut de s’en emparer, coûte que coûte. Mais il était encore bien maladroit de ses mains. Aussi, en visant la mèche, il griffa le menton, puis le nez, puis la joue, et enfin, oh enfin, empoigna la mèche et s’y suspendit de toutes ses forces.

C’est pour célébrer son triomphe qu’il avait émis les sons: «Oué ! io! bu! brrr!»

Le poupon témoignait une joie sauvage, frénétique; le père, la tête tout en côté, un sourire lamentable sur les lèvres, regardait sa petite femme d’un air suppliant, comme pour dire: «Tire-moi de là, je ne m’en tirerai jamais tout seul.»

«La belle intonation! s’écria le capitaine avec une admiration sincère. Quel coffre! Il ne lui manque que la parole pour commander un escadron! Cuirassier de la tête aux pieds, un vrai cuirassier!

— Tout le monde n’est pas de votre avis, objecta la Bricaud en lançant au géant persécuté un regard plein de malice.

— Tout le monde n’est pas de mon avis! s’écria le capitaine d’une voix tonnante.

— Non, capitaine, il y en a qui disent que Sylvain est bien petit pour brailler si fort.

— Il braille selon sa conformation et selon sa taille, reprit le capitaine d’un ton dogmatique. Et je voudrais bien savoir quel est le... hum! le malotru qui s’est permis...

— Sauf votre respect, capitaine, balbutia le géant persécuté, dont la large face était devenue aussi rouge qu’une fournaise, c’est moi qui ai eu le malheur de dire cela.

— Toi!

— Sans malice, capitaine, oh! sans malice.

— Vincent, tu m’étonnes. Je n’aurais jamais cru ça de toi.

— Je n’avais pas la tète à moi, capitaine; il m’avait réveillé en sursaut, et je ne savais pas seulement ce que je disais.»

Le capitaine fit entendre un petit sifflement de désapprobation, secoua gravement la tète et reprit: «Ça demande réflexion, comme on dit au conseil de guerre. Laisse-moi réfléchir et délibérer, je te parlerai après.» Là-dessus il posa son coude sur la table, cacha son front et ses yeux derrière sa large main sèche et velue et se plongea dans un abîme de réflexions.

Marie Bricaud eut pitié de son mari et le délivra des menottes entreprenantes du beau Sylvain. Elle commençait peut-être à se repentir d’avoir attiré sur sa tète innocente l’orage qui se formait derrière la main du capitaine. C’est peut-être pour détourner cet orage qu’elle osa interrompre la délibération du conseil de guerre, en posant le filleul sur les genoux du parrain et en disant: «Soupesez-moi-ça!»

Le capitaine releva lentement la tète et regarda autour de lui d’un air distrait; puis, apercevant le beau Sylvain, il le prit dans ses bras et le soupesa avec orgueil.

«Plus lourd qu’hier, dit-il en souriant à la mère; parole d’honneur, je le trouve plus lourd qu’hier.»

Ensuite il fit une série de risettes au beau Sylvain, qui daigna les prendre en bonne part. Ensuite il lui tendit son index, aussi dur et aussi sec qu’une baguette de tambour.

Sylvain s’en saisit, s’y cramponna de toutes ses forces, et naturellement le porta, ou du moins essaya de le porter à sa bouche. Miracle! Voilà la baguette de tambour qui se plie par le bout et opère une série de mouvements précipités.

Sylvain louche sur ce joujou d’une nouvelle espèce, et, comme le mouvement s’accélère, il demeure immobile d’admiration; puis tout à coup il se frappe le ventre de ses deux poings et se met à rire, en regardant le capitaine en face, de ses beaux yeux purs et limpides.

Le père coupable commence à respirer; il est évident que l’orage s’éloigne, que le beau temps est revenu; en d’autres termes, que le capitaine a perdu le fil de ses réflexions.

Pour achever de purifier l’atmosphère, le père coupable a la malencontreuse idée de tenter une diversion.

«Comme vous savez parler aux enfants! dit-il d’une voix flûtée.

— Aux hommes aussi,» répond sévèrement le capitaine. Il a repris subitement sa figure officielle, il a rendu le beau Sylvain à sa mère. «Assez joué pour le moment, dit-il d’un ton bref. Revenons à notre affaire. J’ai réfléchi. Dans ton cas, Vincent, il y a du pour et du contre, de l’excuse et du blâme. Ton excuse, c’est que tu n’as pas été militaire. Je ne t’en fais pas un crime, puisque tu étais fils de veuve et qu’il fallait bien faire vivre cette vieille mère. Je te plains plutôt de tout mon cœur, parce que, si tu avais été militaire, tu saurais bien des choses que tu ne sais pas et que tu ne peux pas savoir. Tu saurais, par exemple, qu’un homme, un vrai homme, doit toujours savoir ce qu’il dit et ce qu’il fait. Tiens, une supposition. Ton régiment est devant l’ennemi; tu es de grand’garde; on le pose en sentinelle perdue; c’est la nuit, tu l’ennuies dans ton coin; tu penses au pays, et tu t’endors à moitié, tout debout, le menton sur le canon de ton fusil. Arrive une ronde; on te cric le mot d’ordre, et tu dois répondre par le mot de ralliement; le mot de ralliement est: Porte de cave, supposons; comme tu n’es pas bien réveillé, tu réponds: «Grenier à foin». Va te promener! On t’empoigne, tu passes en conseil de guerre, et l’on te fusille, ou à peu près. Car, en ne sachant pas ce que tu disais, tu as compromis tout un corps d’armée. Comprends-tu?

— Pas très bien, capitaine. Il y a là dedans un peu de brouillamini.

— Au diable le brouillamini! Comprends-tu du moins qu’un homme doit toujours savoir ce qu’il dit?


— Oh ça, oui.

— Ça suffit. Et maintenant je vais te prouver aussi clairement qu’un homme doit toujours savoir ce qu’il fait. Écoute bien.

— Oui, capitaine, j’écoute bien.

— Ton régiment est devant l’ennemi.

— Oui, capitaine, comme tout à l’heure.

— Au beau milieu de la nuit, on sonne le boute-selle. Tu sais ce que c’est que le boute-selle?

— Vous me l’avez expliqué bien des fois, capitaine. Il y a en a un qui souffle dans une trompette; ça veut dire: boutez les selles sur les chevaux, et les hommes sur les selles, et plus vite que ça, s’il vous plaît!

— Très bien. On sonne le boute-selle. A moitié endormi, tu selles ton cheval, tu montes dessus, le régiment part. Mais, rapport au sommeil, tu ne sais pas ce que tu fais. Les camarades partent à hue, toi tu pars à dia. On t’arrête. Déserteur. Conseil de guerre. «Qu’est-ce que tu as à dire pour ta défense? — Mon colonel, je ne savais pas tant seulement ce que je faisais. — Précisément, répond le colonel, c’est ce qui s’appelle déserter devant l’ennemi.» Il fait signe aux autres. Les autres disent: «Oui, mon colonel», et on te fusille. Ça ne t’apprend pas à vivre, mais ça apprend à vivre aux camarades; ça leur apprend à savoir ce qu’ils font. Tu as compris?


— Oui, capitaine, seulement...

— Seulement quoi?

— Seulement ce n’est pas la même chose de manger la consigne et de déserter quand on est militaire, ou de dire une parole en l’air quand on est paysan.

— Tu as du vice, Vincent, avec ton air tranquille. Tu raisonnes avec tes supérieurs. Je ne veux pas dire que tu seras fusillé, mais je veux dire que tuas fait une chose qui n’est guère jolie en trépignant sur les sentiments d’une femme, d’une mère.»

Vincent Bricaud baissa le nez et regarda les pointes de ses sabots; Marie intervint et déclara que ce n’était rien, une simple plaisanterie; pas de quoi fouetter un chat! Bricaud, tout le monde le savait, était incapable de dire du mal d’une mouche...

«Je t’approuve de défendre ton mari, dit gravement le capitaine. Mais j’ai remarqué partout une chose que je vais te dire: on ne peut pas faire de plus grand chagrin et de plus grand affront à une mère que de lui dire du mal de son enfant. C’est ça que j’appelle trépigner sur les sentiments d’une mère. Entends-tu?

— Oui, mais...

— Il n’y a pas de mais. As-tu, oui ou non, trépigné sur les sentiments de la femme?

— J’ai trépigné, répondit le pauvre Bricaud avec accablement. Mais, ma grand’foi du bon Dieu! je ne savais pas...

— Allons, c’est bon! Vincent, donne-moi la main, mon garçon: je savais bien qu’il suffirait de faire appel à tes bons sentiments. A présent, nous allons trinquer.»

L’homme aux bons sentiments s’approcha respectueusement de la table; sa femme remplit un verre de cormé pour son mari, et un verre de cormé étendu d’eau pour le parrain du beau Sylvain.

Alors le parrain choqua son verre contre celui de Vincent.

Les petits enfants sont comme les petits chats: tout ce qui passe à leur portée, ils essayent de l’attraper. Voyant le verre dans la main de sa mère, le beau Sylvain étendit ses deux petites pattes.

«Qu’il boive aussi! dit le capitaine.

— C’est du cormé pur, objecta la mère.

— Une goutte pour voir,» insinua le capitaine.

Ce ne fut pas une goutte, mais une lampée que s’administra le beau Sylvain. Et même, au lieu de faire la grimace et de secouer la tête, comme beaucoup d’enfants plus âgés auraient fait à sa place, il essaya de ressaisir le verre que l’on cherchait à soustraire à son étreinte.

Cette preuve manifeste de précocité et d’énergie fut saluée par de bruyants applaudissements.

Tout n’est qu’heur et malheur en ce monde, et ce qui fait la joie des uns fait le désespoir des autres. Pour la seconde fois, la mère poule échoua dans ses tentatives et disparut de la demi-porte. Cette fois, il y avait dans ses cot! cot! cot! plus que de l’indignation, Il y avait de la rancune. En même temps que la mère poule, disparut le chat de la maison, qui avait résolu le difficile problème de s’asseoir très confortablement sur la tranche de la porte, large d’un pouce et demi à peine; le chien Faraud disparut aussi, ou plutôt sa tête ébouriffée et le bout de ses pattes de devant disparurent. Ne pouvant, en sa qualité de chien, ni se percher sur la porte comme la poule, ni s’y asseoir comme le chat, il se tenait debout sur la dernière marche, les pattes sur la porte et le museau sur les pattes, clignant ses yeux clairs pour se rendre compte de ce qui se passait dans la salle et pour voir s’il n’y aurait pas quelque bon coup à faire.

«Nom d’un tonnerre! s’écria le capitaine, voilà un particulier qui ira loin, c’est moi qui en réponds, moi le chevalier Faret, décoré de la main de l’Empereur! Songez donc, mes braves gens, un gaillard qui aura les moyens de sa mère, la carrure de son père, la bonté et l’honnêteté de tous les deux et, en plus, les conseils du chevalier Faret pour connaître d’avance tout ce qui a rapport à l’honneur militaire et autres, et aux choses du métier!

«Il entrera au régiment, poursuivit le capitaine, avec une dégaine aussi tranquille que toi, Bricaud, quand tu entres dans ta grange; il sera tout de suite chez lui.

— Pardi, c’est bien cela, je le vois d’ici, dit Bricaud.

— Et puis, sa mère ne sera pas fière, non, c’est le chat! quand son beau cuirassier viendra en semestre et qu’il se mettra en grande tenue, ganté de blanc, la latte au côté, le plumet rouge au casque et qu’il lui donnera le bras pour la conduire à la messe ou aux assemblées, et que les gens diront: «Trédame, le bel homme! le beau militaire!» et que les autres répondront: «C’est le fils à la Marie Bricaud! On voit bien qu’il ne pâtit pas des fièvres de ce chien de pays, comme tel et tel; on voit bien qu’il ne se casse pas l’échine à «marrer» les vignes comme tous nos hommes à nous. Est-il droit, mon Dieu, est-il droit! — Ouais, diront les jaloux (car il fera bien des jaloux, le gredin), militaire, c’est très beau, mais les parents ne jouissent guère d’un fils militaire, sans compter que dans le militaire on n’est pas exposé à faire fortune!» Et moi je leur réponds d’avance: Les bons parents aiment leur fils plus pour lui-même que pour eux; ils aiment mieux le voir moins souvent et savoir d’avance qu’il ne sera pas vieux à quarante ans, qu’il ne sera pas plié en deux à cinquante comme une anse de pichet. Les militaires ne font pas de grosses fortunes, c’est vrai; mais ils ont la gloire (il se frappa la poitrine à l’endroit du ruban rouge), tandis que les «marreux» de vigne n’ont ni la gloire, ni la fortune, ni la santé.»

Tout père digne du nom de père rêve de se survivre à lui-même dans la personne de ses enfants; quand il a été content de son sort, son plus grand désir est de les voir entrer dans la même voie, et sa plus chère ambition, de souhaiter qu’ils aillent plus loin que lui et soient encore plus heureux qu’il ne l’a été lui-même.

Le capitaine, n’ayant pas de fils en qui il pût se survivre, avait jeté son dévolu sur le beau Sylvain et s’était décidé à devenir son père spirituel, après avoir toutefois constaté, avec sa prudence habituelle, que le nouveau venu était «bien conformé et bon pour le service». Il avait appris la diplomatie en courant le monde. Sûr d’avance que le grand Bricaud voudrait ce que voudrait sa petite femme, c’est du côté de la petite femme, ou plutôt de la petite mère, qu’il avait dirigé le feu de toutes ses batteries.


Le capitaine Bassinoire

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