Читать книгу Quand j'étais petit garçon - Jules Girardin - Страница 5
ОглавлениеLE PAUVRE CHEVAL ET LE MÉCHANT SOLDAT
QUAND J’ÉTAIS PETIT GARÇON, je parlais souvent de choses que je ne savais pas, et alors je disais de grosses sottises.
Un jour que je m’en allais à l’école, je vis un soldat qui conduisait un cheval par la bride. J’aime les soldats et j’aime les chevaux. Alors, comme j’avais du temps devant moi, je m’arrêtai pour voir où le soldat conduisait le cheval.
Le soldat conduisit le cheval à l’abreuvoir. Toujours en le tenant par la bride, il le fit entrer dans la rivière. Le cheval mit sa bouche dans l’eau et but un bon coup. Quand le cheval eut fini de boire, il releva la tête, et je crus que le soldat allait l’emmener à l’écurie.
Point du tout, le soldat remonta la pente de l’abreuvoir, mais il ne permit pas au pauvre cheval de la remonter avec lui. Le soldat remontait donc la pente, et le pauvre cheval suivait le pied du mur, les jambes dans l’eau. Cela ne lui plaisait pas de suivre le pied du mur, car plusieurs fois, il tira sur la bride pour retourner en arrière.
Mais le méchant soldat tirait de son côté ; et le pauvre cheval était bien forcé d’aller en avant. Quand le soldat fut sur le quai, il regarda autour de lui comme s’il cherchait quelque chose. Moi, je ne pouvais pas deviner ce qu’il cherchait.
Le soldat conduisit le cheval à l’abreuvoir.
Arrivé au premier tilleul de la rangée qui commence le Mail, le méchant soldat attacha le bout de la bride au tronc de l’arbre, et s’en alla tranquillement, comme s’il venait de faire un beau coup. Or figurez-vous que la bride n’était pas très longue et que le mur du quai était assez haut.
Aussi le pauvre cheval était bien gêné. Il ne pouvait bouger. C’est comme si le soldat l’avait mis en pénitence. Il ne pouvait pas seulement baisser la tête jusqu’à l’eau pour boire encore un bon coup, s’il en avait eu envie. Comme les chevaux ne parlent pas, celui-là ne pouvait pas dire que tout cela l’ennuyait. Mais je voyais bien tout de même qu’il n’était pas content. Avec ses pieds de devant il raclait le fond de l’eau. C’est comme s’il avait dit: «Je voudrais bien m’en aller.»
Malheureusement c’était l’heure d’entrer en classe, sans cela je crois bien que j’aurais couru jusqu’au tilleul, j’aurais détaché la bride, le cheval se serait promené en ville et le soldat aurait été puni. Convenez avec moi qu’il avait bien mérité de l’être.
Après cela, pour être franc, je dois dire que, si j’avais eu du temps devant moi, je n’aurais peut-être pas détaché le cheval tout de même, parce que le soldat aurait pu arriver juste au moment. Il m’aurait pour sûr tiré les oreilles; car un homme qui est méchant avec les bêtes doit être méchant avec les petits garçons; cela c’est sûr.
Quand j’arrivai à l’école, il n’était que temps, on commençait à réciter les leçons. Notre maître, M. Trinquesse, me regarda de côté d’un air mécontent. D’habitude, après avoir appris mes leçons à la maison, je les repassais encore une fois avant d’entrer en classe. Cette fois le cheval et le soldat m’avaient fait oublier de les repasser.
«Giraud, récite-moi la leçon d’histoire de France,» me dit M. Trinquesse.
Je me levai et je devins tout rouge. Je ne me rappelais plus les premiers mots de la leçon. M. Trinquesse me les dit; mais je ne pus pas continuer. Mon voisin voulut venir à mon secours, et il me souffla les mots suivants.
Je ne compris pas ce qu’il disait, mais M. Trinquesse entendit un chuchotement, et il comprit tout de suite que quelqu’un avait soufflé. Il s’en prit à moi et me dit: «Tu ne sais pas ta leçon; la preuve, c’est que tes voisins te la soufflent. Je te marque une mauvaise note. Je t’en ai déjà marqué une ce matin. Une ce matin et une ce soir, cela fait deux. Prends garde à la troisième.»
Je me laissai tomber sur le banc, et je me cachai la figure dans mes deux mains. J’avais honte et j’étais en colère. J’avais honte d’avoir été grondé devant les autres. J’étais en colère contre le soldat et contre le cheval, qui m’avaient fait oublier de repasser ma leçon; j’étais en colère contre M. Trinquesse, qui m’avait grondé, et contre le camarade qui m’avait soufflé ma leçon. En un mot, j’étais en colère contre tout le monde.
Et cependant c’était par charité que mon voisin m’avait soufflé ma leçon; M. Trinquesse avait eu raison de me gronder. Si j’avais perdu mon temps à regarder le soldat et le cheval, ce n’était pas leur faute, car ils ne m’avaient pas demandé de les regarder. Mais voilà ! quand j’étais petit garçon, il m’arrivait quelquefois d’en vouloir à tout le monde lorsque j’aurais dû ne m’en prendre qu’à moi-même. On me dit que cela arrive quelquefois aux petits garçons d’aujourd’hui. Est-ce vrai?
Quand je sortis de classe et que j’arrivai sur le quai, savez-vous ce que je vis? Je vis le même cheval, attaché au même tilleul. Je pensai en moi-même que le soldat avait dû passer tout le temps au cabaret, qu’il avait bu beaucoup de vin, peut-être de l’eau-de-vie, et qu’il avait oublié le cheval. Quelle négligence et quelle cruauté, n’est-ce pas?
Cette fois j’avais devant moi tout le temps possible pour aller détacher la pauvre bête. Mais je pensai que le soldat pourrait me surprendre. Maintenant qu’il était ivre, il aurait été capable de m’arracher les oreilles, au lieu de les tirer. Car vous savez comme moi qu’un homme ivre ne sait plus ce qu’il fait, c’est comme une bête féroce.
Je rentrai donc à la maison, pour dire à mon père de parler au colonel du régiment de chasseurs qu’il connaissait, et de faire punir le soldat.
«Tu as quelque chose à me raconter, me dit mon père, quand il me vit arriver, tout rouge de colère et d’indignation.
— Oui, Papa; oh! si tu savais comme les soldats sont méchants et comme leurs chevaux sont malheureux!
— Voyons cela,» reprit mon père d’un ton sérieux.
Quand je lui eus tout conté, je fus surpris de le voir sourire, car c’était un homme très bon, et qui s’indignait quand il voyait les gens maltraiter les animaux.
«Mon cher petit, me dit-il, j’aime à voir que tu as bon cœur, et que tu éprouves de la pitié pour les animaux. Mais cette fois tu as mal placé ta pitié. Le cheval que tu as vu dans la rivière n’est pas une victime et le soldat n’est pas un bourreau. Tu sais ce que c’est qu’un vétérinaire, n’est-ce pas?
— Oui, Papa, c’est le médecin des chevaux.
— Eh bien, mon petit, c’est sur l’ordre du médecin des chevaux que ce soldat a mené le cheval à la rivière et qu’il l’a laissé là pendant des heures. Quand un cheval a trop travaillé ou trop marché, ou bien encore quand il a mangé trop d’avoine, il est sujet à une maladie que l’on appelle la fourbure, et l’on dit alors qu’il est fourbu. Les veines de ses jambes se gonflent outre mesure. Alors on le saigne aux jambes, et on lui fait passer plusieurs heures dans l’eau.»
Mon père, pour me laisser réfléchir, fit semblant d’écheniller un rosier, car notre conversation avait eu lieu dans le jardin. Je compris que j’avais parlé trop vite d’une chose que je ne savais pas, et que j’avais manqué de charité envers le pauvre soldat.