Читать книгу Quand j'étais petit garçon - Jules Girardin - Страница 7
ОглавлениеLE PAUVRE ENFANT EST BIEN MALADE
QUAND J’ÉTAIS PETIT GARÇON, j’avais la vilaine habitude de faire des grimaces, et surtout de tirer la langue en signe de mépris. Ce fut M. Trinquesse qui me guérit de cette vilaine habitude.
C’était pendant la classe du soir. M. Trinquesse essayait de nous apprendre à faire des multiplications. Debout devant le tableau noir il expliquait les opérations. Toutes les fois qu’il avait le dos tourné, je me retournais moi-même vers le troisième banc, où était assis mon ami Robinaud.
Pour faire comprendre à mon ami Robinaud que la multiplication m’ennuyai t, je gonflais ma joue gauche avec la pointe de ma langue, et je fermais l’œil droit. Robinaud riait et son voisin aussi. Et moi, j’étais tout fier d’avoir tant d’esprit.
J’avais grand soin, chaque fois, de surveiller M. Trinquesse du coin de l’œil gauche, et, quand je le voyais sur le point de se retourner, je dégonflais ma joue en retirant ma langue, et je rouvrais l’œil droit. Je prenais l’air innocent de l’écolier qui suit les explications de son mieux.
Encouragé par le succès, je pris moins de précautions. M. Trinquesse se retourna au mauvais moment, et je ne m’en aperçus pas, «Bravo, Giraud, me dit M. Trinquesse. Pour une belle grimace, c’est une belle grimace. Il serait difficile à un petit garçon de se faire une figure plus laide. Mais, vois-tu, tu auras beau faire, les singes t’en remontreront toujours sur ce chapitre-là. Viens au tableau, et montre-nous que tu en remontrerais aux singes sur le chapitre de la multiplication.»
Toute la classe partit d’un grand éclat de rire. J’aurais bien voulu me fourrer dans un trou de souris. Car, quand j’étais petit garçon, j’avais beaucoup d’amour-propre. J’aimais bien à me moquer des autres, mais je n’aimais pas à voir les autres se moquer de moi. Je me levai de mon banc et je m’en allai au tableau. M. Trinquesse me pria de multiplier 536 par 482. Je n’en pus jamais venir à bout.
«Retourne à ta place, me dit M. Trinquesse, et souviens-toi bien d’une chose que je vais te dire: Pour comprendre, il faut commencer par écouter!»
Encore une fois les camarades se mirent à rire, et moi je retournai à mon banc, tout penaud et tout honteux.
Je ne sais pas si c’était pour me faire la leçon, mais M. Trinquesse appela pour me remplacer au tableau un camarade dont je me moquais souvent, parce que je lui trouvais l’air bête et pataud.
Ce camarade fit la multiplication presque sans broncher. En le renvoyant à sa place, M. Trinquesse lui dit: «Tu prends la peine d’écouter, toi; aussi tu arriveras à quelque chose, c’est moi qui te le dis.»
Ensuite il fit signe au grand Basché, qui était un des plus forts de la classe, et le grand Basché alla au tableau en traînant les pieds: c’est une habitude qu’il avait. M. Trinquesse lui dicta une multiplication de vingt chiffres, dix pour le multiplicande, et dix pour le multiplicateur.
Comme le grand Basché allait très vite, M. Trinquesse était obligé d’avoir l’œil au tableau pour le suivre. Il finit par nous tourner complètement le dos.
Le méchant esprit de rancune qui était en moi m’inspira une très mauvaise idée. Comme M. Trinquesse avait fait rire les autres à mes dépens, je me dis que je ferais bien de me venger en les faisant rire aux siens. Alors je me levai à moitié, pour attirer l’attention de mes camarades. Quand je vis que tout le monde me regardait, j’allongeai le cou et je tirai la langue, aussi longue qu’il me fut possible de la tirer.
Comme je n’avais pas suivi l’opération que Basché faisait au tableau, je ne me doutais pas qu’il posait le dernier chiffre, juste au moment où je tirais la langue à M. Trinquesse.
M. Trinquesse se retourna brusquement, et nous nous trouvâmes face à face, moi lui tirant la langue et lui me regardant sans rien dire. Je fus si surpris, que je demeurai dans la même position, comme frappé de la foudre.
Tous les élèves se taisaient, se demandant ce qui allait se passer. On aurait entendu voler une mouche.
Ce qui me confondait, c’est que M. Trinquesse n’avait pas l’air furieux. Sa figure était calme; seulement il y avait de la malice dans ses yeus bleus.
«Tu peux te rasseoir, me dit-il, et par la même occasion tu peux rentrer ta langue; je l’ai assez examinée pour savoir à quoi m’en tenir.»
. Tous les élèves recommencèrent à rire, et moi je me laissai retomber sur mon banc, me demandant ce que M. Trinquesse allait faire de moi.
Comme les rires se prolongeaient, il fit tout doucement deux ou trois signes avec sa main et les rires cessèrent peu à peu.
Alors, au milieu du plus profond silence, il dit: «Il n’y a pas de quoi rire, je vous assure, car, sans que vous vous en doutiez et sans qu’il s’en doute lui-même, le pauvre enfant est bien malade!»
Alors, s’adressant à moi, il me dit: «Giraud, tu as très bien fait de me montrer ta langue et de me donner le temps de l’examiner. Je suis un peu médecin, et j’ai vu tout de suite que tu couvais une grave maladie. Je m’explique maintenant pourquoi, au commencement de la classe, tu faisais des grimaces de possédé ; c’était l’effet de la maladie. C’est aussi par l’effet de la maladie que tu n’as pas pu multiplier seulement deux chiffres, au tableau. Pauvre enfant! quand je pense que je t’ai grondé !»
Nous nous trouvâmes face à face.
Je me demandais où il en voulait venir, car je comprenais très bien qu’il se moquait de moi. Les autres le comprenaient bien aussi, car ils riaient à se tordre. M. Trinquesse leur reprocha leur dureté de cœur; alors les rires redoublèrent, et l’un de mes voisins perdit l’équilibre et roula sous la table.
M. Trinquesse reprit en s’adressant à moi: «Tu resteras après les autres; sois tranquille, je ne te retiendrai pas plus de cinq minutes: le temps d’écrire une ordonnance, que tu remettras de ma part à ton père.»
J’étais sûr qu’il allait me jouer quelque mauvais tour; mais lequel? et qu’est-ce qu’il entendait par cette ordonnance qu’il allait envoyer à mon père? Je savais bien ce que c’était qu’une ordonnance de médecin; mais est-ce que M. Trinquesse était réellement médecin?
Après la classe, il écrivit la valeur de deux pages de papier à lettres, mit le papier sous enveloppe, et me dit: «Remets cela à ton père.»
Mon père lut l’ordonnance sans sourciller, et me dit: «C’est bien, mets-toi au travail!» Je ne me fis pas prier, et j’eus terminé mon petit devoir avant le dîner. J’avais mes raisons pour travailler vite, car nous devions aller le soir chez ma tante Langlois, pour essayer une lanterne magique qui avait été donnée à Louis par un de ses oncles.
Au dîner, on servit plusieurs plats que j’aimais beaucoup; l’eau m’en venait à la bouche, car j’étais un peu gourmand. Mais, sauf le potage, on ne me servit pas autre chose que du pain. Il paraît que tout le reste était contraire au régime qui m’était prescrit par l’ordonnance de M. Trinquesse.
Il faut croire que la lanterne magique aussi était contraire au régime; car, aussitôt après le dîner, mon père me dit que je ferais bien de me coucher: cela me reposerait, cela me rafraîchirait le sang. Je savais qu’il serait inutile de chercher à faire revenir mon père sur une décision une fois prise; mais je ne pus m’empêcher de tourner des yeux suppliants du côté de ma mère. Je vis qu’elle évitait mes regards, et je compris que je n’avais plus qu’à m’aller mettre au lit. Mon père et ma mère m’embrassèrent aussi tendrement que de coutume, sans dire un mot de l’ordonnance.
Une fois au lit, j’eus un véritable accès de désespoir. Ramenant ma couverture sur ma tête, je me mis à pleurer toutes les larmes de mon corps. A force de pleurer je m’endormis, et je me réveillai le lendemain matin à l’heure ordinaire, tout surpris d’avoir si bien dormi après une si terrible catastrophe. Je me mis à étudier mes leçons sans perdre une minute.
A l’heure ordinaire, Jeannette me monta mon chocolat; ou plutôt, non! ce n’était pas mon chocolat qu’elle m’apportait, mais tout simplement un croûton de pain sur une assiette.
Elle posa l’assiette et le croûton sur ma table et se retira sans rien dire.
«Encore le régime! m’écriai-je, quand elle eut refermé la porte, est-ce que cela va durer longtemps?» Dans un mouvement de colère stupide, je pris le croûton et je le lançai à travers la chambre.
Une demi-heure après, talonné par la faim, je me mis à regarder le croûton d’un œil d’envie. Mais l’amour-propre me retenait; je trouvais indigne de moi de ramasser le croûton, après l’avoir jeté avec tant de colère et de mépris.
«Bah! m’écriai-je tout à coup; personne ne m’a vu le jeter, personne ne me verra le ramasser!»
J’allai donc le ramasser, et je le frottai sur ma manche, car il y avait de la poussière dans le coin où je l’avais jeté.
Ensuite j’y mordis à belles dents. Il faut bien que je l’avoue; jamais croûton de pain, ni avant ni après ce jour-là, ne m’a paru plus savoureux.
Quand je descendis de ma chambre pour aller à l’école, j’embrassai mon père et ma mère, qui ne me parlèrent de rien. Je m’arrangeai pour arriver tout juste à l’heure, car je craignais les plaisanteries de mes camarades, si j’arrivais avant l’entrée en classe.
Malgré cette sage précaution, je n’échappai pas complètement au danger que je redoutais. Mon voisin de gauche me demanda si cela allait mieux, et mon voisin de droite me pria de lui montrer ma langue. Je fis semblant de ne pas les avoir entendus, et je crois que c’est ce que j’avais de mieux à faire.
Pas une seule fois M. Trinquesse ne me reparla de son ordonnance de la veille.
Seulement je crois qu’il fit exprès de me mettre à l’épreuve. Car pendant bien longtemps il tourna le dos à la classe.
Mes voisins me regardaient pour voir si je lui tirerais la langue. Il y en avait même qui disaient pour m’exciter:
«Tirera la langue!
— La tirera pas!»
Si je l’avais tirée, les rires des écoliers auraient averti M. Trinquesse; mais ie ne la tirai pas.
J’étais pour longtemps guéri de la vilaine habitude de faire des grimaces et de tirer la langue. Six mois plus tard, il m’arriva, je ne sais trop à quelle occasion, de tirer la langue à Jeannette. A peine l’eus-je fait que je m’en repentis.
«Voilà que ta maladie te reprend, me dit Jeannette avec un grand sérieux, je m’en vais prévenir le médecin.
— Je ne l’ai pas fait exprès, lui dis-je en me plaçant entre la porte et elle pour l’empêcher d’exécuter sa menace, je t’assure que je ne l’ai pas fait exprès.
— Si ce n’est qu’un vieux reste d’habitude, me dit Jeannette, je ne préviendrai pas le médecin pour cette fois; mais prends bien garde que cela ne te reprenne.»
Cela ne me reprit pas.