Читать книгу L'art d'aimer les livres et de les connaitre : lettres à un jeune bibliophile - Jules Le Petit - Страница 10

III

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AUJOURD’HUI que tout le monde est en vacances, et que vous-même vous paraissez moins disposé à songer aux livres qu’aux délices de la villégiature, vous me permettrez bien, mon cher ami, de faire trêve un instant à mes arides citations bibliographiques. J’éprouve le besoin de flâner un peu, tout en ne négligeant pas le cher sujet qui nous occupe l’un et l’autre. Flânons donc, si vous voulez. Philosophons, sentimentalisons.

Je vous raconterais bien, si cela pouvait vous intéresser, comment je suis devenu le bibliophile passionné que vous connaissez; mais c’est tout un roman, et vous pourriez en trouver le récit aussi long que peu amusant. Je n’en prendrai que la conclusion, qui est celle-ci: «Souvent l’amour des livres suit de près ou aspire à remplacer un autre attachement, plus charmant sans doute, mais aussi beaucoup plus fragile, lorsque ce sentiment vient à être détruit par une cause quelconque.»

Il est probable, mon ami, que vous avez dû éprouver, comme moi, comme nous tous, au moins une fois dans votre vie, quoiqu’elle soit très courte encore, une désillusion, un chagrin d’amour, une douleur de famille, une tristesse poignante enfin. Vous avez versé d’abondantes larmes, si vous pleurez facilement; vous avez souffert en silence d’une façon bien cruelle, si vous n’avez pas les larmes faciles; vous avez peut-être crié, tempêté, blasphémé, si vous êtes d’une nature violente. Et puis, un jour le calme est revenu peu à peu, la mélancolie a remplacé tout doucement la tristesse, vous avez senti le besoin de vous souvenir et d’occuper un peu votre âme endolorie. Je parierais qu’à ce moment-là vous avez pris un livre, dans lequel vous avez cherché, sinon une distraction, qu’on ne cherche guère quand on souffre, au moins une occupation apparente, ne fût-ce que pour forcer les indifférents à vous laisser en paix. Vous avez lu d’abord machinalement, en pensant à votre chagrin; puis quelques mots au hasard vous ont frappé, vous y avez apporté un peu d’attention, vous avez relu ce que vos yeux n’avaient pas aperçu d’abord; enfin, vous avez pris quelque intérêt à votre volume et vous l’avez au moins parcouru sérieusement. Le temps a passé ainsi d’une façon assez rapide. Vous vous êtes mis à rêver presque autant à votre lecture qu’à votre douleur: s’il était tard, vous vous êtes sans doute endormi en songeant à l’une et à l’autre, et votre pauvre cœur a été aussi un peu soulagé.

Je suis persuadé qu’elles sont fréquentes ces sortes de guérisons de l’âme par la lecture; et si l’on s’en rendait bien compte, le nombre des bibliophiles augmenterait dans de grandes proportions. Ils auront beau faire, ces médecins du corps, que l’immortel Molière a si spirituellement ridiculisés... tout en suivant leurs prescriptions; ils auront beau se dire possédés de la science infuse, qu’ils soient astrologues ou alchimistes, physiologistes ou pathologistes, homéopathes ou allopathes, phlébotomistes ou hydropathes, énergiques ou expectants, qu’ils viennent du nord ou du midi, des extrémités de l’équateur ou des limites des pôles, qu’ils aient étudié à Paris ou à Pékin, en France ou en Amérique, qu’ils soient disciples d’Hippocrate ou de Galien, d’Ambroise Paré ou d’André Vesale, de Nélaton ou de Claude Bernard, ils ne réussiront jamais à guérir le mal qui a son siège profondément caché au fond du cœur, et qui a pour cause une douleur morale, une déception ou un chagrin quelconque.

Et je mets en fait que la méthode de traiter un grand chagrin par l’essai de la lecture d’un ou de plusieurs livres intéressants a produit de nombreux et merveilleux effets.

En voulez-vous une preuve, entre mille? Si intime qu’elle soit, vous me la pardonnerez. Elle me fournit l’occasion de parler d’une de mes plus chères amitiés, je ne laisserai pas échapper cette occasion, au risque d’être accusé par vous de prolixité.

Un de mes amis donc, Gustave B..., que vous connaissez, une nature loyale et dévouée, un homme doué d’un doux et joyeux caractère, avait perdu il y a quelques années son père, pour lequel il avait une véritable adoration. La mort avait été subite et la nouvelle était venue foudroyer ce pauvre fils au milieu d’une intime réunion joyeuse comme lui. A partir de ce moment douloureux, mon pauvre ami était tombé dans une tristesse mortelle. Une prostration presque complète pendant le jour était suivie de longues nuits d’insomnie, pendant lesquelles il souffrait d’affreuses tortures morales et physiques. Ceux qui lui étaient dévoués avaient bien fait leur possible pour apporter des consolations à cette pauvre âme brisée. Amis et amies avaient employé en vain pour le soulager toutes les ressources de leur affection. Il en était arrivé à ne plus voir personne, et s’enfermait en donnant l’ordre d’éconduire qui que ce fût. Moi-même, un compagnon de jeunesse et de joie, comme aussi un compagnon fidèle de souffrance et de malheur, je n’avais plus que très difficilement accès auprès de lui. J’avais fini par lui envoyer un jour, sous enveloppe, avec une lettre des plus affectueuses, cette seule strophe d’un poète qui a bien su, hélas! ce que c’était que la souffrance.

Oh non! je n’irai pas, sous son toit solitaire,

Troubler ce juste en pleurs, par le bruit de mes pas

Car il est, voyez-vous, de grands deuils sur la terre,

Devant qui l’amitié doit prier et se taire.

Oh! non, je n’irai pas!

Ces vers que le pauvre Hégésippe Moreau avait dû écrire dans une circonstance analogue à celle où je me trouvais, me semblaient si bien appropriés à la situation, qu’ils m’avaient vivement frappé.

Le lendemain je reçus une réponse de mon malheureux ami (c’était la première fois qu’il répondait depuis son chagrin). Après m’avoir remercié, il me suppliait de lui dire de suite d’où venaient les beaux vers que je lui avais adressés, et il exprimait le désir de lire la pièce tout entière. Je m’empressai non seulement de lui copier en entier la Fauvette du Calvaire, mais encore je lui portai le recueil entier du poète, le Myosotis, et j’y joignis à tout hasard les Méditations de Lamartine. Cette fois, mon ami m’accueillit avec la même tristesse rêveuse et froide, mais avec moins de sauvagerie. Il me pria même de lui lire la pièce d’où j’avais tiré la strophe que je lui avais envoyée. Pendant que je lisais, avec une bien grande émotion, je l’avoue, des larmes, d’abord furtives et ensuite plus libres et plus abondantes, s’échappaient de ses yeux. Bientôt sa douleur éclata, et aux dernières strophes il s’élança dans mes bras, en poussant des gémissements à fendre le cœur. Il était sauvé, mais pas encore guéri; il pouvait pleurer, c’était déjà beaucoup.

Au bout de quelques jours il m’écrivit une lettre touchante, dans laquelle il me remerciait avec effusion de lui avoir donné des volumes, qui, disait-il, lui avaient fait un bien infini, avaient relevé son âme prête à se laisser décourager, et avaient apporté un grand soulagement à son chagrin. Il me priait de lui choisir quelques autres livres et de venir les lui porter moi-même, parce qu’il avait le désir de causer longuement avec moi.

J’y courus le jour même, accompagné de plusieurs volumes, des poésies de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, des Paroles à un Croyant, de Lamennais, de l’Amour, par Michelet, d’un volume d’Edgar Quinet, d’un volume de Taine, d’un volume de voyage de Théophile Gautier, etc. Ce pauvre B... me reçut avec une affectueuse cordialité, et me pria de venir le voir tous les jours, pour l’aider de mon amitié à supporter sa douleur; je ne manquai pas à ces amicales visites.

Malheureusement, à peine commençait-il à se remettre, qu’un chagrin d’une autre nature vint de nouveau troubler son cœur, bien malade encore. Il apprit un jour qu’une jeune fille qu’il aimait tendrement depuis longtemps, et qu’il avait peut-être le secret espoir d’épouser, quoiqu’il ne l’avouât pas ou qu’il ne s’en rendît pas compte lui-même, venait d’être fiancée et allait se marier dans quelques mois. Dire quelle fut son émotion serait impossible. J’étais près de lui au moment où il reçut cette nouvelle: il devint tout à coup d’une pâleur mortelle, un tremblement nerveux s’empara de lui, et il resta pendant plusieurs minutes sans pouvoir parler; j’eus une peur affreuse, je croyais qu’il allait mourir.

Enfin, au bout d’un quart d’heure, lorsqu’il put respirer, il me prit la main et me la serrant convulsivement: «Je puis te dire adieu, mon bien cher ami, me dit-il d’une voix étouffée, car je suis perdu, je ne survivrai pas à cette nouvelle douleur. J’avais mis dans mon attachement pour cette enfant, tout ce que mon cœur contenait de tendresse, d’amour, de pureté, de générosité, d’espérance enfin. Maintenant, c’est fini, deux de mes plus chères affections viennent de m’être enlevées depuis quelques mois, il ne me reste plus qu’à mourir et j’espère que cela ne tardera pas.»

Malgré tous les efforts que je fis pour le consoler un peu, il resta plusieurs jours dans un état déplorable. Je craignais de ne pouvoir le sauver. Tout à coup, je me rappelai l’effet qu’avaient produit sur lui les vers que je lui avais envoyés quelques mois auparavant, et j’eus l’idée d’employer de nouveau le même moyen de salut. En causant avec le pauvre garçon, dont la tristesse était désespérante, je pris négligemment un des volumes que je lui avais apportés depuis quelque temps déjà, et je me mis à lire, en ayant l’air de ne prendre que peu d’intérêt à la conversation.

— Tu ne m’écoutes plus, je t’ennuie, me dit ce pauvre B..., avec un ton de triste reprocher; je le comprends, la société d’un homme chagrin et morose comme moi n’est pas bien agréable.

— Mon cher ami, tu te trompes parfaitement, malgré ta perspicacité habituelle; je suis loin de m’ennuyer près de toi. Mais pardonne-moi un moment de distraction, je lisais de si jolis vers à l’endroit où j’ai ouvert ce livre, que j’ai voulu achever la pièce. Maintenant, si tu veux causons.

Et je fermais le livre, tout en me rappelant bien la page où j’avais lu.

Les gens qui souffrent, soit moralement, soit physiquement, sont naturellement curieux; aussi mon cher B..., ne me tint pas quitte ainsi.

— Quels étaient ces vers? me demanda-t-il. Crois-tu qu’ils m’intéresseraient?

— Oh oui! j’en suis sûr.

— Veux-tu me les montrer? Je ne lis plus depuis que j’ai tant de chagrin. D’ailleurs je n’ai plus de goût pour rien, même pour la lecture.

Je saisis promptement l’occasion, comme on le pense bien, et voici les vers que je lus à mon pauvre malade:

Quand on est petit, on lit pour apprendre;

Pour se souvenir on lit, étant vieux;

La vie est un livre écrit pour les cieux,

Qu’on relit toujours sans y rien comprendre.

Le commencement ressemble à la fin,

Comme le berceau ressemble à la tombe;

Le siècle le prend au siècle qui tombe,

Pour le repasser à l’autre, demain.

Ainsi va le monde autour de ce livre.

Puisqu’il faut apprendre avant de mourir,

Lisons doucement pour nous souvenir,

Car le souvenir aide l’homme à vivre.

Que chaque feuillet du livre éternel

Nous compte des jours passés en prière.

Puisqu’il faut laisser le corps à la terre,

Que l’âme ait les yeux ouverts sur le ciel!

Ces vers, écrits par un jeune poète, Léon Séché, sur un exemplaire d’Évangeline, de Longfellow, étaient si bien de circonstance, que j’avais cru ne pouvoir trouver mieux, pour appuyer le conseil que je voulais donner à mon triste ami, de tâcher de lire pour se distraire. Il me demanda, en effet, de les lui répéter deux fois, et ensuite il me promit d’en lire lui-même un certain nombre d’autres tous les jours.

Il dut tenir sa parole, car, peu de temps après, il me priait de lui prêter de nouveaux volumes, poésie et prose, me disant qu’il voulait lire beaucoup.

Bien plus, au bout de quelques semaines, il se décida à acheter un bon nombre de livres, que je lui aidai à choisir, et peu à peu, en continuant ses acquisitions, il est arrivé à posséder une des bibliothèques les plus intéressantes (cela ne veut pas dire les plus chères ni les plus volumineuses) que l’on puisse trouver.

Il y a quelque temps, je m’étais hasardé à lui parler un peu de ses chagrins, j’avais même fait une allusion amicale à ses anciennes amours, tout en ménageant délicatement la susceptibilité de ce grand et excellent cœur: «Oh! mon cher ami! s’écria-t-il, prends bien garde, tu remues des cendres encore bien chaudes, que les larmes n’ont pas encore entièrement noyées. C’est égal, toutes mes passions, toutes mes affections ont été pour moi des sources de souffrances. Seule, la passion des livres, — car, j’en suis possédé de plus en plus, grâce à toi, — ne m’a procuré que des satisfactions et des consolations. Aussi tu vois que je m’y suis consacré d’une façon assez sérieuse. J’ai trop souffert, comme tu le sais, pour songer désormais à me marier; restant seul ainsi, je pourrai employer une partie de ma fortune à acheter des livres. Puisque mon plus grand plaisir maintenant est de lire, je veux donner à mes nouveaux et mes plus stables amis une large place dans ma demeure.»

Chaque fois que je le rencontre, ce cher Gustave, il me parle chaleureusement de ses lectures et de sa bibliothèque; il cite encore avec mélancolie des noms chers autrefois, mais il ne paraît plus disposé à mourir.

Ma lettre d’aujourd’hui ne vous aura pas égayé, mon ami, mais elle vous aura prouvé que l’amour des livres et de la lecture n’est pas un sentiment ou un goût vulgaire, et qu’on peut souvent y trouver de sérieuses consolations. Un grand bibliophile, Pixerécourt, avait fait imprimer cette maxime dans tous les ouvrages de sa bibliothèque: «Un livre est un ami qui ne change jamais.» Sans admettre cette pensée mot à mot, car on peut faire observer que le mot changer n’est peut-être pas ici toujours exact, puisque l’ami en question change de temps en temps de... propriétaire, et aussi quelquefois de reliure, j’y trouve cependant une idée profonde et philosophique qui me plaît beaucoup. Je préférerais, je l’avoue, cette devise ainsi modifiée et plus vraie: «Un livre est un ami qui ne trahit jamais.»

Oui, les livres sont des amis, des compagnons dévoués; et ils ont cet avantage sur les autres, — je ne dis pas cela pour vous, mon cher ami, — que, quelle que soit notre humeur, la disposition de notre esprit, ils nous offrent toujours, avec le même calme et la même fidélité, des conseils et des distractions aux misères et aux douleurs de la vie.

Et vous ajouterez, vous, en faisant allusion à cette longue lettre, que vous avez bien été obligé de lire jusqu’au bout: «Au moins, ces amis-là, on a le droit de ne pas les lire, quand leur prose vous ennuie.» N’est-ce pas que j’ai raison?


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