Читать книгу L'art d'aimer les livres et de les connaitre : lettres à un jeune bibliophile - Jules Le Petit - Страница 7
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ОглавлениеVous êtes-vous bien rendu compte, mon cher ami, des scrupules qu’on doit éprouver lorsqu’il s’agit de guider quelqu’un sur ce terrain fleuri, mais semé de pierres et de ronces, qu’on nomme la bibliophilie? Avez-vous compris que c’est là, pour moi, une tâche fort délicate, je dirai même très difficile, surtout par le temps qui court? Cependant je l’accepte résolument, persuadé que si mes conseils ne sont pas toujours en accord avec vos goûts, ils auront au moins pour vous le mérite d’être dictés par l’expérience, et non par une fantaisie hors de saison «en ce grave sujet». Enfin, vous m’avez demandé quelques observations sur le goût nouveau que je n’ai pas peu contribué à vous inculquer; ces observations, les voici. Je vous les donne avec autant de plaisir que peu de prétention, et je souhaite qu’elles puissent vous être au moins utiles. Il m’est d’ailleurs si agréable de vous les transmettre, que vous n’aurez guère de gré à m’en savoir, et je serai presque votre obligé, car c’est pour moi un vrai bonheur que de parler de livres avec quelqu’un qui les aime.
Oui, vous aimez maintenant les livres, ou plutôt vous avez toujours eu ce goût intelligent, car je me rappelle que même dans votre enfance vous étiez déjà heureux lorsque vous aviez un livre en main. Mais à cette époque-là, vous aimiez les livres comme on les aime au collège. On les cherche avec avidité, pour les dévorer en cachette, entre deux leçons, au nez et à la barbe du pion, qui vous voit plus souvent qu’on ne pense, mais qui a parfois aussi le bon esprit de ne pas remarquer que vous travaillez vos devoirs dans un volume d’Alexandre Dumas, de Xavier de Montépin, ou de Ponson du Terrail. Ce sont là les livres qu’on préfère, à cet âge où l’on est avide d’apprendre, curieux de connaître la vie sous les apparences séduisantes que savent lui donner les romanciers. Mais on est à ce moment-là tout simplement ce qu’on pourrait appeler un liseur: une fois les volumes lus et relus, on les jette impitoyablement dans un coin quelconque, après toutefois en avoir régalé à l’envi tous ses camarades; et l’on s’inquiète peu si les feuillets en seront détériorés, salis de poussière ou d’encre, et si la brochure ou la reliure en seront brisées ou disloquées. Ce ne sont pas encore les livres qu’on aime alors, c’est à peine la lecture.
On ne commence à devenir bibliophile que lorsque le goût de la lecture s’étant épuré, et le jugement étant venu tempérer l’imagination, on éprouve le besoin de relire de temps en temps, avec plus d’attention, certains ouvrages dont le sujet ou le style nous ont plu. C’est l’art, pour ainsi dire, que l’on cherche dans un livre qu’on lit de nouveau, c’est la forme du style, c’est l’ornementation des pensées, c’est leur vêtement, ce sont les broderies riches ou légères dont elles sont parées, les diamants d’esprit qui y étincellent; et le sort du livre dépend souvent de ce second examen, bien plus que du premier. En effet, on jette rarement, à moins qu’il ne vaille rien, un livre qu’on n’a lu qu’une fois, toujours promptement comme on lit d’abord; mais si, après la nouvelle épreuve, le style n’a pas plu, et si les pensées n’ont pas été assez puissantes pour nous séduire, nous fermons le livre avec dédain, et c’en est fait de lui. Au bout de peu de temps, lorsqu’il nous gêne, nous l’envoyons grossir les étalages des bouquinistes du quai, où il fait connaissance avec les amateurs placides de la «fameuse boîte à cinq sols». Que devient-il ensuite?... Les épiciers, les marchands de tabac ou les chiffonniers, nous le diraient plus facilement que qui que ce soit; mais nous ne leur demandons aucun compte.
Il en est bien autrement si le livre, nous ayant frappé une première fois, supporte avec succès un second examen, une seconde lecture. Oh! alors le voilà déjà classé dans les rayons de notre bibliothèque, où il attend plus ou moins longtemps la reliure qui lui est propre, et que nous lui ferons faire à coup sûr un jour ou l’autre. Désormais le volume est sauvé. Nous le traitons avec soin, nous le choyons avec délicatesse, nous veillons à ce qu’il se conserve intact, nous nous faisons tirer fortement l’oreille pour le prêter même à nos amis, et en cela nous faisons bien. Nunquam amicorum! disait franchement un bibliophile mort il y a peu de temps, et qui avait attaché cette devise catégorique à tous les volumes de sa bibliothèque. Il est vrai que ceci est la contre-partie d’une autre devise bien moins égoïste, employée par quelques amateurs, entre autres par l’éminent bibliophile du XVIe siècle, qui avait fait graver sur ses livres: Jo. Grolierii et amicorum; mais je ne crois pas que Jean Grolier et ses imitateurs aient été sincères. Peut-être cependant les amis de ces hommes généreux étaient-ils appelés à l’immense satisfaction d’admirer de temps à autre, à travers des vitrines, les splendides reliures qu’ils faisaient exécuter. Dans ce cas, je comprends la portée de leurs devises, qui étaient à vrai dire tant soit peu hypocrites. Je le maintiens, les vrais amateurs ne prêtent pas leurs livres, même à des amis.
Quand on en est là, on se sent déjà bibliophile. On commence à choisir l’édition, le format, la belle impression, le beau papier, on cherche un bon relieur, auquel on recommande de ne pas rogner les marges... Enfin ce que l’on aime, ce n’est plus seulement la lecture, c’est à présent le livre lui-même; et il semble vraiment que l’œuvre de l’auteur ou du poète soit plus belle et ait plus de mérite, étant renfermée dans cette édition, que dans un volume vulgaire.
C’est ici seulement, mon cher ami, que l’on commence à avoir besoin de consulter des gens expérimentés; à moins de faire comme beaucoup d’amateurs irréfléchis, qui «s’instruisent à leurs dépens», et dont les dépens sont souvent si considérables que le dégoût des livres ne tarde pas à s’emparer d’eux. Car, toute question de goût personnel à part, il faut avoir déjà certaines connaissances, pour distinguer les bonnes éditions des mauvaises, pour savoir choisir entre les textes fautifs, entre les productions typographiques qui flattent l’œil sans avoir d’autre mérite, et les belles et simples impressions si recherchées des vrais amateurs. Il faut être déjà connaisseur surtout pour reconnaître la qualité des reliures, et ne pas se laisser séduire par des apparences éblouissantes, sous lesquelles sont quelquefois présentées des reliures médiocres, qui ne possèdent souvent pas d’autres avantages beaucoup plus sérieux.
Et voilà autant de choses qu’il est bien difficile d’expliquer dans de simples lettres et même dans un ouvrage quelconque de bibliographie. Tout ce que l’on pourra écrire en théorie sur ce sujet sera toujours fort incomplet, mais aura cependant l’avantage de mettre les jeunes ou les nouveaux amateurs en garde contre l’envahissement des ouvrages sans mérite.
Vous, mon ami, par exemple, qui m’avez tant prié de vous écrire mes conseils, vous ne serez certes pas, après les avoir lus, un aigle en bibliographie; mais un peu d’étude et d’habitude aidant, vous pourrez arriver, en appliquant les idées que je vous aurai transmises, à connaître suffisamment les livres pour vous former une bibliothèque assez bien choisie.
En général, pour ce qui concerne la qualité du texte de telle ou telle édition nouvelle, on s’en rapporte à l’opinion des critiques éclairés qui ne manquent pas de rendre compte dans leurs journaux de chaque livre qui paraît. De même, pour les textes d’éditions anciennes, on peut consulter les recueils de critique littéraire du temps, quand on les a sous la main, ou, lorsqu’on n’a pas la facilité de se les procurer, prendre l’avis des bibliographes modernes, qui ont condensé dans des manuels spéciaux la substance de ces critiques. Il est encore bon très souvent de s’en rapporter à la tradition, car le public est un excellent juge et les idées qui se transmettent de génération en génération, aussi bien sur des ouvrages littéraires que sur des faits historiques, reposent ordinairement sur des bases sérieuses.
Je suis encore d’avis qu’après avoir pris conseil de ces différents côtés, on s’en rapporte définitivement à soi-même, à son goût personnel, pour choisir entre les bons ouvrages, en éditions belles et correctes, ceux qui conviennent le mieux à ses idées personnelles, à son tempérament, à ses lectures de prédilection.
Dans mes prochaines lettres, je tâcherai de vous indiquer, tout en flânant, quelques ouvrages utiles à consulter, et j’essaierai de vous dire quel serait à peu près le choix que je ferais pour vous, si j’avais la mission de vous composer une bibliothèque en rapport avec les goûts que je vous connais.
Sur ce, mon cher ami, je vous laisse en paix, à «vos chères études», et je forme pour vous le souhait de Dupuis et Cotonet: «Que les Dieux immortels vous assistent et vous préservent des romans nouveaux,» car vous n’y trouverez pas grand’chose de bon.