Читать книгу L'art d'aimer les livres et de les connaitre : lettres à un jeune bibliophile - Jules Le Petit - Страница 8
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QUOIQUE vous soyez encore bien jeune, mon ami, pour aimer à collectionner, — il paraît que ce goût est le privilège de l’âge mûr et de la vieillesse, — je vous vois acheter, acheter encore, sans relâche, acheter toujours des volumes qui viennent rapidement remplir votre bibliothèque. Savez-vous que je suis presque effrayé de cette ardeur fiévreuse. Prenez garde, croyez-moi, d’arriver bientôt à l’encombrement, je dirais presque à la satiété. J’espère bien plutôt vous trouver un jour, qui n’est peut-être pas éloigné, vous faisant, en face de votre amas de livres, ces réflexions assez naturelles: «Que vais-je faire de tout ce fouillis? Comment vais-je le classer? Qu’y a-t-il de bon dans tout cela? Combien de volumes m’intéressent vraiment, au milieu de ces rayons pleins à double ou triple étage? Où vais-je loger les bons et beaux ouvrages que je dois acheter désormais? Car enfin je ne vais pas m’arrêter en si beau chemin, et puisque je suis pris de la noble passion des livres, — je suis dans un âge où il faut donner aux passions un libre cours, — je veux marcher en avant dans cette voie charmante que je me suis tracée. Mais je suis menacé d’un engloutissement complet, d’une asphyxie terrible, sous des avalanches de bouquins, qui me suffisaient au temps de mon inexpérience, mais qui m’offusquent aujourd’hui. Je commence à éprouver le besoin de respirer largement. Mes poumons et mes goûts de bibliophile demandent désormais une atmosphère plus pure. Il faut élaguer, épurer, trier, rejeter tout ce qui est inutile ou nuisible dans ma bibliothèque. Allons, à l’œuvre! et du courage! Soyons impitoyable pour les mauvais livres, même pour les livres médiocres! Place aux bons! je ne veux plus désormais avoir que de ceux-là. Et s’il ne me reste enfin qu’un volume sur dix ou vingt, ce sera bien, j’aurai eu de l’énergie; s’il ne m’en reste qu’un sur cent ou même sur mille, ce sera encore mieux, j’aurai fait preuve de goût, car ce serait déjà merveilleux si parmi les innombrables productions du cerveau humain, les bons ouvrages existaient même dans cette dernière proportion. Puisque j’ai acheté jusqu’ici sans discernement, il est temps que j’expie ma faute, et je ne veux désormais agir qu’avec prudence, en bibliophile éclairé.»
Bonnes résolutions, mon cher ami! qui nous viennent toujours tôt ou tard, en cela comme en bien d’autres choses, et que nous avons un certain mérite à mettre en pratique. Car il faut avoir une grande volonté pour vaincre ses habitudes, surtout les mauvaises!... Ainsi je vous engagerai à ne pas trop vous abandonner à votre caractère indécis, et à vous tracer à l’avance un but en bibliophilie, comme vous devez en avoir un dans votre existence morale. Dites-vous: «Je veux que ma bibliothèque ait tel ou tel caractère et que tous les ouvrages qui la composeront concourent à lui donner ce caractère-là. » Vous avez, par exemple, un goût très prononcé pour la littérature et les beaux-arts, plutôt que pour les sciences, ou la théologie, vous devrez vous attacher à donner à votre bibliothèque un caractère littéraire et artistique; et ces deux séries formeront à elles seules une réunion importante d’ouvrages, autour desquels vous pourrez encore grouper quelques volumes d’un autre genre, qui auront un peu de rapport avec ceux-là. Les livres de théologie, de jurisprudence, de mathématiques, de sciences exactes quelconques, pourront sans inconvénient n’y être que faiblement représentés, si là n’est pas votre goût. Mais vous serez toujours forcément obligé d’y admettre un certain nombre d’ouvrages d’histoire, de voyages, de biographie, qu’il est agréable de pouvoir consulter de temps en temps, sur des faits, des hommes, ou des pays, auxquels les autres livres nous reportent nécessairement.
Que d’autres amateurs, tout aussi éclairés, mais ayant des goûts différents, achètent presque exclusivement des livres de sciences, ou des livres religieux, ou des livres de droit, c’est leur affaire, et ils ont aussi bien raison que vous. Ce doit même vous être une satisfaction, car vous n’êtes pas exposé à les avoir pour rivaux dans vos acquisitions. Mais que leurs conseils ne vous fassent pas vous écarter du but que vous poursuivez, de même que vos raisonnements, si persuasifs qu’ils fussent, n’arriveraient pas à les détourner eux-mêmes de leurs idées! Nous n’avons ni les uns ni les autres, que diable! la manie d’être universels; et le bibliophile qui aurait la prétention de former une bibliothèque complète, ou seulement d’avoir tous les livres intéressants, me paraîtrait assez semblable aux gens qu’on appelle des paniers percés et qui se figureraient avec leurs bienheureux paniers arriver un jour à réunir la fortune de Rothschild; il me semblerait attelé à un travail pareil à celui d’une dame de l’antiquité qu’on appelait Pénélope, ou encore au labeur fatigant et peu récréatif de ces demoiselles de la fable qu’on nommait les Danaïdes.
J’espère bien, mon ami, que ce n’est pas la prétention dont je viens de parler qui vous conduit à vous encombrer ainsi de bouquins, et je vous attends au jour prochain de l’épuration.
Je sais bien que votre éducation est encore à faire sur ce point, et que vous ne pouvez devenir en quelques semaines ou même en quelques mois docteur ès sciences bibliographiques; que vous ne pouvez pas, en si peu de temps, avoir appris à connaître les bonnes éditions, les volumes rares et précieux, les reliures des différentes époques, les provenances, etc., quand il y a des gens, même du métier, qui s’occupent de tout cela depuis quarante ou cinquante ans, et qui n’y connaissent pas encore grand’chose. Mais avec votre intelligence et vos aptitudes naturelles, avec votre goût passionné pour les beaux et bons livres, vous devez «doubler vos classes» et arriver en peu de temps à de grandes et sérieuses connaissances bibliographiques.
Vous trouverez peut-être bien puéril le conseil que je vais vous donner, d’acquérir sans retard les principaux ouvrages de bibliographie et de les consulter invariablement lorsque vous désirez acheter un volume qui vous a plu; car vous possédez sans doute déjà quelques-uns de ces ouvrages. Mais je l’ignore et je vais vous les citer, comme si vous n’en connaissiez aucun.
Je mets en première ligne, comme le plus important, le plus sérieux de tous, le Manuel du libraire et de l’amateur de livres, de Jacques-Charles Brunet, qui en est à sa cinquième édition, datée de 1860-1865, la seule que je vous recommande, en attendant la sixième, que des continuateurs de Brunet ne tarderont sans doute pas à donner, pour mettre ce livre au courant des découvertes nouvelles, et aussi des goûts nouveaux. Cet ouvrage, véritable monument de patience et d’érudition, est indispensable à tout amateur sérieux; et malgré les imperfections et les erreurs, très rares du reste, que l’on ne peut manquer de rencontrer par-ci par-là, dans un ouvrage de descriptions et de recherches, contenant pas moins de six gros volumes grand in-8°, de plus de dix-huit cents colonnes chacun, ce livre est jusqu’ici le plus complet et le mieux compris qui existe sur ce sujet. Si vous ne l’avez pas, je vous engage à en faire de suite l’acquisition.
A l’époque où J.-Ch. Brunet rédigeait et publiait son Manuel, la mode en bibliophilie était différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Ainsi il y a tels ouvrages, assez nombreux, du XVIIIe siècle, illustrés de gracieuses et légères figures, que l’on ne prisait guère alors, et qui sont arrivés aujourd’hui à atteindre des prix fabuleux, disputés qu’ils sont par un grand nombre d’amateurs. L’auteur du Manuel du libraire, d’accord du reste avec les bibliophiles de son temps, traite ces ouvrages assez dédaigneusement et ne leur attribue qu’une valeur presque infime. En cela je ne puis le blâmer; car ce qui devrait être le meilleur dans un livre c’est le fonds, c’est le texte; et franchement le texte des ouvrages en question, le fonds, la partie importante enfin, manque absolument de style, de talent, d’idées et de littérature.
La nouvelle génération d’amateurs qui s’est formée depuis dix ou quinze ans, a décidé que la plupart des livres du XVIIIe siècle méritaient d’être recherchés, pour la grâce et le charme de leurs illustrations. On ne peut pas empêcher la mode de régner en maîtresse là comme ailleurs, et d’imposer sa loi aussi bien en ce qui est du domaine de la curiosité qu’en ce qui regarde la toilette, le goût, les idées, même la morale. On ne peut pas l’arrêter, cette déesse capricieuse, dans sa course à travers les siècles, qu’elle parcourt comme un papillon impatient passe à travers l’espace azuré, en laissant autour de lui la légère fraîcheur de ses ailes agitées et un scintillant reflet de ses riches couleurs. Et la légèreté, la grâce de ce papillon nous séduit, nous charme tous, qui que nous soyons, de même que quel que soit notre caractère, sérieux ou triste, gai ou morose, nous arrivons tous à sacrifier un jour ou l’autre à cette divinité entraînante et fantasque.
La mode donc, ayant de nos jours mis en lumière les ouvrages illustrés du XVIIIe siècle, on s’est empressé de fabriquer, trop à la hâte peut-être pour qu’ils soient parfaits, des ouvrages spéciaux pour décrire ces sortes de livres. Je vous recommanderai d’avoir le Guide de l’amateur de livres à figures du XVIIIe siècle, par Henry Cohen, dont une quatrième édition a paru l’année dernière. Il ne faudra pas toutefois vous figurer que cet ouvrage soit sans défaut et qu’il faille s’y fier aveuglément. Non, il faut même le consulter avec une certaine réserve, car on y trouve d’assez nombreuses inexactitudes, qui, je l’espère, seront un jour corrigées, et surtout des omissions. Mais il n’en est pas moins très utile et donne d’excellents renseignements sur un grand nombre de livres à figures.
Il ne faut pas manquer de vous munir aussi des Supercheries littéraires dévoilées, de Quérard, et du Dictionnaire des anonymes et pseudonymes, de Barbier, ces deux ouvrages indiscrets, qui vous feront connaître, à votre grande joie, des noms véritables d’écrivains que ces pauvres diables avaient pris tant de peine à cacher. Une nouvelle édition vient d’être publiée depuis quelques années, par MM. Gustave Brunet et Pierre Jannet pour le premier de ces ouvrées, et par MM. Olivier Barbier, René et Paul Billard, pour le second. C’est celle-là que je vous recommande comme très soignée et beaucoup plus complète que toutes les autres.
A côté de ces trois grands ouvrages, qui résument à peu près tout l’historique des livres depuis le commencement de l’imprimerie, surtout si l’on y ajoute des ouvrages de bibliographie moderne comme la Bibliographie romantique de Ch. Asselineau, il est utile d’avoir le recueil intéressant de Otto Lorenz, Catalogue général de la Librairie française, dont plusieurs volumes ont déjà paru, depuis 1867 à nos jours. Vous y trouverez décrits brièvement ou cités, par ordre alphabétique d’auteurs, tous les livres parus depuis 1840 environ. Je vous engagerai à acheter encore un modeste volume de renseignements pratiques, que l’on appelle Connaissances nécessaires à un bibliophile. Cet ouvrage qui a pour auteur et pour éditeur Édouard Rouveyre, est rempli de détails sur tout ce qui a rapport aux livres, leur fabrication, leur format, leur impression, leur papier, leur reliure, etc., et vous y trouverez d’excellents conseils sur tout ce qui vous intéresse aujourd’hui que vous voilà décidément bibliophile. Ce petit manuel pratique en est, à l’heure qu’il est, à sa troisième édition, qui n’a pas suivi de loin la première, malgré les corrections et augmentations que l’auteur a dû y faire.
Je pourrais vous citer aussi comme bons à acquérir différents autres ouvrages de bibliographie spéciale ou particulière, dont j’aurai prochainement l’occasion de dire quelques mots. Aujourd’hui je me tiens dans les généralités. Et quand je vous aurai parlé du Repertorium bibliographicum, de Hain, dans lequel sont décrits de nombreux volumes des premiers temps de l’imprimerie, des incunables enfin, ouvrage dont je vous conseillerais l’achat, si vous aviez le désir de réunir un certain nombre de ces raretés typographiques, je terminerai ma lettre en vous souhaitant beaucoup de chance dans vos recherches, un peu moins de fol enthousiasme pour ce qui est bouquin, et un peu plus de goût et de méthode dans vos acquisitions.