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CHAPITRE I.

Table des matières

La Suisse et les guides.

L’écolier qui apprend la géographie ne se doute pas de la beauté des pays qu’il désigne du bout du doigt sur la carte. Il n’ignore pas toutefois que la Suisse est un pays très-pittoresque et visité chaque année par de nombreux voyageurs; et il s’est peut-être dit: «Quand je serai grand, j’irai en Suisse; je verrai des montagnes, des prairies et des châlets, des lacs, des glaciers et des précipices.

Ces excursions, si à la mode de nos jours, ne peuvent s’accomplir sans l’assistance d’un guide, d’un homme qui connaît parfaitement le pays, qui sait où le voyageur peut aller et où il ne doit pas se hasarder.

Le guide habitué aux dangers de tout genre, ayant acquis l’expérience nécessaire aux autres, en s’exposant lui-même, passe une partie de son existence en courses toujours fatigantes et dangereuses. N’importe, il aime cette vie errante et difficile. Il revient au village lier de ses exploits; se repose et part encore.

Autrefois les voyageurs n’étaient pas aussi nombreux qu’ils le sont aujourd’hui, et les guides étaient plus rares. Parmi ces hommes énergiques et courageux, Franz Müller se faisait remarquer entre tous. Fort, intelligent, il avait pris le métier de son père qui avait échappé à la catastrophe du village de Goldau. Que de fois le vieux Müller avait raconté cet événement à son fils, et Franz l’avait aussi raconté à tous ceux qui avaient voulu l’entendre! Un soir, il y a de cela soixante ans, vers cinq heures, les habitants de Goldau entendirent un craquement terrible; tous se précipitèrent dehors pour se rendre compte de ce bruit sinistre, et ils virent le Rufiberg, montagne qui s’élève en face de la vallée, se mouvoir comme un géant qui voudrait essayer ses forces; les sapins que portait sa tête tremblaient. On sonne le tocsin dont la voix est dominée par les cris d’une population saisie d’horreur et d’effroi. Hommes et femmes se précipitent dans l’église. On n’entend que pleurs et gémissements; les femmes cherchent une vaine protection près de leurs maris, elles pressent leurs enfants sur leur sein. Hélas! une masse de rocs longue de plus d’une lieue se détache de la montagne, entraîne, brise avec elle les arbres qu’elle rencontre sur son passage, et tombe en écrasant le village et ses habitants. Le guide Müller qui avait échappé, par son absence, à une mort certaine, se retira à Schwytz.

La catastrophe de Goldau fut pendant longtemps un nouvel aliment pour la curiosité des voyageurs: de toutes parts les étrangers accouraient pour voir le chaos. Franz Müller menait donc une vie plus active que jamais, et aussi il devenait chaque jour plus hardi, plus téméraire.

Il était marié depuis trois ans à une jeune fille de Schwytz, lorsqu’il partit avec deux Écossais intrépides qui l’emmenèrent dans l’Oberland bernois et jusqu’au Schreckhorn. Franz riait des terreurs de sa femme, la gentille Lhena; cette fois-ci, cependant, il quitta son chalet avec un peu d’émotion, il avait un fils âgé de deux ans, et les caresses du petit Franz lui chiffonnaient le cœur, comme il disait. Parti au mois de juillet, Müller n’était pas revenu à la fin de septembre....

Les deux voyageurs avaient voulu tenter l’ascension si difficile du Schreckhorn; ils parvinrent jusqu’au sommet; mais il est toujours plus dangereux de descendre des glaciers que d’y monter. Aussi malgré toutes les précautions prises par Müller, ils furent entraînés tous les trois avec le rocher qui leur servait de point d’appui et tombèrent dans un précipice de mille pieds de profondeur.

Les habitants de la vallée, qui avaient suivi d’un œil curieux cette excursion aventureuse, virent ce spectacle avec effroi, et bientôt la nouvelle s’en répandit jusqu’à Schwytz.

La jeune et infortunée veuve n’eut alors d’autre ressource que de cultiver son petit champ et de garder ses chèvres en compagnie de l’enfant devenu l’unique objet de son amour.

Les conseils et la protection de ses voisins ne lui manquaient pas: «Pauvre Lhena! prenez patience. Quand votre fils sera grand, il travaillera pour vous. Il sera bon garçon, ça se voit déjà ; mais racontez-lui souvent la mort de son père, afin de lui ôter l’idée de devenir guide, lui aussi!»

Ils tombèrent dans un précipice.


«Oh! certes, pensait la mère, jamais, non jamais je ne le laisserai partir! Dès qu’il pourra apprendre, je quitterai le châlet; nous descendrons à Schwytz, et là je trouverai encore de bons cœurs qui auront pitié de nous; je travaillerai de mes mains, et quand mon Franz aura fini son école, je ne serai pas embarrassée de le placer.»

Ce petit Franz était un charmant bambin. Déjà il avait dans sa petite allure de quatre ans une certaine hardiesse qui rappelait son père. Lhena le regardait avec une joie mêlée de tristesse. Il était tendre pour sa mère, et s’il s’échappait pour aller cueillir une fleur dans la fissure du roc, il revenait dès qu’elle l’appelait.

Les années passaient doucement: la pauvreté ne se faisait pas sentir, parce que la mère et l’enfant vivaient de peu.

Un jour Lhena descendit la montagne tenant Franz par la main; elle le conduisait au maître d’école, car il avait déjà six ans. Cette démarche marquait une phase nouvelle dans la vie de la veuve: Franz ne serait plus tout le jour sous son regard, dans sa dépendance. Elle ne put cependant se défendre d’une joie secrète en voyant son fils au milieu de ses camarades; nul n’avait si bon air: sa chevelure noire et flottante, ses yeux bruns et vifs, ses joues fraîches et surtout sa bonne humeur lui valurent la bienvenue des enfants et du maître d’école.

Cette vie nouvelle fut du goût de Franz; sa vivacité, ses habitudes d’indépendance ne mirent point obstacle à ses progrès; mais avec quel bonheur il rentrait au logis et racontait à sa mère les événements de la journée!

Un an plus tard, Franz savait très-bien lire et presque écrire; malheureusement il ne semblait guère disposé à s’instruire davantage, au grand regret du maître qui lui reconnaissait des moyens peu ordinaires.

Franz ne rêvait que courses dans la montagne, les grands garçons l’associaient à leurs excursions. Il disparaissait quelquefois pendant des heures entières, et quand sa mère lui disait: «Franz, je tremble toujours quand tu n’es pas là,» il l’embrassait et s’excusait d’une façon peu propre à la rassurer: «Oh! mère, c’est si beau! Je suis monté sur le Hacken, j’ai vu le lac.» Lhena soupirait.

Schwytz est une petite ville qui semble avoir été placée au pied des montagnes, non loin du lac de Lowertz, pour engager les voyageurs à se reposer des excursions périlleuses: les rues propres, les maisons blanches et régulières, tout, jusqu’à la bonne physionomie de ses habitants, est une invitation à y séjourner. Il est rare, toutefois, que les voyageurs s’y arrêtent; on dirait que la simplicité d’une pareille capitale ne peut entrer dans leur itinéraire. Cependant les habitants de Schwytz avaient depuis deux mois des hôtes auxquels ils accordaient cet intérêt sympathique qu’excite la souffrance dans toute âme généreuse: deux femmes vivaient complétement isolées dans une jolie maison placée à l’extrémité de la grande rue. Aucune communication n’existait entre les étrangères et les gens du pays. La présence de plusieurs domestiques donnait bonne opinion de leur fortune; elles passaient une partie de la journée dans la montagne; allaient à l’église; parfois aussi, on les voyait assises dehors occupées à des ouvrages de nature différente. L’une d’elles faisait quelques points à une tapisserie élégante, tandis que l’autre cousait avec ardeur, semblant oublier le ravissant paysage qu’elle avait sous les yeux.

Le mystère qui protégeait à Schwytz les deux étrangères ne peut exister pour nous: ces dames étaient sœurs. Mme Saint-Victor était veuve et sans enfants; l’ennui remplissait sa vie et la rendait incapable d’apprécier les ressources infinies d’une grande fortune. Elle avait perdu un fils au berceau, elle l’avait vu lui sourire, et jamais cette douce image n’avait pu s’effacer de sa mémoire. Vainement, sa sœur, Mlle Louise de Candes, avait-elle espéré essuyer ses larmes, et l’associer à sa vie laborieuse et charitable; son éloquence et son exemple avaient échoué ; aussi les deux sœurs ne vivaient point habituellement ensemble, et si nous les trouvons réunies à Schwytz, c’est qu’une maladie grave a rendu nécessaire un voyage en Suisse pour rétablir la santé de Mme Saint-Victor.

Les serviteurs obéissaient aveuglément aux fantaisies de leur maîtresse, ils outrepassaient même ses ordres en éloignant impitoyablement tous les enfants qu’elle aurait pu apercevoir. Mme Saint-Victor semblait ne pas remarquer cet excès de zèle; indifférente à tout, elle ne vivait qu’avec ses tristes pensées.

Le ciel le plus pur a ses nuages: un soir du mois d’août, la pluie tombait à torrent, le tonnerre grondait: on frappe à la porte de Mme Saint-Victor.

«Qui est là ?

— Un petit garçon tout mouillé : par charité, laissez-moi entrer; l’orage ne durera pas longtemps: on voit le Hacken.

— Un enfant! dit Catherine, la femme de chambre: il faut bien lui ouvrir, madame le ferait elle-même.

LUCIEN.

Y pensez-vous? Introduire un enfant dans la maison! Madame a encore pleuré aujourd’hui.

CATHERINE.

Dites tout ce que vous voudrez, on a un cœur, c’est pour s’en servir. Pauvre petit! Il pleure.»

Et Catherine, prenant une lumière, alla ouvrir la porte. Elle vit un enfant mouillé jusqu’aux os, qui portait un petit agneau dans le pan de sa veste. Sa longue chevelure était trempée et couvrait presque entièrement son visage; mais il semblait peu s’inquiéter de lui-même:

«Merci, ma bonne demoiselle, si je pleure, ce n’est pas parce que j’ai peur; je suis brave, moi! mais un berger m’a donné un agneau, et j’aurais bien du chagrin si le pauvre petit mourait.

CATHERINE.

Qui es-tu? Où demeures-tu?

FRANZ.

Comment! vous ne me connaissez pas, depuis le temps que vous demeurez à Schwytz? Je suis Franz, l’enfant du guide, comme tout le monde m’appelle. Je demeure à l’autre bout de la ville avec ma mère.»

Catherine était tout oreilles lorsqu’une porte de l’étage supérieur s’ouvrit; elle fit signe à l’enfant de garder le silence. La porte se referma.

CATHERINE, à voix basse.

Voyons, entre: il est impossible que tu continues ton chemin.

FRANZ.

Ce n’est rien la pluie; donnez-moi un panier pour mettre mon agneau, voilà tout ce que je vous demande, ma bonne demoiselle.

CATHERINE.

Je veux que tu te sèches un peu avant de te remettre en route. On dirait que tu es tombé dans le lac.

FRANZ.

Voyez-vous cette lumière là-bas?

CATHERINE.

Eh bien?

FRANZ.

Eh bien, c’est la lanterne de ma mère. Pauvre mère! elle vient me chercher, car elle sait bien que le mauvais temps n’empêche jamais son petit garçon de rentrer. Merci, oh merci! que vous avez l’air bon! Quand mes hardes seront sèches, je vous rapporterai le panier.

CATHERINE.

Ne reviens pas.... ma maîtresse....

FRANZ.

Est-ce qu’elle n’aime pas les enfants?

CATHERINE.

Oh! c’est qu’elle a perdu un petit garçon, et depuis ce temps elle est toujours malade. Je craindrais que ta présence ne lui fît de la peine.

FRANZ.

Pauvre dame! c’est différent: alors je viendrai me promener près de la maison. Je chanterai le ranz, et vous saurez que cela veut dire: Franz et son agneau se portent bien.»

La lumière devenait de plus en plus distincte. L’enfant se hâta. C’était bien sa mère.

Catherine prit courageusement la responsabilité de ce qu’elle avait osé faire, et s’endormit le cœur content.


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