Читать книгу L'enfant du guide - Julie Gouraud - Страница 8
Ce que le lecteur sait peut-être déjà.
ОглавлениеCelui de mes lecteurs qui accuserait Franz d’éprouver trop de joie en quittant sa mère aurait déjà oublié avec quel empressement il courait vers un plaisir nouveau, lorsqu’il avait l’âge de Franz. A huit ans, un petit garçon sourit à tous ceux qui lui témoignent de l’affection et lui offrent une distraction nouvelle. Loin d’en vouloir à Mme Saint-Victor et à sa sœur, Franz se retournait souvent et montrait sa mine joyeuse aux deux dames enchantées de le voir content.
Le trajet de Schwytz à Brunen s’accomplit rapidement et par un temps magnifique.
Catherine avait ordre de s’occuper particulièrement de Franz. Elle le tenait par la main, ce qui semblait fort étrange au fils de Lhena. Sans le souvenir des bontés que la femme de chambre avait eues pour lui, Franz eût certainement secoué cette douce chaîne; mais, lorsqu’il fut sur le bord du lac, son admiration lui fit oublier qu’il était captif.
Mme Saint-Victor, enchantée des premiers succès de son entreprise, fit monter Franz dans une barque avec elle, pour se promener, en attendant que le dîner fût prêt..
L’enfant naturellement curieux, aimant le grand air et les larges horizons, ne se possédait pas de joie: il signalait à l’attention de Mme Saint-Victor tous les détails du splendide paysage qui passait sous leurs yeux. Les canards, plongeant dans le lac, reçurent ses félicitations: «Que vous êtes heureux! Bonjour, bonjour, mes amis; vous ressemblez à ceux du Lowertz, voilà pourquoi j’ai du plaisir à vous voir: bon voyage!»
Cependant, Mme Saint-Victor sentait la nécessité de dissimuler ses intentions; et, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup d’éloigner Franz, elle le laissait manger avec les domestiques. Confiant et naïf, l’enfant ne voyait pas les signes qu’ils se faisaient entre eux. Le protégé excitait déjà leur jalousie; ils le supportaient, parce qu’ils avaient l’espoir que cette nouvelle fantaisie de la malade ne durerait pas plus que tant d’autres.
Franz n’oubliait pas sa mère: déjà il songeait au plaisir que lui causeraient les beaux récits de son voyage. Il ne doutait pas que dès le lendemain un conducteur de voiture ne fût chargé de le ramener à Schwytz. Sa surprise fut donc extrême, lorsque Mme Saint-Victor lui annonça qu’elle l’emmenait à Lucerne.
FRANZ.
Encore plus loin, madame?
MADAME SAINT-VICTOR.
Certainement. Est-ce que tu t’ennuies avec nous?
FRANZ.
Oh! non, madame, mais que dira ma mère?
MADAME SAINT-VICTOR.
Ta mère sait que je dois t’emmener à Lucerne, sois donc bien tranquille, mon cher enfant.»
Franz n’en demanda pas davantage, et sur l’invitation que lui en fit Catherine, il alla se promener avec elle sur la jolie route qui borde la gauche du lac. Les bateaux à vapeur, les barques plus timides dans leur allure, étaient pour Franz un spectacle nouveau qui l’enchantait. Mais ce fut bien autre chose, lorsqu’il se trouva lui-même sur un de ces bateaux en compagnie de nombreux voyageurs! Avouons-le, les mille beautés du lac échappèrent au petit garçon: ce qui le frappait en ce moment, c’était de voir tant de personnes différentes. Jamais rien de semblable ne s’était offert à ses regards, même les jours de marché. Les enfants surtout captivaient son attention et, s’il n’osait pas leur parler, il les écoutait avec plaisir.
Le touriste le plus digne de son nom ne peut pourtant pas toujours admirer le paysage. A certains moments, il porte ses regards sur les passagers; il fait une étude comparée de tous ces visages, il prête l’oreille à la conversation; il se demande d’où viennent ceux-ci et où vont ceux-là.
Mme Saint-Victor excitait particulièrement la curiosité. Quelle était cette femme objet de tant de prévenances? Ce petit garçon n’est assurément pas son fils, et pourtant elle le suit des yeux, une femme de chambre ne le quitte pas, s’inspirant sans cesse du regard de sa maîtresse pour régler sa conduite en ce qui concerne l’enfant. Un observateur attentif aurait pu remarquer avec quel soin Catherine évitait qu’on adressât la parole à Franz; ce qui n’était pas facile, car le fils de Lhena était fait pour exciter l’intérêt ou tout au moins la curiosité. Mme Saint-Victor elle-même s’appliquait à fixer l’attention de Franz:
«Vois-tu le Rigi? le mont Pilate? Quand tu seras grand, tu feras des excursions; tu auras un bâton ferré comme ce monsieur.
Jamais rien de semblable ne s’était offert à ses regards.
FRANZ.
Nous autres, nous montons partout dès que nous savons marcher.»
Sur un signe de sa maîtresse, Catherine conduisit l’enfant dans la salle à manger; mais Franz ne voulut rien prendre. Il remonta bien vite et garda le silence jusqu’à Lucerne. Cette jolie ville qui se mire dans le lac réveilla son attention; puis il se disait: «Me voici au terme de mon voyage, et je serai bien content de revoir ma mère.»
Tout fut mis en œuvre pour amuser l’enfant: promenades en voiture, présents et promesses merveilleuses; mais la curiosité de Franz était satisfaite; il demandait sans cesse à Catherine quel jour il retournerait à Schwytz.
MADAME SAINT-VICTOR.
Tu veux nous quitter déjà ?
FRANZ.
Ma mère....
MADAME SAINT-VICTOR.
Ta mère ne t’attend pas sitôt. Que t’a-t-elle dit?
FRANZ.
Elle pleurait tant qu’elle ne pouvait pas parler; alors je pense qu’elle sera bien contente de me revoir.
MADAME SAINT-VICTOR.
Nous partons demain pour Bâle.... et il faut que tu viennes avec nous, mon petit.»
Franz devint tout à fait triste. Vainement Catherine essayait-elle de le distraire. Il ne parlait que de sa mère, de ses chèvres, de ses camarades et du Hacken.
Mme Saint-Victor avait aussi perdu sa gaieté ; elle avait de longs entretiens avec sa sœur, ou bien, seule, elle se promenait à grands pas dans son salon sans daigner jeter un regard sur le Rhin.
Le moment était venu: il fallait dire la vérité à Franz; et la tendresse qu’il avait pour sa mère, la fierté et la vivacité naturelles de son caractère apparaissaient à Mme Saint-Victor comme autant de difficultés dont l’importance lui avait échappé jusqu’à ce jour. Malgré l’assurance que donne la fortune, Mme Saint-Victor tremblait à la pensée de dire à un pauvre enfant: «tu ne verras plus ta mère, ta présence est nécessaire à mon bonheur.»
Vainement se disait-elle qu’un joli châlet allait être offert à Lhena, que l’aisance succéderait à une gêne voisine de la misère; cette générosité ne méritait point de reconnaissance. Mme Saint-Victor pensait juste.
Un jour, un grave personnage vint trouver la mère de Franz et lui dit:
«Quittez votre pauvre demeure, et entrez dans celle qui vous a été préparée par les soins de Mme Saint-Victor. Au printemps prochain vous aurez un joli troupeau de chèvres.
LHENA.
Moi, quitter le chalet où est né mon enfant! Ne plus m’asseoir à la place où je l’ai bercé sur mes genoux! C’est impossible, monsieur. Il y a des moments, voyez-vous, où je crois le voir entrer. Hier, j’ai positivement entendu le son de sa voix. Non, non, quand il sera revenu, nous verrons. »
Une lettre de Schwytz informa fidèlement Mme Saint-Victor de ce qui s’était passé : n’importe, sa résolution est inébranlable.
Un matin elle fit asseoir Catherine près d’elle, et lui demanda du ton le plus mystérieux, si elle pouvait compter absolument sur sa discrétion et son dévouement.
CATHERINE.
Il me semble que madame a pu s’assurer de tout ça depuis cinq ans que je suis près d’elle!
MADAME SAINT-VICTOR.
Ne vous offensez pas, ma chère Catherine, je vous apprécie infiniment; mais il s’agit d’une affaire importante, et je crois que vous pouvez en assurer le succès.
CATHERINE.
Les désirs de madame ont toujours été des ordres pour moi.
MADAME SAINT-VICTOR.
Ma bonne Catherine, le petit Franz est bien gentil. Je comprends que vous lui ayez ouvert la porte. Cet enfant est pauvre, sa mère tremble qu’il ne prenne le métier de guide, et ne finisse comme son père.... Je l’adopte....
CATHERINE.
Je le savais, madame.
MADAME SAINT-VICTOR.
Qui vous l’a dit?
CATHERINE.
Personne; c’était facile à deviner.
MADAME SAINT-VICTOR.
. Vous sentez-vous la force de garder le secret pendant un certain temps, d’aimer l’enfant, et de m’en faire aimer?
CATHERINE.
Je me sens bien capable de tout pour madame; mais dire que je réussirai à faire oublier Lhena à Franz, je ne le crois pas; car il ne se passe pas de jour sans que moi, vieille fille, je pense à ma pauvre mère: je ne travaille que pour elle.
MADAME SAINT-VICTOR.
Je vous demande seulement, Catherine, de me seconder, d’encourager l’enfant, de lui faire valoir les avantages de sa nouvelle condition et le bien qui en résultera pour sa mère.
CATHERINE.
Madame peut compter sur moi.»
Malgré cette assurance, Mme Saint-Victor n’était qu’à moitié satisfaite. Elle songea un instant à se séparer de sa femme de chambre; mais pouvait-elle attendre plus d’une autre? Cette Alsacienne était bonne et dévouée.... Ses gages seraient doublés au besoin, et les cadeaux ne lui manqueraient pas.
Quant aux autres serviteurs, Mme Saint-Victor trouva un prétexte, plus ou moins plausible, pour les congédier.
Cependant le plus difficile n’était pas fait. Comment annoncer à Franz que Bâle n’était pas le terme de son voyage, et qu’il suivrait désormais Mme Saint-Victor partout?
L’enfant était soucieux quoique toujours aimable.
Un matin, Catherine vint lui dire que madame le demandait.
Franz se rendit aussitôt à cette invitation qui n’avait rien d’extraordinaire.
Mme Saint-Victor était seule; elle pâlit en voyant entrer le fils de Lhena, et lui dit avec émotion: «Franz, m’aimes-tu?
FRANZ.
Oh! oui, madame, tout le monde le sait bien.
MADAME SAINT-VICTOR.
S’il dépendait de toi de me rendre contente, de me consoler de tous mes chagrins, le ferais-tu?
FRANZ.
Pour cela, madame, je monterais le Hacken les yeux bandés, je traverserais le Lowertz à la nage.
MADAME SAINT-VICTOR.
Ce que j’ai à te proposer, mon cher enfant, est beaucoup plus simple.... Veux-tu être mon fils?
FRANZ.
Je ne comprends pas, madame.
MADAME SAINT-VICTOR.
Tu resteras avec moi,... tu m’appelleras ta mère....
FRANZ.
Vous appeler ma mère! Jamais! jamais! J’ai une mère, et que dirait-elle si j’appelais une autre ainsi?
MADAME SAINT-VICTOR.
Franz, viens ici, écoute-moi: tu sais que j’ai perdu un fils; ce fils était ma joie; je le pleure encore tous les jours. Quand j’ai entendu ta voix, mon cœur, si triste jusqu’alors, a éprouvé je ne sais quelle douce consolation. Le lendemain, je te vis, et depuis ce moment mon unique pensée est de te garder, de t’appeler mon fils, de te faire riche et heureux. Ta mère y consent.
FRANZ.
C’est impossible, ma mère n’a pas pu consentir à me voir partir pour toujours: elle m’aime trop.
MADAME SAINT-VICTOR.
Mon enfant, c’est parce qu’elle t’aime que j’ai pu obtenir son consentement. Pauvre Lhena, elle tremblait toujours à la pensée de te voir guide un jour, comme ton père dont tu n’ignores pas la triste fin.
FRANZ.
Madame, si ma mère me dit de rester avec vous, je resterai; mais il faut que je la v6ie, laissez-moi partir.
MADAME SAINT-VICTOR.
Cher enfant, voici le consentement de ta mère écrit de sa main. Penses-tu que je veuille te tromper?
FRANZ.
L’écriture ne dit rien; il faut que je l’entende.»
Franz pleurait, sanglotait.
Vainement Mme Saint-Victor lui donna-t-elle les noms les plus tendres; il ne lui répondait que ces mots: Ma mère! Oh! rendez-moi ma mère.... Comment a-t-elle pu faire cela!
MADAME SAINT-VICTOR.
Mon enfant, ne juge pas la conduite de ta mère. Les parents ont des secrets qu’ils ne sont pas obligés de dire à leurs enfants. Plus tard, mon petit Franz, tu comprendras que l’amour seul a pu donner à ta mère le courage de se séparer de toi. Elle aussi a du chagrin; mais la pensée de faire ton bonheur la console. Et puis, tu iras la voir. On bâtit pour ta bonne mère un joli châlet; elle aura tout ce qu’il lui faut. Allons, sois gentil, ne pleure plus; aie confiance en moi.»
Que se passa-t-il dans la petite tête de Franz? Nous l’ignorons; mais il changea de contenance; il se laissa prendre mesure par le tailleur; entra en possession du linge fin sans en témoigner de déplaisir. Il mettait dans sa poche, et en sortait un mouchoir blanc, avec une certaine aisance. Mme Saint-Victor était radieuse: «Il se formera,» disait-elle à sa sœur, témoin silencieux de ce qui se passait.
Non-seulement il n’était plus nécessaire de rester en Suisse, mais il fallait se hâter de retourner à Paris pour distraire Franz de ses pensées habituelles, faire son éducation, modérer son allure de montagnard, lui apprendre à parler, le mettre en contact avec d’autres enfants.
Lhena éprouva une déception en apprenant que son fils ne pleurait plus. Pour elle, l’aisance qui avait déjà succédé à la gêne l’accablait comme un remords. Maintenant Lhena regrettait d’avoir soustrait son fils à des dangers qui n’étaient peut-être qu’imaginaires.
Ne voyait-elle pas chaque jour des hommes entreprendre des ascensions et revenir au châlet? Puis, passant à d’autres sentiments, elle se disait avec un certain orgueil: «Ah! je comprends bien qu’une étrangère ait voulu l’adopter: il est si beau mon Franz! Quel front! quel regard! Oh! mon fils!»