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CHAPITRE II.

Table des matières

Une étrangère.

Le lendemain Catherine coiffait sa maîtresse, lorsque celle-ci lui dit: «Quel est cet enfant avec lequel vous causiez hier soir?

CATHERINE.

Que madame me pardonne! Je n’ai pas pu résister aux pleurs du pauvre petit: la pluie, le tonnerre et les éclairs....

MADAME SAINT-VICTOR.

Croyez-vous donc nécessaire, Catherine, de vous excuser d’avoir fait une bonne action?

CATHERINE.

Je connais le cœur de madame.... et si je parle ainsi....

MADAME SAINT-VICTOR.

J’ai tout entendu; la voix de cet enfant a résonné à mes oreilles comme une délicieuse harmonie. Je veux le voir, Catherine, vous irez le chercher aujourd’hui.»

Ébahie et triomphante, Catherine s’empressa de communiquer à Mlle de Candes l’ordre qu’elle venait de recevoir; la surprise de celle-ci fut extrême: «C’est bon signe, dit-elle, ce joli pays de Schwytz nous rendra peut-être le bonheur.»

Les nuages avaient disparu, et les vêtements de Franz séchaient au soleil; l’enfant racontait encore une fois à sa mère comment la bonne demoiselle lui avait ouvert, lorsque Catherine parut.

FRANZ.

Ah! mademoiselle! vous venez savoir de nos nouvelles? Nous nous portons très-bien, moi et mon agneau. C’était ma mère, comme je vous le disais, qui s’inquiétait et venait me chercher.»

Lhena offrit un siège à Catherine, et la conversation commença.

LHENA.

Franz est ma joie et ma consolation, voyez-vous!

— Je le crois, répondit Catherine avec conviction, en considérant l’heureuse physionomie de Franz.

CATHERINE.

Franz, ma maîtresse nous a entendus causer.

FRANZ.

Elle est fâchée?

CATHERINE.

Pas du tout: elle veut que vous veniez la voir aujourd’hui.

FRANZ.

Avec mon agneau?

CATHERINE.

Elle n’a pas parlé de l’agneau; mais vous pouvez l’amener.»

La femme de chambre, nous le savons déjà, était une bonne fille; en constatant la pauvreté de la demeure de Lhena, elle pensait avec plaisir que sa maîtresse allait suppléer à ce qui manquait à la veuve et à son enfant. Je suis donc portée à croire que c’est plutôt par bonté d’âme que par curiosité qu’elle fit causer Lhena. C’était facile: Lhena commença par le commencement. Son érudition sur la catastrophe de Goldau fit un grand effet à Catherine: «Voyez un peu, dit-elle, aujourd’hui on ne se doute de rien!»

Pendant le récit de Lhena, Catherine faisait l’inventaire du châlet. Cette maison, tout en bois, était pour elle une nouveauté singulière, car elle n’avait jamais visité les gens du pays; ces petites fenêtres également faites en prévision du froid excessif et de la grande chaleur, le plancher net, tous les coins et recoins utilisés; du bois, toujours du bois, rien que du bois. Ah! pensait Catherine, si Lucien n’avait pas des idées de Paris, on pourrait vivre heureux ici tout de suite et avoir un gentil ménage!

Une heure plus tard, Catherine et Lhena étaient amies. Il fut convenu que Franz et son agneau seraient présentés à Mme Saint-Victor.

Le lendemain, à l’heure dite, Franz partit portant son agneau dans ses bras; son pantalon, devenu trop court, permettait de voir ses jambes droites et fermes; sa veste laissait également sa taille dégagée. Franz marchait avec précaution ne s’inquiétant guère de sentir sa chevelure ramenée par la brise sur ses yeux. Catherine l’attendait:

«Ne t’étonne pas si madame pleure; tu es le premier enfant qu’elle consent à voir depuis qu’elle a perdu son petit garçon.

FRANZ.

Soyez tranquille.»

Catherine et Franz entrèrent: en apercevant l’enfant, Mme Saint-Victor rougit, et fut suffoquée par les larmes. Franz mit l’agneau à terre, et s’avança vers elle: «Ne pleurez pas,» dit-il, en se haussant sur la pointe des pieds pour l’embrasser.

Catherine fit un mouvement pour le retenir, mais, à sa grande surprise, Mme Saint-Victor se pencha vers Franz et reçut de lui deux petits baisers tout timides.

Ne pleurez pas, dit-il.


Cette scène inattendue dilata le cœur de la malade: elle caressa l’agneau.

Mlle de Candes, informée de ce qui se passait, survint; elle fit causer l’enfant et fut charmée de sa naïveté.

CATHERINE, bas à l’oreille de sa maîtresse:

Madame, il aurait grand besoin d’un pantalon neuf.

MADAME SAINT-VICTOR.

J’y songeais, soyez tranquille.»

Franz se retira comblé de caresses. Catherine, fière du succès de son entreprise, présenta l’enfant du guide aux autres domestiques, et en dépit de la jalousie qu’inspire tout serviteur intime, ils avouèrent que Catherine avait bien fait d’ouvrir la porte à Franz; on le fit asseoir à table, il déjeuna bien, et Catherine, devinant la pensée de son petit ami, lui donna de bons morceaux à emporter pour sa mère.

Laissons Lhena et son fils causer en gardant leurs chèvres, et retournons chez Mme Saint-Victor, prendre part à la conversation des deux sœurs.

MADAME SAINT-VICTOR.

Louise, j’ai voulu voir cet enfant, et sa présence m’a consolée: qui l’aurait pensé ?

MADEMOISELLE DE CANDES.

Chère sœur, je n’en suis pas surprise: la douleur, comme la joie, n’est pas toujours au même degré dans notre cœur: ce qui était un mal dans un temps, devient un remède dans l’autre. J’espère que ce premier essai t’encouragera à reprendre la vie commune, à sortir de ton isolement: hélas! ma bonne sœur, que serait la société, si les heureux et les malheureux formaient deux camps séparés? Le mélange nous est utile. C’est convenu, nous irons voir Lhena et son fils, nous leur viendrons en aide.

MADAME SAINT-VICTOR.

Chère Louise, ce n’est pas assez: après les réflexions de la nuit, je suis résolue à adopter Franz. Tu t’étonnes! Penses-tu que la mère refuse la fortune de son fils?

MADEMOISELLE DE CANDES.

Comment oser dire à une mère: vous êtes pauvre, donnez-moi votre enfant?

MADAME SAINT-VICTOR.

Elle comprendra que c’est pour le bonheur de cet enfant.

MADEMOISELLE DE CANDES.

Elle ne comprendra pas,.... et puis, qui sait? Peut-être te prépares-tu de nouveaux chagrins.... Nous ne connaissons pas le caractère de Franz; pourra-t-il s’habituer à une vie nouvelle?

MADAME SAINT-VICTOR.

La fortune change tout, ma sœur, l’enfant s’habituera aisément à ne manquer de rien, à voir ses moindres désirs satisfaits.

MADEMOISELLE DE CANDES.

Tu en feras alors un sot ou un égoïste.

MADAME SAINT-VICTOR.

Tu entraves tous mes projets; ne te mêle pas de cette affaire: je veux adopter Franz.»

Le silence suivit cette discussion. Mme Saint-Victor était très-agitée. Elle quitta sa sœur, et donna l’ordre à Catherine d’aller chercher l’enfant. Catherine obéit: Franz était en course avec ses camarades; il ne devait rentrer qu’au soleil couchant. Il fallut donc attendre jusqu’au lendemain.

En voyant entrer le petit garçon, Mme Saint-Victor sourit; elle lui demanda des nouvelles de sa mère, et lui fit raconter sa promenade.

Franz n’était pas timide, il parlait volontiers, et la naïveté de son esprit donnait un charme particulier à sa conversation enfantine.

Mme Saint-Victor atteindra son but à tout prix; elle sent que cette nouvelle maternité sera une douce illusion pour son cœur.

Cette femme devenue si indifférente, qui vit dans la mollesse depuis des années, se trouve tout à coup une énergie, une résolution à laquelle rien ne doit résister. Qui oserait faire obstacle à sa volonté et refuser de lui donner le bonheur qu’elle cherche en vain depuis si longtemps? Quant aux réflexions de sa sœur, elle ne s’y arrête même pas.

Mme Saint-Victor comprit qu’il était nécessaire de gagner le cœur de Lhena avant de lui demander un sacrifice; elle voulait aussi gagner l’affection des habitants de Schwytz. On la vit donc circuler dans les rues, causant avec celui-ci, avec celle-là, et souriant à tous; les braves gens disaient en la voyant passer: «Voyez un peu comme l’air de notre pays est bon pour les malades!»

La visite de l’étrangère à Lhena fut un véritable événement: chacun pressentait qu’il devait en résulter un avantage pour la jeune veuve.

Mme Saint-Victor parla de Franz avec un tendre intérêt; elle voulut savoir tous les détails de la vie de Lhena, et en partant elle dit: «Permettez-moi de faire habiller à neuf mon petit ami; je ne veux pas qu’il soit forcé de rester au logis pendant que ses vêtements sèchent.»

Il n’y a point de mère qui refuse un bienfait pour son enfant: Lhena accepta donc simplement une offre faite de si bon cœur.

Mme Saint-Victor ne tarda pas à demander Franz pour l’accompagner dans ses promenades, et Franz, enchanté de l’importance qu’il prenait dans une compagnie aussi aimable, ne se faisait pas attendre. Toujours respectueux, il babillait cependant, et s’enhardissait par l’attention que les dames donnaient à ses récits naïfs et curieux.

Mlle de Candes commençait à se laisser persuader: si cet enfant allait vraiment être une source de bonheur pour sa sœur après tant d’années de tristesse! Le changement qui s’est déjà opéré en elle permet-il de douter d’un plus heureux avenir? L’excellente Louise regardait sa sœur avec attendrissement.

On était au mois de septembre, le ciel avait des nuages: le Hacken cachait parfois sa tête, et le brouillard s’élevait sur le lac: il fallait songer à partir.

La première démarche de Mme Saint-Victor près de Lhena lui avait paru très-simple; mais il s’agissait maintenant de prendre une détermination, de s’expliquer, d’arracher un enfant à la tendresse de sa mère.... N’importe, Mme Saint-Victor veut triompher des difficultés; elle ne s’en rapporte qu’à elle-même pour le succès d’une pareille entreprise: elle se rend chez Lhena pendant que Franz est à l’école.

MADAME SAINT-VICTOR.

Lhena, vous êtes une heureuse mère; Franz est charmant. Il grandit; qu’en ferez-vous?

LHENA.

Hélas! madame, c’est ce que je me demande chaque jour; j’y songeais encore lorsque vous êtes entrée. Je le vois bien, il est tout son père, et je ne pourrai peut-être pas l’empêcher d’être guide, et cela me fait horreur!

MADAME SAINT-VICTOR.

Tous les guides ne tombent pas nécessairement au fond d’un précipice.

LHENA tressaille et continue.

Je le sais bien, on me le dit; mais faites donc entendre raison à un cœur de mère!... Vous êtes mieux, madame, l’air de notre beau pays vous a rendu la santé, vous n’êtes plus la même.

MADAME SAINT-VICTOR.

Et pourtant, Lhena, je suis toujours malheureuse. Votre petit Franz a seul le pouvoir de m’égayer.... J’aime tendrement votre fils, Lhena.

LHENA.

Oh! il vous aime aussi, madame, le pauvre enfant saute de joie du plus loin qu’il vous aperçoit.

MADAME SAINT-VICTOR.

Et vous, Lhena, m’aimez-vous?

LHENA.

Madame, en doutez-vous? Les amis de nos enfants ne sont-ils pas les nôtres?

MADAME SAINT-VICTOR.

Lhena....

LHENA.

Madame....

MADAME SAINT-VICTOR.

Je tremble aussi moi que cet enfant ne soit guide un jour. J’ai observé dans nos promenades sa hardiesse, son courage, sa témérité enfin. Ma pauvre Lhena, il y a des destinées de famille qui sont héréditaires comme les maladies.

LHENA.

Bonté du ciel, que dites-vous là ?

MADAME SAINT-VICTOR.

Je veux sauver Franz d’un pareil danger.... Je l’adopte.... si vous voulez, il sera mon fils.

LHENA.

Mais vous ne serez jamais sa mère! Franz! mon bien aimé, tu es mon enfant! C’est affreux, madame, ce que vous dites là !

MADAME SAINT-VICTOR.

Mais Lhena, vous ne cesserez point d’être sa mère!... Calmez-vous, ma bonne Lhena, je veux votre bonheur et celui de votre enfant. Mes craintes ne sont-elles pas les vôtres?...

LHENA.

Hélas! oui.

MADAME SAINT-VICTOR.

Ne pressons rien, ma chère, je vous laisse à vos réflexions. Franz sera mon héritier, si vous le voulez, il couchera sous, mon toit, s’asseoira à ma table, il voyagera sans courir de danger.... il viendra vous voir, ou....

LHENA.

N’achevez pas, madame....»

Mme Saint-Victor se retira en se disant: «La bataille n’est pas perdue.»


L'enfant du guide

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