Читать книгу La Guerre et la Paix (Texte intégral) - León Tolstoi - Страница 48
XIV
ОглавлениеL’aide de camp de Napoléon n’avait pas encore rejoint Murat, lorsque le prince André, ayant obtenu de Koutouzow l’autorisation désirée, arriva à Grounth, à quatre heures du soir, auprès de Bagration. On y était dans l’ignorance de la marche générale des affaires: on y causait de la paix sans y ajouter foi; on y parlait de la bataille sans la croire prochaine. Bagration reçut l’aide de camp favori de Koutouzow avec une distinction et une bienveillance toutes particulières; il lui annonça qu’ils étaient à la veille d’en venir aux mains avec l’ennemi, lui laissant le choix, ou d’être attaché à sa personne pendant le combat, ou de surveiller la retraite de l’arrière-garde, ce qui était également fort important.
«Du reste, je ne crois pas à un engagement pour aujourd’hui,» ajouta Bagration, comme s’il voulait tranquilliser le prince André, et intérieurement il se dit:
«Si ce n’est qu’un freluquet de l’état-major, envoyé pour recevoir une décoration, il la recevra aussi bien à l’arrière-garde; mais s’il veut rester auprès de moi, tant mieux, un brave officier n’est jamais de trop!»
Le prince André, sans répondre à sa double proposition, demanda au prince s’il voulait lui permettre d’examiner la situation et la dislocation des troupes, pour pouvoir s’orienter, le cas échéant. L’officier de service du détachement, un bel homme, d’une élégance recherchée, portant un solitaire à l’index, parlant mal mais très volontiers le français, se proposa comme guide.
On ne voyait de tous côtés que des officiers trempés jusqu’aux os, à la recherche de quelque chose, et des soldats traînant après eux des portes, des bancs et des palissades.
«Voyez, prince, nous ne parvenons pas à nous débarrasser de ces gens-là, dit l’officier d’état-major, en les désignant du doigt et en indiquant la tente d’une vivandière: les chefs sont trop faibles, ils leur permettent de se rassembler ici… je les ai tous chassés ce matin, et la voilà de nouveau pleine. Permettez, prince, une seconde, que je les chasse encore.
— Allons-y, répondit le prince André, j’y prendrai un morceau de pain et de fromage, car je n’ai pas eu le temps de manger.
— Si vous me l’aviez dit, prince, je vous aurais offert de partager mon pain et mon sel.»
Ils quittèrent leurs chevaux et entrèrent dans la tente; quelques officiers, à la figure fatiguée et enluminée, étaient occupés à boire et à manger.
«Pour Dieu, messieurs, leur dit l’officier d’état-major d’un ton de reproche accentué, qui prouvait que ce n’était pas la première fois qu’il le leur répétait, vous savez bien que le prince a défendu de quitter son poste et de se réunir ici;» et s’adressant à un officier d’artillerie de petite taille, maigre et peu soigné, qui s’était levé à leur entrée avec un sourire contraint, et s’était déchaussé pour donner à la vivandière ses bottes à sécher. «Et vous aussi, capitaine Tonschine! N’avez-vous pas honte? En votre qualité d’artilleur, vous devriez donner l’exemple, et vous voilà sans bottes; si on bat la générale, vous serez gentil, nu-pieds. Vous allez me faire le plaisir, messieurs, de retourner à vos postes, tous,» ajouta-t-il d’un ton de commandement.
Le prince André n’avait pu s’empêcher de sourire en regardant Tonschine, qui, debout, silencieux et souriant, levait tour à tour ses pieds déchaussés, et dont les yeux, bons et intelligents, allaient de l’un à l’autre.
«Les soldats disent qu’il est plus commode d’être déchaussé, répondit humblement le capitaine Tonschine, en cherchant à sortir par une plaisanterie de sa fausse position; mais il se troubla en sentant que sa saillie avait été mal reçue.
— Retournez à vos postes, messieurs,» répéta l’officier d’état-major, qui s’efforçait de garder son sérieux.
Le prince André jeta encore un coup d’œil sur l’artilleur, dont la personnalité comique était un type à part; il n’avait rien de militaire, et cependant il produisait la meilleure impression.
Une fois sortis du village, après avoir dépassé et rencontré à chaque pas des soldats et des officiers de toute arme, ils virent à leur gauche les retranchements en terre glaise rouge qu’on était encore en train d’élever. Quelques bataillons en chemise, malgré la bise froide qui soufflait, y travaillaient comme des fourmis. Les ayant examinés, ils poursuivirent leur route et, s’en éloignant au galop, ils gravirent la montagne opposée.
Du haut de cette éminence ils aperçurent les Français.
«Là-bas est notre batterie, celle de cet original déchaussé; allons-y, mon prince, c’est le point le plus élevé, nous verrons mieux.
— Mille grâces, je trouverai mon chemin tout seul, répondit le prince André, pour se débarrasser de son compagnon; ne vous dérangez pas, je vous en supplie…»
Et ils se séparèrent.
À dix verstes des Français, sur la route de Znaïm, parcourue par le prince André le matin même, régnaient une confusion et un désordre indescriptibles. À Grounth, il avait senti dans l’air une inquiétude et une agitation inusitées; ici, au contraire, en se rapprochant de l’ennemi, il constatait avec joie la bonne tenue et l’air d’assurance des troupes. Les soldats, vêtus de leurs capotes grises, étaient bien alignés devant le sergent-major et le capitaine, qui comptaient leurs hommes en posant le doigt sur la poitrine de chacun d’eux, et en faisant lever le bras au dernier soldat de chaque petit détachement. Quelques-uns apportaient du bois et des broussailles pour se construire des baraques, riaient et causaient entre eux; des groupes s’étaient formés autour des feux; les uns tout habillés, les autres, à moitié nus, séchaient leurs chemises, raccommodaient leurs bottes et leurs capotes, rangés en cercle autour des marmites et des cuisiniers. Dans une des compagnies la soupe était prête, et les soldats impatients suivaient des yeux la vapeur des chaudières, en attendant que le sergent de service eût porté leur soupe à goûter à l’officier, assis sur une poutre devant sa baraque.
Dans une autre compagnie, plus heureuse, car toutes n’avaient pas d’eau-de-vie, les hommes se pressaient autour d’un sergent-major qui avait une figure grêlée et de larges épaules; il leur en versait tour à tour dans le couvercle de leurs bidons, en inclinant son petit tonneau; les soldats la portaient pieusement à leurs lèvres, s’en rinçaient la bouche, essuyaient ensuite leurs lèvres sur leurs manches, et, après avoir recouvert leurs bidons, s’éloignaient gais et dispos. Tous étaient si calmes, qu’on n’aurait pu supposer, à les voir, que l’ennemi fût à deux pas. Ils semblaient plutôt se reposer à une tranquille étape dans leur pays, qu’être à la veille d’un engagement où peut-être la moitié d’entre eux resteraient sur le terrain. Le prince André, après avoir passé devant le régiment de chasseurs, atteignit les rangs serrés des grenadiers de Kiew; tout en conservant leur tournure martiale habituelle, les grenadiers étaient aussi paisiblement occupés que leurs camarades; il aperçut, non loin de la haute baraque du chef du régiment, un peloton de grenadiers devant lequel un homme nu était couché. Deux soldats le tenaient, deux autres frappaient régulièrement sur son dos avec de minces et flexibles baguettes. Le patient criait d’une façon lamentable; un gros major marchait devant le détachement et répétait, sans faire la moindre attention à ses cris:
«Il est honteux pour un soldat de voler, le soldat doit être honnête et brave; s’il a volé son camarade, c’est qu’il n’a pas le sentiment de l’honneur, c’est qu’il est un misérable! Encore! Encore!…»
Et les coups tombaient, et les cris continuaient.
Un jeune officier qui venait de s’éloigner du coupable, et dont la figure trahissait une compassion involontaire, regarda avec étonnement l’aide de camp qui passait.
Le prince André, une fois arrivé aux avant-postes, les parcourut en détail. La ligne des tirailleurs ennemis et la nôtre, séparées par une grande distance sur le flanc gauche et sur le flanc droit, se rapprochaient au milieu, à l’endroit même que les parlementaires avaient traversé le matin. Elles étaient si rapprochées, que les soldats pouvaient distinguer les traits les uns des autres et se parler. Beaucoup de curieux, mêlés aux soldats, examinaient cet ennemi inconnu et étrange pour eux, et, quoiqu’on leur intimât sans cesse l’ordre de s’éloigner, ils semblaient cloués sur place. Nos soldats s’étaient bien vite lassés de ce spectacle: ils ne regardaient plus les Français, et passaient le temps de leur faction à échanger entre eux des lazzis sur les nouveaux arrivants.
Le prince André s’arrêta pour considérer l’ennemi.
«Vois donc, vois donc, – disait un soldat à son camarade en lui en désignant un autre qui s’était avancé sur la ligne et avait engagé une conversation vive et animée avec un grenadier français, – vois donc comme il en dégoise, le Français ne peut pas le rattraper.
— Qu’en dis-tu, toi, Siderow?
— Attends, laisse-moi écouter… Diable! Comme il y va,» répondit Siderow, qui passait pour savoir très bien le français.
Ce soldat qu’ils admiraient tant était Dologhow; son capitaine et lui arrivaient du flanc gauche, où était leur régiment.
Encore, encore, – disait le capitaine en se penchant en avant, et en cherchant à ne pas perdre une seule de ces paroles qui étaient complètement inintelligibles pour lui: – Parlez, parlez plus vite!… que veut-il?»
Dologhow, entraîné dans une chaude dispute avec le grenadier, ne lui répondit pas. Ils parlaient de la campagne; le Français, confondant les Autrichiens avec les Russes, soutenait que ces derniers s’étaient rendus et avaient fui à Ulm, tandis que Dologhow cherchait à lui prouver que les Russes avaient battu les Français et ne s’étaient pas rendus:
«Si l’on nous ordonne de vous chasser d’ici, nous vous chasserons, continua-t-il.
— Faites seulement bien attention, répondait le grenadier, qu’on ne vous emmène pas tous avec vos cosaques.»
L’auditoire se mit à rire.
«On vous fera danser comme du temps de Souvorow, reprit Dologhow.
— Qu’est-ce qu’il chante? Demanda un Français.
— Bah, de l’histoire ancienne! Répondit un autre, comprenant qu’il était question des guerres du temps passé.
— L’Empereur va lui en faire voir à votre Souvara comme aux autres…
— Bonaparte? Répliqua Dologhow, qui fut aussitôt interrompu par le Français irrité.
— Il n’y a pas de Bonaparte, il y a l’Empereur, sacré nom!
— Que le diable emporte votre Empereur!…»
Et Dologhow jurant en russe, à la manière des soldats, jeta son fusil sur son épaule et s’éloigna en disant à son capitaine:
«Allons-nous-en, Ivan Loukitch.
— En voilà du français, dirent en riant les soldats; à ton tour, Siderow!…»
Et Siderow, clignant de l’œil et s’adressant aux Français, leur lança coup sur coup une bordée de mots sans suite, sans signification, tels que «cari, mata tafa, safi, muter casca», en tâchant de donner à sa voix des intonations expressives. Un rire homérique éclata parmi les soldats, un rire si franc, si joyeux, qu’il traversa la ligne et se communiqua aux Français; on aurait pu croire qu’il n’y avait plus qu’à décharger les fusils et à rentrer chacun chez soi: mais les fusils restèrent chargés, les meurtrières des maisons et des retranchements conservèrent leur aspect menaçant, et les canons enlevés de leurs avant-trains et braqués sur l’ennemi ne sortirent pas de leur sinistre immobilité.