Читать книгу La Guerre et la Paix (Texte intégral) - León Tolstoi - Страница 57
II
ОглавлениеAu mois de septembre de l’année 1805, le prince Basile reçut la mission d’aller inspecter quatre gouvernements; il avait sollicité cette commission pour faire en même temps, sans bourse délier, la tournée de ses terres ruinées, prendre en passant son fils Anatole et se rendre avec lui chez le prince Nicolas Bolkonsky, afin d’essayer de le marier à la fille du vieux richard. Mais, avant de se lancer dans cette nouvelle entreprise, il était nécessaire d’en finir avec l’indécision de Pierre, qui passait chez lui toutes ses journées, et s’y montrait bête, confus et embarrassé (comme le sont les amoureux) en présence d’Hélène, sans faire un pas en avant, un pas décisif.
«Tout cela est bel et bon, mais il faut que cela finisse,» se dit un matin avec un soupir mélancolique le prince Basile, qui commençait à trouver que Pierre, qui lui devait tant, ne se conduisait pas précisément bien en cette circonstance: «C’est la jeunesse, l’étourderie? Que le bon Dieu le bénisse, continuait-il, en constatant avec satisfaction sa propre indulgence; mais il faut que cela finisse!… C’est après-demain la fête d’Hélène: je réunirai quelques parents, et s’il ne comprend pas ce qu’il lui reste à faire, j’y veillerai: c’est mon devoir de père!»
Six semaines s’étaient écoulées depuis la soirée de MlleSchérer et la nuit d’insomnie pendant laquelle Pierre avait décidé que son mariage avec Hélène serait sa perte, et qu’il ne lui restait plus qu’à partir pour l’éviter. Cependant il n’avait point quitté la maison du prince Basile, et il sentait avec terreur qu’il se liait davantage tous les jours, et qu’il ne pouvait plus se retrouver auprès d’Hélène avec son indifférence première; d’un autre côté, il n’avait pas la force de se détacher d’elle et se voyait contraint de l’épouser, en dépit du malheur qui résulterait pour lui de cette union. Peut-être aurait-il pu se retirer encore à temps si le prince Basile, qui jusque-là n’avait jamais ouvert ses salons, ne s’était plu à avoir du monde chez lui tous les soirs, et l’absence de Pierre, du moins à ce qu’on lui assurait, aurait enlevé un élément de plaisir à ces réunions, en trompant l’attente de tous. Dans les courts instants que le prince Basile passait à la maison, il ne manquait jamais l’occasion, en lui offrant à baiser sa joue rasée de frais, de lui dire: «à demain,» ou bien «au revoir, à dîner», ou bien encore «c’est pour toi que je reste», et cependant s’il lui arrivait de rester chez lui pour Pierre, comme il le disait, il ne lui témoignait aucune attention spéciale.
Pierre n’avait pas le courage de tromper ses espérances Tous les jours il se répétait:
«Il faut que je parvienne à la connaître; me suis-je trompé alors, ou vois-je faux à présent?… Elle n’est pas sotte, elle est charmante; elle ne parle pas beaucoup, il est vrai, mais elle ne dit jamais de sottises et ne s’embarrasse jamais!»
Il essayait parfois de l’entraîner dans une discussion, mais elle répondait invariablement, d’une voix douce, par une réflexion qui témoignait du peu d’intérêt qu’elle y prenait, ou par un sourire et un regard qui, aux yeux de Pierre, étaient le signe infaillible de sa supériorité. Elle avait sans doute raison de traiter de billevesées ces dissertations, comparées à son sourire: elle en avait un tout particulier à son adresse, radieux et confiant, tout autre que ce sourire banal qui illuminait ordinairement son beau visage. Pierre savait qu’on attendait de lui un mot, un pas au delà d’une certaine limite, et il savait que tôt ou tard il la franchirait, malgré l’incompréhensible terreur qui s’emparait de lui à cette seule pensée. Que de fois pendant ces six semaines ne s’était-il pas senti entraîné de plus en plus vers cet abîme, et ne s’était-il pas demandé:
«Où est ma fermeté? N’en ai-je donc plus?»
Pendant ces terribles luttes, sa fermeté habituelle semblait, en effet, complètement anéantie. Pierre appartenait à cette catégorie peu nombreuse d’hommes qui ne sont forts que lorsqu’ils sentent que leur conscience n’a rien à leur reprocher, et, à partir du moment où, au-dessus de la tabatière de la «tante», le démon du désir s’était emparé de lui, un sentiment inconscient de culpabilité paralysait son esprit de résolution.
Une petite société d’intimes, de parents et d’amis, au dire de la princesse, soupait chez eux le soir de la fête d’Hélène, et on leur avait donné à entendre que, ce soir-là, devait se décider le sort de celle qu’on fêtait. La princesse Kouraguine, dont l’embonpoint s’était accusé et qui jadis avait été une beauté imposante, occupait le haut bout de la table; à ses côtés étaient assis les hôtes les plus marquants: un vieux général, sa femme et MlleSchérer; à l’autre bout se trouvaient les invités plus âgés et les personnes de la maison, Pierre et Hélène à côté l’un de l’autre. Le prince Basile ne soupait pas: il se promenait autour de la table, s’approchant de l’un ou de l’autre de ses invités. Il était d’excellente humeur; il disait à chacun un mot aimable, sauf cependant à Hélène et à Pierre, dont il feignait d’ignorer la présence. Les bougies brillaient de tout leur éclat: l’argenterie, les cristaux, les toilettes des dames et les épaulettes d’or et d’argent scintillaient à leurs feux; autour de la table s’agitait la livrée rouge des domestiques. On n’entendait que le cliquetis des couteaux, le bruit des assiettes, des verres, les voix animées de plusieurs conversations. Un vieux chambellan assurait de son amour brûlant une vieille baronne, qui lui répondait par un éclat de rire; un autre racontait la mésaventure d’une certaine Marie Victorovna, et le prince Basile, au milieu de la table, provoquait l’attention en décrivant aux dames, d’un ton railleur, la dernière séance du conseil de l’empire, au cours de laquelle le nouveau général gouverneur de Saint-Pétersbourg avait reçu et avait lu le fameux rescrit que l’empereur Alexandre lui avait adressé de l’armée. Dans ce rescrit, Sa Majesté constatait les nombreuses preuves de fidélité que son peuple lui donnait à tout instant, et assurait que celles de la ville de Pétersbourg lui étaient particulièrement agréables, qu’il était fier d’être à la tête d’une pareille nation et qu’il tâcherait de s’en rendre digne!
Le rescrit débutait par ces mots:
«Sergueï Kousmitch, de tous côtés arrivent jusqu’à moi,» etc., etc.
«Comment, demandait une dame, il n’a pas lu plus loin que «Sergueï Kousmitch»?
— Pas une demi-syllabe de plus…» Sergueï Kousmitch, de tous côtés… de tous côtés, Sergueï Kousmitch»…, et le pauvre Viasmitinow ne put aller plus loin, répondit le prince Basile en riant. À plusieurs reprises il essaya de reprendre la phrase, mais, à peine le mot «Sergueï» prononcé, sa voix tremblait; à «Kousmitch» les larmes arrivaient, et après «de tous côtés» les sanglots l’étouffaient au point qu’il ne pouvait continuer. Il tirait vite son mouchoir et recommençait avec un nouvel effort le «Sergueï Kousmitch, de tous côtés», suivi de larmes, si bien qu’un autre s’offrit pour lire à sa place.
— Ne soyez pas méchant, s’écria Anna Pavlovna en le menaçant du doigt, c’est un si brave et si excellent homme que notre bon Viasmitinow.»
Tous riaient gaiement, sauf Pierre et Hélène, qui contenaient, en silence et avec peine, le sourire, rayonnant et embarrassé à la fois, que leurs sentiments intimes amenaient à tout moment sur leurs lèvres.
On avait beau bavarder, rire, plaisanter, on avait beau manger avec appétit du sauté et des glaces, goûter du vin du Rhin, en évitant de les regarder, en un mot paraître indifférent à leur égard, on sentait instinctivement, au coup d’œil rapide qu’on leur jetait, aux éclats de rire, à l’anecdote de «Sergueï Kousmitch», que tout cela n’était qu’un jeu, et que toute l’attention de la société se concentrait de plus en plus sur eux. Tout en imitant les sanglots de «Kousmitch», le prince Basile examinait sa fille à la dérobée; et il se disait à part lui:
«Ça va bien, ça se décidera aujourd’hui.»
Dans les yeux d’Anna Pavlovna, qui le menaçait du doigt, il lisait ses félicitations sur le prochain mariage. La vieille princesse, enveloppant sa fille d’un regard courroucé, et proposant, avec un soupir mélancolique, du vin à sa voisine, semblait lui dire:
«Oui, il ne nous reste plus rien à faire, ma bonne amie, qu’à boire du vin doux; c’est le tour de cette jeunesse et de son bonheur insolent.»
«Voilà bien le vrai bonheur, pensait le diplomate en contemplant les jeunes amoureux. Qu’elles sont insipides, toutes les folies que je débite, à côté de cela!»
Au milieu des intérêts mesquins et factices qui agitaient tout ce monde, s’était tout à coup fait jour un sentiment naturel, celui de la double attraction de deux jeunes gens beaux et pleins de sève, qui écrasait et dominait tout cet échafaudage de conventions affectées. Non seulement les maîtres, mais les gens eux-mêmes semblaient le comprendre, et s’attardaient à admirer la figure resplendissante d’Hélène et celle de Pierre, toute rouge et toute rayonnante d’émotion.
Pierre était joyeux et confus à la fois de sentir qu’il était le but de tous les regards. Il était dans la situation d’un homme absorbé qui ne perçoit que vaguement ce qui l’entoure, et qui n’entrevoit la réalité que par éclairs:
«Ainsi tout est fini!… comment cela s’est-il fait si vite?… car il n’y a plus à reculer, c’est devenu inévitable pour elle, pour moi, pour tous… Ils en sont si persuadés que je ne puis pas les tromper.»
Voilà ce que se disait Pierre, en glissant un regard sur les éblouissantes épaules qui brillaient à côté de lui.
La honte le saisissait parfois: il lui était pénible d’occuper l’attention générale, de se montrer si naïvement heureux, de jouer le rôle de Paris ravisseur de la belle Hélène, lui dont la figure était si dépourvue de charmes. Mais cela devait sans doute être ainsi, et il s’en consolait. Il n’avait rien fait pour en arriver là; il avait quitté Moscou avec le prince Basile, et s’était arrêté chez lui… pourquoi ne l’aurait-il pas fait? Ensuite il avait joué aux cartes avec elle, il lui avait ramassé son sac à ouvrage, il s’était promené avec elle… Quand donc cela avait-il commencé? Et maintenant le voilà presque fiancé!… Elle est là, à côté de lui; il la voit, il la sent, il respire son haleine, il admire sa beauté!… Tout à coup une voix connue, lui répétant la même question pour la seconde fois, le tira brusquement de sa rêverie:
«Dis-moi donc, quand as-tu reçu la lettre de Bolkonsky? Tu es vraiment ce soir d’une distraction…» dit le prince Basile.
Et Pierre remarqua que tous lui souriaient, à lui et à Hélène:
«Après tout, puisqu’ils le savent, se dit-il, et d’autant mieux que c’est vrai…»
Et son sourire bon enfant lui revint sur les lèvres.
«Quand as-tu reçu sa lettre? Est-ce d’Olmütz qu’il t’écrit?
— Peut-on penser à ces bagatelles, se dit Pierre. Oui, d’Olmütz,» répondit-il avec un soupir.
En sortant de table, il conduisit sa dame dans le salon voisin, à la suite des autres convives. On se sépara, et quelques-uns d’entre eux partirent, sans même prendre congé d’Hélène, pour bien marquer qu’ils ne voulaient pas détourner son attention; ceux qui approchaient d’elle pour la saluer ne restaient auprès d’elle qu’une seconde, en la suppliant de ne pas les reconduire.
Le diplomate était triste et affligé en quittant le salon. Qu’était sa futile carrière à côté du bonheur de ces jeunes gens? Le vieux général, questionné par sa femme sur ses douleurs rhumatismales, grommela une réponse tout haut, et se dit tout bas:
«Quelle vieille sotte! Parlez-moi d’Hélène Vassilievna, c’est une autre paire de manches; elle sera encore belle à cinquante ans.»
«Il me semble que je puis vous féliciter, murmura Anna Pavlovna à la princesse mère, en l’embrassant tendrement. Si ce n’était ma migraine, je serais restée.»
La princesse ne répondit rien: elle était envieuse du bonheur de sa fille. Pendant que ces adieux s’échangeaient, Pierre était resté seul avec Hélène dans le petit salon; il s’y était souvent trouvé seul avec elle dans ces derniers temps, sans lui avoir jamais parlé d’amour. Il sentait que le moment était venu, mais il ne pouvait se décider à faire ce dernier pas. Il avait honte: il lui semblait occuper à côté d’elle une place qui ne lui était pas destinée:
«Ce bonheur n’est pas pour toi, lui murmurait une voix intérieure, il est pour ceux qui n’ont pas ce que tu as!»
Mais il fallait rompre le silence. Il lui demanda si elle avait été contente de la soirée. Elle répondit, avec sa simplicité habituelle, que jamais sa fête n’avait été pour elle plus agréable que cette année. Les plus proches parents causaient encore dans le grand salon. Le prince Basile s’approcha nonchalamment de Pierre, et celui-ci ne trouva rien de mieux à faire que de se lever précipitamment et de lui dire qu’il était déjà tard. Un regard sévèrement interrogateur se fixa sur lui, et parut lui dire que sa singulière réponse n’avait pas été comprise; mais le prince Basile, reprenant aussitôt sa figure doucereuse, le força à se rasseoir:
«Eh bien, Hélène? Dit-il à sa fille de ce ton d’affectueuse tendresse, naturelle aux parents qui aiment leurs enfants, et que le prince imitait sans la ressentir… «Sergueï Kousmitch… de tous côtés»… chantonna-t-il en tourmentant le bouton de son gilet.
Pierre comprit que cette anecdote n’était pas ce qui intéressait le prince Basile en ce moment, et celui-ci comprit que Pierre l’avait deviné. Il les quitta brusquement, et l’émotion que le jeune homme crut apercevoir sur les traits de ce vieillard le toucha; il se retourna vers Hélène: elle était confuse, embarrassée et semblait lui dire:
«C’est votre faute!»
«C’est inévitable, il le faut, mais je ne le puis», se dit-il en recommençant à causer de choses et d’autres et en lui demandant où était le sel de cette histoire de Sergueï Kousmitch.
Hélène lui répondit qu’elle ne l’avait pas même écoutée.
Dans la pièce voisine, la vieille princesse parlait de Pierre avec une dame âgée:
«Certainement c’est un parti très brillant, mais le bonheur, ma chère?
— Les mariages se font dans les cieux!» répondit la vieille dame.
Le prince Basile, qui rentrait en ce moment, alla s’asseoir dans un coin écarté, ferma les yeux et s’assoupit. Comme sa tête plongeait en avant, il se réveilla.
«Aline, dit-il à sa femme, allez voir ce qu’ils font.»
La princesse passa devant la porte du petit salon avec une indifférence affectée, et y jeta un coup d’œil.
«Ils n’ont pas bougé,» dit-elle à son mari.
Le prince Basile fronça le sourcil, fit une moue de côté, ses joues tremblotèrent, son visage prit une expression de mauvaise humeur vulgaire, il se secoua, et, rejetant sa tête en arrière, il entra à pas décidés dans le petit salon. Son air était si solennel et triomphant, que Pierre se leva effaré.
«Dieu merci, dit-il, ma femme m’a tout raconté.»
Et il serra Pierre et sa fille dans ses bras…
«Hélène, mon cœur, quelle joie! Quel bonheur!…»
Sa voix tremblait…
«J’aimais tant ton père… et elle sera pour toi une femme dévouée! Que Dieu vous bénisse!…»
Des larmes réelles coulaient sur ses joues…
«Princesse! Cria-t-il à sa femme, venez donc!»
La princesse arriva tout en pleurs, la vieille dame essuyait aussi ses larmes; on embrassait Pierre, et Pierre baisait la main d’Hélène; quelques secondes plus tard ils se retrouvèrent seuls:
«Tout cela doit être, se dit Pierre, donc il n’y a pas à se demander si c’est bien ou mal; c’est plutôt bien, car me voilà sorti d’incertitude.»
Il tenait la main de sa fiancée, dont la belle gorge se soulevait et s’abaissait tour à tour.
«Hélène,» dit-il tout haut.
Et il s’arrêta…
«Il est pourtant d’usage, pensait-il, de dire quelque chose dans ces cas extraordinaires, mais que dit-on?»
Il ne pouvait se le rappeler; il la regarda, elle se rapprocha de lui, toute rougissante.
«Ah! ôtez-les donc! ôtez-les,» dit-elle en lui indiquant ses lunettes.
Pierre enleva ses lunettes, et ses yeux effrayés et interrogateurs avaient cette expression étrange, familière à ceux qui en portent habituellement. Il se baissait sur sa main, lorsque d’un mouvement rapide et violent elle saisit ses lèvres au passage et y imprima fortement les siennes; ce changement de sa réserve habituelle en un abandon complet frappa Pierre désagréablement.
«C’est trop tard, trop tard, pensa-t-il… c’est fini, et d’ailleurs je l’aime!»
«Je vous aime!» ajouta-t-il tout haut, forcé de dire quelque chose.
Mais cet aveu résonna si misérablement à son oreille, qu’il en eut honte.
Six semaines après, il était marié et s’établissait, comme on le disait alors, en heureux possesseur de la plus belle des femmes et de plusieurs millions, dans le magnifique hôtel des comtes Besoukhow, entièrement remis à neuf pour la circonstance.