Читать книгу La Guerre et la Paix (Texte intégral) - León Tolstoi - Страница 53

XIX

Оглавление

L’infanterie, surprise à l’improviste dans le bois, en sortait au pas de course, en groupes débandés. Un soldat effaré laissa tomber ce mot d’une si terrible signification à la guerre:

«Nous sommes coupés!»

Et ce mot répandit l’épouvante dans toute la masse.

«Cernés! Coupés! Perdus!» criaient les fuyards.

Au premier bruit de la fusillade, aux premiers cris, le commandant du régiment devina qu’il venait de se passer quelque chose d’effroyable. Frappé de la pensée que lui, officier exact, militaire exemplaire depuis tant d’années, pouvait être accusé de négligence et d’incurie par ses chefs, oubliant ses airs d’importance, son rival indiscipliné, oubliant surtout le danger qui l’attendait, il empoigna le pommeau de sa selle, éperonna son cheval et partit au galop rejoindre son régiment, sous une pluie de balles qui heureusement ne l’effleurèrent même pas. Il n’avait qu’un désir: savoir ce qui en était, réparer la faute commise, si elle venait à lui être imputée, et rester pur de tout blâme, lui qui comptait vingt-deux ans de services irréprochables.

Ayant heureusement franchi la ligne ennemie, il tomba de l’autre côté du bois au milieu des fuyards qui se précipitaient à travers champs, sans vouloir écouter les commandements. C’était la minute terrible de cette hésitation morale qui décide du sort d’une bataille. Ces troupes affolées obéiraient-elles à la voix jusque-là si respectée de leur chef, ou continueraient-elles à fuir? Malgré ses rappels désespérés, malgré sa figure décomposée par la fureur, malgré ses gestes menaçants, les soldats couraient, couraient toujours, et tiraient en l’air sans se retourner. Le sort en était jeté: la balance, dans cette minute d’hésitation, avait penché du côté de la peur.

Le général étouffait à force de crier, la fumée l’aveuglait; il s’arrêta de désespoir. Tout semblait perdu, lorsque les Français qui nous poursuivaient s’enfuirent tout à coup sans raison apparente et se rejetèrent dans la forêt, où apparurent les tirailleurs russes. C’était la compagnie de Timokhine, qui, ayant seule conservé ses rangs et s’étant retranchée dans le fossé à la lisière de la forêt, attaquait les Français par derrière; Timokhine, brandissant sa petite épée, s’était élancé sur l’ennemi avec un élan si formidable et une si folle audace, que les Français, saisis à leur tour de terreur, s’enfuirent en jetant leurs fusils. Dologhow, qui courait à côté de lui, en tua un à bout portant, et fut le premier à s’emparer d’un officier, qui se rendit prisonnier. Les fuyards s’arrêtèrent, les bataillons se reformèrent, et l’ennemi, qui avait été sur le point de couper en deux le flanc gauche, fut repoussé. Le chef du régiment se tenait sur le pont avec le major Ekonomow, et assistait au défilé des compagnies qui se repliaient, lorsqu’un soldat, s’approchant de son cheval, saisit son étrier et se serra contre lui; ce soldat, qui tenait dans ses mains une épée d’officier, portait une capote de drap gros bleu et une giberne française en bandoulière; la tête bandée, sans shako et sans havresac, il souriait malgré sa pâleur, et ses yeux bleus regardaient fièrement son chef, qui ne put s’empêcher de lui accorder quelque attention, malgré les ordres qu’il était en train de donner au major Ekonomow.

«Excellence, voici deux trophées! Dit Dologhow en montrant l’épée et la giberne. J’ai fait prisonnier un officier, j’ai arrêté une compagnie… (Sa respiration courte et haletante dénotait la fatigue, il parlait par saccades):… Toute la compagnie peut en témoigner, je vous prie de vous en souvenir, Excellence.

— Bien, bien!» répondit son chef, sans interrompre sa conversation avec le major.

Et Dologhow, détachant son mouchoir, le tira par la manche, en lui montrant les caillots de sang coagulés dans ses cheveux:

«Blessure de baïonnette, fit-il, j’étais en avant; rappelez-vous-le, Excellence!»

Comme on l’a vu plus haut, on avait oublié la batterie de Tonschine; mais, vers la fin de l’engagement, le prince Bagration, entendant la canonnade continuer au centre, y envoya d’abord l’officier d’état-major de service, puis le prince André, avec ordre à Tonschine de se retirer au plus vite. Les deux bataillons qui devaient défendre la batterie avaient été envoyés, sur un ordre venu on ne sait d’où, prendre part à la bataille, et la batterie continuait à tirer. Les Français, trompés par ce feu énergique, et supposant que le gros des forces était massé de ce côté, essayèrent par deux fois de s’en emparer, et furent repoussés chaque fois par la mitraille que vomissaient ces quatre bouches à feu solitaires et abandonnées sur la hauteur.

Peu de temps après le départ de Bagration, Tonschine était parvenu à rallumer, l’incendie de Schöngraben.

«Vois donc comme ça brûle! Quelle fumée, quelle fumée!… Ils courent, vois donc!» se disaient les servants, heureux de leur succès.

Toutes les pièces étaient pointées sur le village, et chaque coup était salué de joyeuses exclamations. Le feu, poussé par le vent, se propageait avec rapidité. Les colonnes françaises abandonnèrent Schöngraben, et établirent sur sa droite dix pièces qui répondirent à celles de Tonschine.

La joie enfantine excitée par la vue de l’incendie, et l’heureux résultat de leur tir avaient empêché les artilleurs de remarquer cette batterie. Ils ne s’en aperçurent que lorsque deux projectiles, suivis de plusieurs autres, vinrent tomber au milieu de leurs pièces. Un canonnier eut la jambe enlevée, et deux chevaux furent tués. Leur ardeur n’en fut pas refroidie, mais elle changea de caractère; les chevaux furent remplacés par ceux de l’affût de réserve, les blessés furent emportés et les quatre pièces tournées vers la batterie ennemie. L’officier camarade de Tonschine avait été tué dès le commencement de l’action, et des quarante hommes qui servaient les pièces, dix-sept eurent le même sort dans l’espace d’une heure. Quant aux survivants, ils continuaient gaiement leur besogne.

Le petit officier aux mouvements gauches et enfantins faisait constamment renouveler sa pipe par son domestique, et s’élançait en avant pour examiner les Français, en s’abritant les yeux de sa main.

«Feu! Enfants,» disait-il, en saisissant lui-même les roues du canon pour le pointer.

Au milieu de la fumée, assourdi par le bruit continuel du tir, dont chaque coup le faisait tressaillir, Tonschine courait d’une pièce à l’autre, sa pipe à la bouche, soit pour les pointer, soit pour compter les charges, soit pour faire changer les attelages. Jetant de sa petite voix, au milieu de ce bruit infernal, des ordres incessants, sa figure s’animait de plus en plus: elle ne se contractait que lorsqu’un homme tombait blessé ou mort, et il s’en détournait pour crier avec colère après les survivants, toujours lents à relever les morts ou les blessés. Les soldats, beaux hommes pour la plupart et, comme il arrive souvent dans une compagnie d’artilleurs, de deux têtes plus grands et plus larges d’épaules que leur chef, l’interrogeaient du regard comme des enfants dans une situation difficile, et l’expression de sa figure se reflétait aussitôt sur leurs mâles visages.

Grâce à ce grondement continu, à ce tapage, à cette activité forcée, Tonschine n’éprouvait pas la moindre crainte: il n’admettait même pas la possibilité d’être blessé ou tué. Il lui semblait que depuis le premier coup tiré sur l’ennemi il s’était passé beaucoup de temps, qu’il était là depuis la veille, et que ce petit carré de terrain qu’il occupait lui était familier et connu. Il n’oubliait rien, prenait avec sang-froid ses dispositions, comme aurait pu le faire à sa place le meilleur des officiers, et pourtant il se trouvait dans un état voisin du délire ou de l’ivresse.

Du milieu du bruit assourdissant de la batterie, de la fumée et des boulets ennemis qui tombaient sur la terre, sur un canon, sur un homme, sur un cheval, du milieu de ses soldats qui se hâtaient, le front ruisselant de sueur, il s’élevait dans sa tête un monde à part et fantastique, plein de fiévreuses jouissances. Dans ce rêve éveillé, les canons ennemis étaient pour lui des pipes énormes par lesquelles un fumeur invisible lui lançait de légers nuages de fumée.

«Tiens, le voilà qui fume, se dit Tonschine à demi-voix, à la vue d’un blanc panache que le vent emportait: attrapons la balle et renvoyons-la!

— Qu’ordonnez-vous, Votre Noblesse? Demanda le canonnier placé à côté de lui, qui avait vaguement entendu ces paroles.

— Rien, vas-y! Vas-y, notre Matvéevna,» répondit-il, en s’adressant au grand canon de fonte ancienne qui était le dernier de la rangée et qui pour lui était la Matvéevna.

Les Français lui faisaient l’effet de fourmis courant autour des pièces; le bel artilleur, un peu ivrogne, qui était le servant n°1 du deuxième canon, représentait, dans le monde de ses fantaisies, le personnage de «l’oncle», dont Tonschine suivait les moindres gestes avec un plaisir tout particulier, et le son de la fusillade arrivait jusqu’à lui comme la respiration d’un être vivant, dont il percevait avidement tous les soupirs.

«Le voilà qui respire, se disait-il tout bas, et lui-même se croyait un homme puissant, de haute taille, lançant des deux mains des boulets sur l’ennemi.

— Voyons, Matvéevna, fais ton devoir! Venait-il de dire, en quittant son canon favori, lorsqu’il entendit au-dessus de sa tête une voix inconnue:

— Capitaine Tonschine, capitaine!»

Il se retourna effrayé: c’était l’officier d’état-major qui l’interpellait:

«Êtes-vous fou? Voilà deux fois qu’on vous a donné l’ordre de vous retirer!

— Moi… je n’ai rien… bégaya-t-il, les deux doigts à la visière de sa casquette.

— Je…»

Mais l’aide de camp n’acheva pas. Un boulet, fendant l’air à ses côtés, lui fit faire le plongeon. Il allait recommencer sa phrase, lorsqu’un nouveau boulet l’arrêta tout court. Il tourna bride, et s’éloigna au galop, en lui criant:

«Retirez-vous!»

Les artilleurs se mirent à rire. Un second aide de camp arriva aussitôt porteur du même ordre.

C’était le prince André. La première chose qui frappa ses regards, en arrivant sur le plateau, fut un cheval dont le pied écrasé laissait échapper un flot de sang et qui hennissait de douleur à côté de ses compagnons encore attelés. Quelques morts gisaient au milieu des avant-trains.

Des boulets volaient l’un après l’autre par-dessus sa tête, et il sentait un frisson nerveux courir le long de son épine dorsale; mais la pensée seule qu’il pût avoir peur lui rendait tout son courage. Descendant lentement de son cheval au milieu des pièces, il transmit l’ordre, et sur place. Bien décidé, à part lui, à les faire enlever sous ses yeux, et à les emmener au besoin lui-même sous le feu incessant des Français; il prêta son aide à Tonschine, en enjambant les corps étendus de tous côtés.

«Il vient de nous arriver une autorité tout à l’heure, mais elle s’est sauvée bien vite: ce n’est pas comme Votre Noblesse,» dit un canonnier au prince André.

Ce dernier n’avait échangé aucune parole avec Tonschine, et, occupés tous les deux, ils semblaient ne pas se voir. Après être parvenus à placer les quatre canons intacts sur leurs avant-trains, ils se mirent en route pour descendre, en abandonnant une pièce enclouée et une licorne.

«Au revoir!» dit le prince André.

Et il tendit la main au capitaine.

«Au revoir, mon ami, ma bonne petite âme!»

Et les yeux de Tonschine s’emplirent de larmes, sans qu’il sût pourquoi.

La Guerre et la Paix (Texte intégral)

Подняться наверх