Читать книгу La Guerre et la Paix (Texte intégral) - León Tolstoi - Страница 50
XVI
ОглавлениеLe prince André, arrêté à cheval près de la batterie, parcourait des yeux le vaste horizon pour y découvrir la pièce qui avait lancé le projectile. Il aperçut comme des ondulations dans les masses jusque-là immobiles des Français, et constata la présence de la batterie qu’il avait soupçonnée. Deux cavaliers descendirent au galop la montagne, au pied de laquelle avançait une petite colonne ennemie dans l’intention évidente de renforcer les avant-postes. La fumée du premier coup n’était pas encore dissipée, qu’un second nuage s’éleva, et qu’un second coup partit: la bataille était commencée. Le prince André s’élança à bride abattue dans la direction de Grounth pour y rejoindre le prince Bagration. La canonnade augmentait de violence derrière lui, et l’on y répondait de notre côté. Dans le bas, à l’endroit traversé par les parlementaires, la fusillade s’engageait.
Lemarrois venait de remettre à Murat la lettre fulminante de Napoléon. Murat, honteux de sa déconvenue et désirant se faire pardonner, fit aussitôt marcher ses troupes vers le centre de l’armée russe, pour en tourner en même temps les deux ailes, avec l’espoir d’écraser, avant le soir et avant l’arrivée de l’Empereur, le faible détachement qu’il avait devant lui.
«C’est commencé! Se dit le prince André, dont le cœur battit plus vite; mais où trouverai-je mon Toulon?»
En passant au milieu de ces compagnies qui, un quart d’heure avant, mangeaient tranquillement leur soupe, il rencontra partout la même agitation: des soldats saisissaient leurs fusils et s’alignaient en ordre, tandis que leur visage exprimait l’excitation qu’il ressentait lui-même au fond du cœur. Comme lui, ils semblaient dire, avec un mélange de terreur et de joie:
«C’est commencé!»
À peu de distance des retranchements inachevés, il vit venir à lui, dans le crépuscule d’une brumeuse soirée d’automne, plusieurs militaires à cheval. Le premier, qui marchait en avant, revêtu d’une bourka4, montait un cheval blanc; c’était le prince Bagration, qui, reconnaissant le prince André, le salua d’un signe de tête. Celui-ci s’était arrêté pour l’attendre et le mettre au fait de ce qu’il avait vu.
En l’écoutant, le prince Bagration regardait devant lui, et le prince André se demandait avec une curiosité inquiète, en étudiant les traits fortement accusés de cette figure dont les yeux étaient à moitié fermés, vagues et endormis, quelles pensées, quels sentiments se cachaient derrière ce masque impénétrable?…
«C’est bien, dit-il, en inclinant la tête en signe d’acquiescement et comme si ce qu’il venait d’entendre avait été prévu par lui. Le prince André, encore tout haletant de sa course, parlait avec volubilité, tandis que le prince Bagration accentuait ses mots, à l’orientale, et les laissait tomber lentement de ses lèvres. Il éperonna son cheval, mais sans laisser paraître le moindre signe de précipitation, et se dirigea vers la batterie de Tonschine, accompagné de toute sa suite, composée d’un officier d’état-major, son aide de camp spécial, du prince, de Gerkow, d’une ordonnance, de l’officier de l’état-major de service et d’un fonctionnaire civil, ayant rang d’auditeur, qui par curiosité avait demandé et obtenu la permission d’assister à une bataille. Ce gros et fort pékin, à la figure pleine, secoué par son cheval, assis sur une selle du train des bagages, enveloppé d’un épais manteau de camelot, regardait autour de lui avec un sourire naïf et satisfait, et faisait une étrange figure au milieu des hussards, des cosaques et des aides de camp.
«Et dire qu’il tient à voir une bataille, dit Gerkow à Bolkonsky, en le lui désignant, et il a déjà mal au creux de l’estomac!
— Voyons, épargnez-moi, dit le civil, qui paraissait content de servir de but aux plaisanteries de Gerkow, et cherchait à passer pour plus bête qu’il n’était.
— Très drôle, mon monsieur prince, dit l’officier de service; – il se rappelait qu’en français le titre du prince était toujours précédé d’un autre mot, mais il ne put parvenir à le trouver. Ils approchaient de la batterie de Tonschine, lorsqu’un boulet tomba à quelques pas d’eux.
— Qu’est-ce qui est tombé? Demanda l’auditeur.
— C’est une galette française, répondit Gerkow.
— Comment, c’est cela qui tue? Reprit le premier. Dieu! Que c’est effrayant!» continua-t-il tout radieux.
À peine avait-il achevé, qu’un sifflement terrible, épouvantable, se fit entendre. Un cosaque glissa de son cheval et tomba un peu à la droite de l’auditeur. Gerkow et l’officier de service se penchèrent, en tirant leurs chevaux du côté opposé. L’auditeur, arrêté devant le cosaque, le considérait avec curiosité: le cosaque était mort, tandis que le cheval se débattait encore.
Le prince Bagration regarda par-dessus son épaule. Devinant le motif de cette confusion, il se détourna avec tranquillité, en ayant l’air de dire:
«Ce n’est pas la peine de s’occuper de ces bagatelles.»
Il arrêta son cheval et, en bon cavalier qu’il était, se pencha en avant, et dégagea son épée, accrochée à sa bourka. C’était une épée ancienne, différente de celles qu’on portait habituellement, et dont Souvorow lui avait fait cadeau en Italie. Le prince André, se souvenant alors de ce détail, y vit un heureux présage. Arrivé à la batterie placée sur la hauteur, le prince Bagration demanda au canonnier de garde près des caissons:
«Quelle compagnie?…»
Et il avait plutôt l’air de lui demander:
«N’auriez-vous pas peur, par hasard?»
Le canonnier le comprit ainsi.
«C’est la compagnie du capitaine Tonschine, Excellence, répondit joyeusement l’artilleur, qui avait les cheveux roux.
— C’est bien, c’est bien, dit Bagration, et il longeait les avant-trains pour arriver au dernier canon, lorsque le coup assourdissant de cette bouche à feu résonna dans l’espace, et, au milieu de la fumée qui l’enveloppait, il vit les servants s’agiter tout autour et la remettre avec effort en place. Le soldat n°1, de haute taille et de large carrure, qui tenait le refouloir, recula vers la roue; le soldat n°2 mettait, d’une main tremblante, la charge dans la bouche du canon. Tonschine, petit et trapu, trébuchant sur l’affût, regardait au loin, en abritant ses yeux de sa main, sans voir le général.
— Ajoutez encore deux lignes, et ce sera bien! S’écria-t-il d’une voix flûtée, à laquelle il tâchait de donner une inflexion martiale peu en rapport avec sa personne – N°2, feu!…»
Bagration appela Tonschine, qui s’approcha à l’instant de lui, en portant timidement et gauchement les trois doigts à sa visière, plutôt comme un prêtre qui bénit que comme un militaire qui salue. Au lieu de balayer la plaine, comme elles y étaient destinées, les pièces de la batterie envoyaient des bombes incendiaires dans le village de Schöngraben, devant lequel fourmillaient les masses ennemies.
Personne n’avait indiqué à Tonschine où et avec quoi il devait tirer; mais, après avoir pris conseil de son sergent-major, Zakartchenko, qu’il tenait en haute estime, ils avaient décidé d’un commun accord qu’ils devaient chercher à incendier le village:
«C’est bien», dit Bagration, qui écouta le rapport de l’officier et examina à son tour le champ de bataille.
Du bas de la hauteur, où se trouvait le régiment de Kiew, montait le grondement prolongé et crépitant d’une fusillade; plus loin à droite, derrière les dragons, on apercevait une colonne ennemie qui tournait notre flanc; à gauche, l’horizon était limité par une forêt.
Le prince Bagration ordonna à deux bataillons du centre d’aller renforcer l’aile droite: l’officier d’état-major se permit de faire remarquer au prince que dans ce cas les pièces resteraient à découvert. Le prince le regarda sans rien dire, de ses yeux vagues. La réflexion était juste, il n’y avait rien à y répondre. À ce moment arriva au galop un aide de camp envoyé par le chef du régiment qui se battait sur les bords de la rivière. Il apportait la nouvelle que des masses énormes de Français s’avançaient par la plaine, que le régiment était dispersé et qu’il se repliait pour se joindre aux grenadiers de Kiew. Le prince Bagration fit un signe d’assentiment et d’approbation. Il s’éloigna au pas vers la droite, en envoyant aux dragons l’ordre d’attaquer. Une demi-heure plus tard, le porteur du message revint annoncer que les dragons s’étaient déjà retirés de l’autre côté du ravin pour se mettre à l’abri du terrible feu de l’ennemi, éviter une inutile perte d’hommes et envoyer des tirailleurs sous bois.
«C’est bien», dit de nouveau Bagration en quittant la batterie. On entendait la fusillade dans la forêt; le flanc gauche étant trop éloigné pour que le général en chef pût y arriver à temps, il y dépêcha Gerkow pour dire au général commandant, celui-là même que nous avons vu à Braunau présenter son régiment à Koutouzow, de se retirer au plus vite derrière le ravin, parce que le flanc droit ne serait pas en état de tenir longtemps contre l’ennemi; de sorte que Tonschine fut oublié et resta sans bataillons pour couvrir sa batterie.
Le prince André écoutait avec attention les observations échangées entre le prince Bagration et les différents chefs et les ordres qui s’ensuivaient.
Il fut très surpris de voir qu’en réalité le prince Bagration ne donnait aucun ordre, et cherchait tout bonnement à faire croire que ses intentions personnelles étaient en parfait accord avec ce qui était en réalité le simple effet de la force des circonstances, de la volonté de ses subordonnés, et des caprices du hasard. Et cependant, malgré la tournure que les événements prenaient en dehors de ses prévisions, le prince André s’avouait que sa conduite pleine de tact donnait à sa présence une grande valeur. Rien qu’à le voir, ceux qui l’approchaient avec des figures décomposées, sentaient le calme leur revenir; officiers et soldats le saluaient gaiement et, s’excitant les uns les autres, faisaient montre devant lui de leur courage.