Читать книгу Étienne Marcel, prévôt des marchands - Élie Cabrol - Страница 3
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En publiant ce drame, l’auteur sait à merveille que, si jamais on était tenté de le représenter, les exigences de la scène lui imposeraient certaines modifications; mais, s’il ne les fait pas en ce moment, c’est qu’il suppose que ce qui pourrait être jugé inutile au théâtre devra offrir quelque intérêt à la lecture.
Mettre à la scène un des épisodes les plus étonnants de notre histoire nationale, tel a été son but.
Il a été singulièrement aidé dans cette tâche par les documents authentiques et les nombreux ouvrages dont on trouvera l’énumération à la fin du volume.
Il doit d’abord s’élever contre le jugement rendu par quelques historiens, qui n’ont voulu voir dans Étienne Marcel et ses amis que des révolutionnaires ambitieux.
Il y a certes beaucoup à dire sur le prévôt des marchands, et, sans entrer dans une longue discussion à cet égard, il suffit de mentionner un document d’une importance capitale, «la grande ordonnance votée par les États généraux en 1357», pour mettre à néant le jugement de ces historiens. Non, les hommes qui rédigèrent et promulguèrent cette ordonnance ne furent pas de vulgaires agitateurs. Au surplus, l’opinion d’un maître qui fait autorité en ces matières doit être citée, et voici ce que pense Augustin Thierry des réformes que le célèbre prévôt et ses amis voulurent introduire dans le gouvernement de la France:
«Cet échevin du XIVe siècle a, par une anticipation «étrange, voulu et tenté des choses «qui semblent n’appartenir qu’aux révolutions «les plus modernes. L’unité sociale et l’uniformité «administrative; les droits politiques étendus «à l’égal des droits civils; le principe de «l’autorité publique transféré de la couronne à la «nation; les États généraux changés, sous l’influence «du troisième ordre, en représentation «nationale; la volonté du peuple attestée comme «souveraine devant le dépositaire du pouvoir «royal; l’action de Paris sur les provinces, comme «tête de l’opinion et centre du mouvement général «; la dictature démocratique et la terreur «exercées au nom du bien commun; de nouvelles «couleurs prises et portées comme signe «d’alliance patriotique et symbole de rénovation; «le transport de la royauté d’une branche à «l’autre, en vue de la cause des réformes et pour «l’intérêt plébéien: voilà les événements et les «scènes qui ont donné à notre siècle et au précédent «leur caractère politique. Eh bien, il y a de «tout cela dans les trois années sur lesquelles domine «Marcel. Il vécut et mourut pour une idée: «celle de précipiter par la force des masses roturières «l’œuvre de nivellement graduel commencée «par les rois; mais ce fut son malheur et «son crime d’avoir des convictions impitoyables. «A une fougue de tribun qui ne recule pas devant «le meurtre il joignait l’instinct organisateur «il laissa à Paris des institutions fortes, de «grands ouvrages et un nom que, deux siècles «après lui, ses descendants portaient avec orgueil «comme un titre de noblesse .»
En 1358, Marcel et les siens voulurent donc, dans une certaine mesure, doter leur pays des réformesque — 431 ans plus tard! — les fameux cahiers des États généraux de 1789 furent unanimes à demander. Avant-coureurs de la liberté, ces hommes devançaient les temps, et, malgré leur génie, ne pouvaient pas être compris. Ayant tenté l’impossible, ils devaient fatalement succomber. Cependant nombre de villes, Rouen, Beauvais, Senlis, Amiens, Meaux, Laon, Corbie, etc., etc., et même les villes d’Auvergne et de Languedoc, jusqu’à la dernière heure, marchèrent avec eux; on ne voit guère que Compiègne qui refuse de participer, par ses députés, au gouvernement du royaume. Et enfin, en dehors de ces réformes politiques que, par une anticipation étrange, comme dit Augustin Thierry, ces bourgeois tentèrent d’accomplir, on est frappé encore de l’analogie étroite qui existe entre d’autres événements de cette époque et du siècle dernier, et même de plus récents, survenus, hélas! depuis que ce drame a été écrit!... Ainsi, après 1358, de 1789 à 1793 et en 1870, l’histoire, en plusieurs points, s’est en quelque sorte répétée.
II
Lorsque le mouvement des Jacques se produisit, Marcel s’éleva hautement contre les excès de cette horrible guerre, et, dans une lettre adressée aux bonnes villes de France et de Flandre alliées de Paris, il disait:
Plaife vous savoir que lesdites choses furent en Beauvoifis commencées et faictes sens notre sceu et volenté, et mieuls ameriens estre mort que avoir apprové ses fais par la maniere qu’il furent commencié par aucuns des gens du plat paiis de Beauvoifis, mais envoiafines bien trois cens combatans de nos gens et lettres de credance pour euls faire desister de grans mauls qu’il faisoient, et pour ce qu’ils voudrent desister des choses qu’il faisoient, ne encliner à nostre requeste, nos gens fe departirent d’euls et de nosttre commandement, firent crier bien en soivante billes sur paine de perdre la teste que nuls ne tuast femmes, ne enfans de gentil homme, ne gentil femme se il n’estoit ennemi de la bonne ville de Paris, ne ne robast, pillastt, ardeist, ne abatistt maisons qu’il eussent... ...
Cependant Marcel était trop politique pour ne pas profiter d’une diversion si opportune, et, quand il vit les efforts intelligents de Guillaume Calle pour couper court aux cruautés et former un faisceau de tant de bandes dispersées, il crut pouvoir réglementer cette force nouvelle et en tirer parti.
En ceci il se trompa, car il n’y avait rien à attendre de ces grossiers paysans.
III
Un mot maintenant sur l’allié puissant que les réformateurs trouvèrent dans la famille royale: Charles, dit le Mauvais, roi de Navarre et gendre du roi Jean.
Charles était fils de Jeanne de France, fille unique de Louis le Hutin. Celui-ci étant mort, le trône se trouva sans héritier mâle, — son fils posthume n’ayant vécu que peu de jours, — et, contrairement à l’avis de plusieurs princes du sang qui ne reconnaissaient pas l’exclusion des femmes et voulaient placer Jeanne sur le trône, Philippe le Long, frère de Louis le Hutin, fut proclamé roi. La loi salique, en effet, avait bien déjà reçu trois fois son application; mais elle n’était pas encore assez profondément enracinée pour qu’on ne pût en contester la convenance. Les États généraux de 1317, saisis de la question, sanctionnèrent l’avénement de Philippe, qui régna six ans.
Or, bien qu’à sa mort, Charles le Bel, en qui s’éteignit la branche des Capétiens directs, lui eût succédé, et malgré l’intronisation de la maison de Valois dans la personne de Philippe VI et le règne de Jean le Bon, Charles le Mauvais, devenu homme, se regarda comme frustré de longue date, et une expression pittoresque trahissait son ambition. Il disait que, «sans la loi salique ou si sa mère avait été homme, il serait roi de France». Les luttes sourdes ou ouvertes qu’il eut à soutenir contre le roi Jean, son beau-père, ont là leur origine. Plein d’esprit et de feu, soucieux et réfléchi, attrayant de manières et d’une figure agréable, il possédait plus que personne l’art de se faire aimer Chacun le préférait au roi et à ses fils, et seul de tous les princes il jouissait en France d’une véritable popularité ; mais, artisan d’intrigues et ambitieux, sa parole n’était pas sûre. Il était donc fait pour s’entendre avec le prévôt: c’est ce qui arriva.
D’un autre côté, il s’assura également l’appui des Anglais; mais aurait-il, à leur égard, tenu ses promesses? On peut, sans conteste, affirmer le contraire.
Et lorsque tout espoir de rapprochement entre Marcel et le dauphin fut anéanti, qu’il fut avéré que celui-ci n’accepterait jamais les résolutions contenues dans la grande ordonnance, les réformateurs se tournèrent vers le roi de Navarre et lui offrirent la couronne. Que serait-il advenu cependant si ce projet avait réussi? où en serait la France moderne?... Déjà, en Angleterre, Jean sans Terre avait, dès 1215, octroyé la grande Charte, — fondement encore aujourd’hui de la Constitution anglaise, — et, à ce même instant, en jetant les yeux de l’autre côté du détroit, sous Édouard III, contemporain d’Étienne Marcel, on voit que, par la convocation annuelle du Parlement pour le vote des subsides et le droit dévolu à cette assemblée de mettre les ministres en accusation, le gouvernement de la nation par elle-même (self-government) commence à fonctionner régulièrement. Que penser alors du coup de hache qui abattit le prévôt? Fut-il un acte de justice ou un malheur?... Ce qui est certain, c’est que, lui mort, la féodalité persista en France, et qu’il fallut attendre Louis XI et Richelieu pour qu’elle disparût.
IV
Il est peut-être également intéressant de donner quelques explications sur les six gravures que l’on trouvera dans ce volume.
Elles sont la reproduction des miniatures qui illustrent l’édition manuscrite des grandes chroniques que Charles V fit faire sous ses yeux et pour son usage . Ce manuscrit contient un grand nombre de ces vignettes, et chacune d’elles est entourée d’une bordure tricolore: rouge, blanc et bleu. C’est ce qu’indique l’encadrement des gravures ci-jointes.
Ces trois couleurs composaient la livrée personnelle de Charles V, et avec lui elles commencèrent à se fixer dans la maison royale de France.
En effet, la livrée de Charles VII, dauphin ou roi, fut également tricolore, tantôt rouge, blanc et bleu, tantôt rouge, blanc et vert.
Plus tard, le 23 mars 1564, Charles IX, vêtu de bleu et de drap d’argent, fit son entrée à Troyes sous un dais de velours bleu frangé de blanc et de rouge. La même année, à son passage à Lyon, le 13 juin, le prévôt et les sergents de la justice royale portaient hoquetons bleus bordés de blanc et d’incarnat .
En 1574, Henri III, roi de Pologne, devenu roi de France, prit les couleurs de son frère et prédécesseur.
Henri IV, succédant le 2 août 1589 à Henri III, les adopta d’autant mieux qu’elles se trouvaient être celles de la maison de Bourbon la Marche-Vendôme, dont, roi de Navarre, il était le chef, et à laquelle appartiennent par conséquent tous les princes actuellement existants de la maison royale de France.
Dès ce moment, elles furent définitivement les couleurs du roi, et devinrent par cela même dynastiques et héréditaires. La maison royale tout entière les porta, et quelques régiments les reçurent, à titre royal, lorsqu’on habilla les troupes pour la première fois aux frais du roi.
Aux funérailles de Henri IV, le drapeau arboré est tricolore par bandes verticales.
Louis XIII eut une livrée identique, et désormais toutes les troupes de la garde royale se distinguèrent du reste de l’armée par leur costume tricolore .
De 1660 à 1683, dit M. Desjardins, Louis XIV porta presque invariablement, dans ses portraits, un costume aux trois couleurs,
En 1656, le parfait Estat de la France, comme elle est gouvernée, nous apprend que les colonels généraux de l’infanterie et de la cavalerie avaient le privilége de mettre derrière l’écu de leurs armes «quatre ou six drapeaux des couleurs du roy, qui sont blanc, incarnat et bleu». Ces couleurs prirent ainsi un certain caractère de supériorité, de commandement, d’autorité. C’est ce qui explique la présence des flammes tricolores dans le drapeau blanc de la Bastille.
Louis XIV différencia de la même manière les trois grandes divisions de la flotte. Les vaisseaux de haut bord reçurent le pavillon blanc, les galères le pavillon rouge, la marine marchande le pavillon bleu.
Sous Louis XV, le drapeau tricolore figura à la cavalcade du sacre, ainsi que le représente un tableau du temps; et, avec LouisXVI, LouisXVIII et Charles X, les couleurs des livrées restèrent toujours les mêmes.
Enfin, jusqu’à la Révolution, le timbre du mortier du chancelier a été : la France, en costume tricolore, portant la main de justice et les sceaux .
Ainsi, Marcel, le premier, réunit ces couleurs. Après sa mort, Charles V les prend sans se rappeler peut-être qu’elles ont été portées par lui, et, en 89, les hommes de la Révolution, en arborant le drapeau actuel, ne paraissent pas se douter qu’ils adoptent pour symbole la livrée personnelle de la maison royale de France!
Il suffit: les analogies et les ressemblances entre les hommes et les choses de ces diverses époques sont suffisamment démontrées. En les signalant ici, bien que d’une façon sommaire, l’auteur n’a eu d’autre but que de chercher à intéresser davantage le lecteur à son œuvre.