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SCÈNE III
ОглавлениеLES MÊMES, CHARLES, ROI DE NAVARRE, JOCERAN DE MACON, LE SIRE DE PICQUIGNY.
Tous, se levant.
Navarre! Navarre!...
MARCEL, en s’inclinant.
Ah! Sire, votre présence
Dans nos coeurs anxieux ramène l’espérance.
LE ROI (il est gai et parfois même familier).
Messieurs, salut à tous. Libre!... oui... grâce à ces preux
Qu’ici je vous présente.
(II désigne Joceran de Mâcon et le sire de Picquigny.)
VOIX NOMBREUSES.
Honneur à tous les deux!
(On les entoure avec empressement.)
LE ROI.
A ce pressant accueil j’osais un peu m’attendre.
Messieurs, nous sommes faits, je crois, pour nous entendre
Et nos malheurs communs ont nécessairement
Dû créer entre nous plus d’un rapprochement.
MAILLART.
Sire, nous vous devons entière obéissance.
LE ROI.
Vrai Dieu! comptez aussi sur ma reconnaissance.
Je connais vos projets: le droit et la raison
Vous les ont inspirés. Du fond de ma prison
Je suivais vos travaux. Ma jeunesse inactive
Souffrait de ne pouvoir dans votre tentative
Prendre une large part. Grâce au Ciel, aujourd’hui,
Je suis libre, et je viens vous offrir mon appui.
MAILLART.
France et Navarre, Sire!... Associons ensemble
Ces deux noms.
TOUSSAC.
Un seul but maintenant nous rassemble.
LE ROI.
Nous avons même espoir, mais non mêmes griefs.
Le roi Jean, en cherchant à prendre mes deux fiefs
D’Évreux et Cotentin, joue un étrange rôle.
Traiter ainsi son gendre!... Il faut, sur ma parole,
Qu’il ait donc oublié que je suis par le sang
Son cousin, comme aussi son égal par le rang!
Ah! vous m’avez conduit à penser, cher beau-père,
Que sans certaine loi salique, ou si ma mère
Avait été plutôt homme, ce serait moi
Qui porterais au front votre couronne 7... Quoi! Non content d’avoir pris la Champagne et la Brie, Vous convoitez encor ma part de Normandie? C’est par trop désirer.... Vous êtes un gourmand. Ah! le trône de France est pourtant assez grand — Surtout quand on l’a seul — pour s’y trouver à l’aise. Plus modeste est mon lot, et, ne vous en déplaise, Je saurai le défendre...
(A part.)
Et même l’arrondir.
(Haut.)
Messieurs, de notre accord sachons nous applaudir.
TOUSSAC.
Il promet le succès.
ROBERT DE CORBIE.
Il accroît le courage.
LE ROI.
Poursuivons... Qu’un serment solennel nous engage.
MARCEL.
Sire, arrêtez!
LE ROI.
Pourquoi?
MARCEL.
Vous ai-je pas promis
Le concours de nouveaux et dévoués amis?
LE ROI.
En effet. Quels sont-ils?
MARCEL.
Les paysans...
ROBERT DE CORBIE.
Qu’entends-je?
LE ROI.
Oui, leur misère est grande.
MARCEL.
A ce point, chose étrange,
Que ces gens de labour, taillables à merci,
Ayant tout supporté, tout souffert jusqu’ici,
Sont, qu’on le sache bien, possédés du courage
Que donne le malheur. C’est un terrible orage
Suspendu sur nos fronts, prêt à tout ravager,
Et que nos mains pourraient peut-être diriger.
Le ROI.
Force aveugle, Marcel, sans but et sans visée.
MARCEL, vivement.
Non pas, masse compacte et bien organisée.
LE ROI.
Quoi! ces gens ont des chefs?
MARCEL.
Je connais l’un d’entre eux
Dont ils suivront partout les pas aventureux.
LE ROI.
Cet homme, quel est-il?
MARCEL.
Guillaume Calle, avance.
(Chacun regarde Guillaume avec curiosité.)
LE ROI, à Guillaume, après l’avoir examiné de haut en bas.
Dis-nous tes projets.
GUILLAUME CALLE.
Moi?
LECOQ.
Parle avec assurance.
GUILLAUME CALLE (il promène autour de lui des regards inquiets).
Sire, si je comprends ce qui se passe ici,
Les discours du prévôt et les vôtres aussi,
Vos aspirations vont plus loin que les nôtres,
Et nous ne formons pas de vœux si grands, nous autres.
LE ROI.
Quels que soient tes souhaits, notre premier devoir
Est de les écouter.
MARCEL, avec bonté.
Fais-nous-les donc savoir.
GUILLAUME CALLE, reprenant assurance 8.
Je suis de ce troupeau, Messeigneurs, que l’on nomme
De ce nom tristement plaisant: «Jacques Bonhomme».
Jacques Bonhomme, soit... Puisse ce nom d’enfer
Ne pas un jour sonner sinistrement dans l’air,
Car une rage sourde, à présent, nous enivre!
Mais nous ne réclamons qu’un droit... celui de vivre!
Tel est, en quelques mots, notre modeste vœu:
Auprès de vos désirs, convenez que c’est peu.
Aussi, serfs de corvée et Jacques que nous sommes,
Prétendons-nous enfin, à notre tour, être hommes.
Dans ces gouffres profonds où l’on nous a jetés
Grondent des flots humains par la haine agités.
Qu’est-ce qu’un paysan? Moins que rien... une chose
Dont un maître abhorré sans vergogne dispose.
Les premiers droits lui sont refusés lâchement;
Il ne peut posséder ni faire testament;
De ses rudes labeurs une dîme jalouse
Prend le maigre profit... Jusqu’à sa jeune épouse...
— O pudeur! — qui ne peut dans son humble maison
Entrer qu’en subissant un opprobre sans nom!
Et lorsque le seigneur — sanglante raillerie! —
Arme son fils aîné chevalier, qu’il marie
Sa fille, chaste encor, c’est au pauvre vassal
Qu’incombent tous les frais de fête et de régal,
A lui que l’on extorque et le prix des parures,
Des riches mobiliers, des chevaux, des armures;
Lui qui doit réparer les désordres affreux
Qu’entraînent les combats des suzerains entre eux;
Enfin lui, quand le sort des armes est contraire,
Qui fournit la rançon des prisonniers de guerre!
«Baste! répète-t-on, maître Jacque a bon dos!..»
D’ailleurs, la hart est là pour lui rompre les os.
Et vous tous, députés, bourgeois des bonnes villes,
Qui réclamez céans des libertés civiles,
Êtes-vous à ce point ignorants de nos maux,
Et que sont vos douleurs auprès de ces fléaux?
Certes, nous comprenons l’ardeur qui vous transporte...
Mais nous, c’est de manger d’abord qu’il nous importe,
Et nous n’y parvenons qu’en profitant des nuits
Pour labourer nos champs, qu’en récoltant leurs fruits
Avant qu’ils ne soient mûrs, qu’en les cachant sous terre
Comme des biens volés... Dérision amère!
Aussi ne goûtons-nous jamais quelque repos
Que lorsque, n’ayant plus que la peau sur les os,
Que ne possédant rien et qu’étant sans ressources,
Nos maîtres et bourreaux faisant sonner leurs bourses,
Rentrent enfin chez eux satisfaits et lassés
De nous avoir si vite et si bien détroussés.
Ah! malheur à celui que le maître soupçonne
De ne pas donner tout! Au fouet il l’abandonne,
Et les fers, les cachots, les tortures aidant,
On a bientôt raison de ce pauvre imprudent.
Sous ses yeux on outrage et sa fille et sa femme,
On massacre ses fils, et, la terreur dans l’âme,
Jacques Bonhomme sort, ensanglanté, sans voix,
Disputer leur retraite aux fauves dans les bois!
Ajoutez à cela qu’une affreuse famine,
Depuis deux ans, aggrave encor notre ruine.
Allez dans nos hameaux... Un spectacle hideux
Y viendra tout d’abord épouvanter vos yeux.
Ne trouvant rien dehors et quittant leurs tanières,
Les loups viennent en troupe au seuil de nos chaumières.
Pas de bouche inutile! On tue à qui mieux mieux,
Les uns les nouveau-nés, et les autres les vieux!...
La faim, la faim commande, et, ses besoins féroces
Donnant libre carrière aux appétits atroces,
On ravit au gibet les corps suppliciés
Pour en manger la chair putride!...
VOIX NOMBREUSES.
Horrible!...
LECOQ.
Assez!
LE ROI.
Se peut-il?
GUILLAUME.
Je l’ai vu.
MAILLART.
Non, tu mens!
GULLAUME.
Je l’atteste!...
(Émotion générale.)
Ne tremblez pas encore... Un mal plus grand, la peste
Vient d’apparaître enfin et couronne le tout!9
(La stupeur est profonde.)
LECOQ, les yeux au ciel.
Dieu bon!
GUILLAUME.
Qu’en dites-vous? Vous restez là debout,
Immobiles, muets, atterrés... Ah! Messires,
Vous ne soupçonniez pas ces monstrueux délires?
Eh bien! apprenez-les, et sachez qu’aujourd’hui
Nous sommes résolus, même sans votre appui,
A nous lever en masse, à rendre avec usure
A tous nos oppresseurs torture pour torture,
A lutter sans espoir, comme sans peur aussi,
Œil pour œil, dent pour dent, sans trêve ni merci,
Afin de nous soustraire à ces horribles chaînes
Et vider ces trésors de vengeance et de haines
A la glèbe attachés, et transmis jour à jour
Aux générations des hommes de labour.
LECOQ.
Oh! Guillaume, prends garde! Apaise ta colère.
LE ROI.
Pardieu! je compatis à si grande misère,
Et je veux, le premier, prendre l’engagement
De porter à ces maux aide et soulagement.
VOIX NOMBREUSES.
Nous aussi!
GUILLAUME CALLE.
Qu’ont-ils dit?
(Levant les yeux au ciel.)
Entends-les, Notre-Dame!
Le ROI.
Sans cela, d’un chrétien nul de nous n’aurait l’âme.
GUILLAUME CALLE, avec élan.
Sire, lorsque l’ivraie étouffe le bon grain,
Nous la brûlons d’abord, et la houe à la main
Nous retournons la terre ensuite...
LE ROI, en souriant.
Oui-da, compère!
Cela s’appellerait aller vite en affaire.
MARCEL, au roi.
Voilà donc le secours que je vous ai promis.
Sire, l’acceptez-vous?
LE ROI.
Mon aïeul Saint-Louis,
Dans son ardent désir d’apaiser la souffrance,
Allait lui-même au peuple.
LECOQ.
En désaccoutumance
Cet usage est tombé.
LE ROI, avec fierté.
Qu’il renaisse par moi!
LECOQ.
C’est agir noblement.
Tous, s’inclinant.
Sire...
GUILLAUME CALLE, transporté de joie.
Vive le roi!
MARCEL.
Un mot encor.
LE ROI.
Parlez.
MARCEL.
Selon un vieil usage,
Pour nous mieux reconnaître en ces heures d’orage,
Et comme ralliement, tous les nôtres ont pris,
Altesse, les couleurs du blason de Paris:
Rouge et bleu...
LE ROI.
Bien...
MARCEL, poursuivant.
Avec l’agrafe blanche. En sorte
Que sur le chaperon chacun de nous les porte 10.
LE ROI.
Vous verrez ces couleurs désormais à mon front,
Et ceux de ma maison aussi les porteront.
Tous.
Navarre!...
LE ROI, en s’inclinant légèrement.
Assez, Messieurs...
MARCEL, poursuivant.
Et sur notre bannière
Ces mots: A bonne fin11.
LE ROI.
Devise honnête et fière.
Qu’elle soit le symbole, avec ces trois couleurs,
De la triple alliance où s’engagent nos coeurs.
Tous.
Vivat!
LE ROI, à Lecoq.
Formulez donc, Monseigneur, la promesse
Qu’il nous faut contracter.
LECOQ.
J’accepte avec ivresse
Cet honneur d’affirmer ici nos volontés.
LE Roi, à Lecoq.
Nous vous imiterons.
(A l’assistance.)
Écoutez.
VOIX NOMBREUSES.
Écoutez.
LECOQ, s’adressant successivement au roi, aux députés et à Guillaume Calle.
Roi, qui représentez le droit divin sur terre;
Vous, députés, issus du vote populaire,
Et toi, qu’ont délégué les hommes de labour,
Vous jurez de former alliance en ce jour,
Vous jurez de quitter femme, enfants et demeure,
Pour combattre et mourir, en tous lieux, à toute heure,
Jusqu’à ce que le bien de l’État à jamais
Soit fondé sur la loi, la justice et la paix.
Tous, avec enthousiasme.
Nous le jurons!
LECOQ, les mains jointes.
Mon Dieu, soutiens-les de ta grâce.
MARCEL.
Le pays vous entend!...
(Un silence.)
LE ROI.
Hâtons-nous, l’heure passe.
Messieurs, je rentrerai demain dans mes États,
Et vous promets sous peu l’appui de mes soldats.
MARCEL, au roi.
De nos projets futurs nous vous instruirons, Sire.
(A Guillaume.)
Toi, près des tiens retourne, ami; tu peux leur dire
Ce que tu viens de voir...
(On entend un bruit confus à la porte de la salle.)
MAILLART.
Quel peut être ce bruit?
LECOQ.
En effet...
MARCEL, écoutant.
Oui... Quelqu’un par cette heure de nuit!
(Se dirigeant vers la sortie.)
A moi de m’informer...
(Au roi.)
Je réponds sur ma tète
De votre sûreté, Sire, et je vais...
(La porte du fond s’ouvre et Regnaud de Trie paraît; couvert de poussière, le visage balafré, les vêtements en lambeaux, la cotte de mailles trouée, sans armes, et son casque à la main, il entre harassé et se laisse tomber sur un siège. — Deux hommes d’armes aussi maltraités que lui l’accompagnent.)
REGNAUD DE TRIE.
Arrête,
Marcel.