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L’INSTITUTION VIARD
Оглавление’APPROCHAIS de seize ans,–l’âge ingrat par excellence. La nature semblait pressée de m’émanciper, et on en pouvait juger à l’épais duvet noir qui couvrait ma lèvre supérieure. De la pointe des ciseaux je cultivais, avec un soin jaloux, ce rara avis si longtemps désiré. Mes épaules s’élargissaient, ma voix se faisait mâle, et j’en avais bien décidément fini avec les odieuses collerettes et les vestes à gigots; mais ce que je considérais comme le plus sûr indice de mon affranchissement, c’est que les jeunes femmes ne se hasardaient plus à m’embrasser.
Pendant certaines vacances de Pâques, une lettre du proviseur de Rollin avisa mon père qu’il eût à caser ailleurs un gaillard qui cachait Manon Lescaut sous son Graduss ad Parnassum.
Le scandale épuisé, on m’envoya au collège de Beauvais. J’y rencontrai un maître d’études nommé Viard, dont la douceur m’attira tout de suite. C’était un gros Alsacien jovial, débonnaire, et, partant, plein de douceur pour mes fredaines. Comme il penchait du côté des romantiques, il se plaisait à m’entendre réciter des strophes de Musset ou de Hugo, qu’il n’avait jamais trouvé l’occasion de lire. Ah! si j’avais voulu travailler sérieusement! J’étais en retard, c’est vrai, mais il ne m’en voulait pas, bien au contraire, car c’était plutôt chez moi révolte instinctive contre une tradition écœurante que paresse radicale. Du reste, il connaissait une méthode infaillible par le travail attrayant. Lui, Viard, s’engageait à faire en dix-huit mois un bachelier de n’importe quel âne bâté.
Bref, à la première ouverture qu’il me fit de son projet bien arrêté de fonder une pension, je lui jurai solennellement que je serais le noyau de cette institution modèle.
J’ai tenu parole, mais au prix de quels mensonges, grands dieux!
Le prospectus lithographié de l’institution Viard (études classiques, préparation aux écoles spéciales, arts d’agrément, soins de famille, etc.) eut auprès de mes parents peu défiants tout le succès que nous en attendions. La bonne figure de mon maître et ami leva les derniers scrupules. Je ne pourrai pourtant jamais m’expliquer par quel miracle de confiance on m’expédia tout seul, le sept octobre, à destination de D…
J’éprouvais encore plus d’orgueil que de plaisir à faire un voyage de vingt-cinq lieues avec la bride sur le cou. Les quelques pièces de cent sous qui tintaient dans ma bourse me donnaient un aplomb de tous les diables et le goût des aventures. Qu’allait-il m’arriver là-bas? Comment serait cette nouvelle demeure dont nous avions si souvent esquissé le plan? Rien de la prison, bien sûr. Je la voyais riante et animée. C’était prêt d’hier avec le dernier coup de cloche des vacances. On y sentait encore des bouffées traînantes d’essence et de copeaux. Cette préoccupation d’un inconnu que je m’efforçais de pénétrer m’empêchait d’être envahi, comme à l’ordinaire, par les tristesses de l’automne. Je ne souhaitais pas d’arriver plus vite. Les rangées d’ormes chauves et bêtes, les fossés boueux tachés de feuilles jaunes, les paysages plats et gris, ne m’impressionnaient pas trop désagréablement. Je crois même que le rhythme des grelots de l’attelage me soufflait des inspirations musicales sur un mouvement de valse. Un commis voyageur fumait une grosse pipe d’écume à côté de moi, tout en chantonnant des polissonneries. Au dernier relais, je ne pus me dérober à une tournée de parfait amour offerte par ce galant homme à ses compagnons de banquette. Il était grand temps que la diligence arrivât à destination.
Mon maître, dont je reconnus de loin la haute taille, était aux aguets sur la porte du Soleil d’Or.
Enfin c’était moi! Il me reconnaissait bien là; toujours fidèle à la foi jurée. C’est égal, il ne pouvait en croire ses yeux. Ce n’est pas qu’il eût jamais douté de la parole de mes bons parents, mais il avait toujours peur qu’au dernier moment il n’arrivât quelque impedimentum. J’étais annoncé et impatiemment attendu, tout le monde allait être bien content de me voir. C’est juste, je ne savais rien, et il s’était pourtant passé du nouveau. Une riche combinaison. Les difficultés du début l’avaient forcé à prendre un associé. De cette façon tout le monde y gagnerait. D’abord, lui, ne serait jamais qu’un fichu administrateur, et il lui fallait un second qui eût la main ferme. Lefebvre, son associé, possédait des qualités hors ligne; et sa dame aussi. Ils avaient un petit apport de cinq élèves, dont deux pensionnaires. A moi seul, je les valais bien tous les cinq; donc équilibre.
Il me confia qu’il-avait des promesses formelles de plusieurs de mes anciens condisciples, que mon exemple ne manquerait pas de décider.
Enfin, on allait le voir à l’œuvre.
Ce disant, nous étions arrivés au siège de l’établissement, qu’aucun signe extérieur ne désignait à l’attention.
Cet immeuble, au fond d’une ruelle déserte, avec ses volets boiteux et ses plâtres verdâtres, ne répondait guère à mon idéal. Il s’en aperçut et, comme s’il eût voulu corriger une impression fâcheuse, il s’empressa de m’avertir que cette installation était si bien provisoire qu’il n’avait pas même voulu faire la dépense d’une enseigne.
On était en marché pour la location à bail d’une jolie maison bien orientée, avec dépendances et grand jardin.
L’associé me reçut avec de petites mines attendries et se montra plein de déférence pour ma grosse malle, qui fut installée au premier dans la plus belle pièce de l’établissement. Il me fallut, séance tenante, visiter toute la maison de la cave au grenier. J’étais tout à fait confus de tant d’honneurs rendus à ma chétive personne.
De chaque côté de l’allée on trouvait une petite pièce «spécialement affectée» à chaque division.
Les hautes études attendaient en moi leur unique représentant. Quant à la division commerciale, elle se composait des cinq élèves de Lefebvre, que je trouvai, non sans surprise, en train de fumer leurs pipes. Comme ce détail insolite n’excita chez le maître aucune indignation, j’en conclus que c’était l’usage de la maison.
La division d’en face me regardait en dessous, mais j’avais cinq francs par semaine de menus plaisirs, et j’eus bien vite fait de l’apprivoiser. L’absence de cour ou de jardin autorisait pleinement les élèves à chercher leur récréation à l’estaminet voisin, dont le billard était sans frais.
Viard, trop absorbé par le souci de fonder une bonne maison, me laissait la bride sur le cou. Je n’étais plus un enfant, que diable! Etait-il besoin de me tracer une tâche quotidienne? Pour l’acquit de sa conscience, il me donnait bien de temps en temps des devoirs, mais il oubliait de les corriger. Sans doute que je n’étais plus d’âge à être paresseux; j’avais, hélas! bien autre chose en tête que le souci des Grecs et des Romains.
J’étais amoureux!
Il était dit que tout serait extraordinaire dans cette institution Viard.
Au lieu de la matrone traditionnelle chargée des reprises et des cataplasmes, j’avais eu l’agréable surprise de rencontrer une jeune personne, dont la voix argentine et les mouvements mutins versaient un flot de gaieté dans cette maison noire.–On l’appelait Mme Lefebvre, mais elle eût pu tout aussi bien passer pour la fille de l’associé.
L’innocent Viard n’avait certainement pas ’prévu pour moi les dangers de cette promiscuité!
Je ne pouvais rencontrer les yeux profonds et doux de cette provocante personne sans en être bouleversé. Ma place était à côté d’elle à table, dans la cuisine, où nous mangions, pour ne pas souiller le sanctuaire des études supérieures.
Sous les yeux mêmes de son mari, le calligraphe, dont elle se moquait ouvertement, la petite sirène accablait d’œillades et de prévenances incendiaires le plus solide pilier de l’institution Viard. Un léger frôlement de sa robe, un simple contact de ses doigts potelés emplissaient mes nuits de souvenirs brûlants.
Ma situation prêtait à rire, j’en conviens; mais ce que je puis affirmer, c’est qu’à l’âge d’homme, aucune passion ne m’a donné de plus cruelles angoisses. Je tremblais toujours que cette petite femme gouailleuse ne pénétrât mon secret pour le divulguer et se moquer de moi.
L’idée que la volonté de mes parents, le moindre accident pouvaient me séparer d’elle, me semblait un malheur impossible à supporter. Je redoutais que mon maître et ami, visiblement inquiet de son gagne-pain, ne crût de son devoir d’informer mon père de ces prodromes d’une maladie de langueur. Il s’en serait bien gardé, dans la crainte de perdre son unique élève. Chaque matin nous faisions, au pas gymnastique, le tour des fossés de la citadelle en guise de traitement, car le bon Viard, emballé sur une fausse piste, me prêtait bien gratuitement les défauts de Jean-Jacques.
J’aurais eu honte de lui confesser la vérité.
Il s’ingéniait à me distraire, et je fus autorisé à cultiver les «arts d’agrément» annoncés dans le prospectus. Je constate que si les jetés-battus me donnèrent quelque répit, les vibrations langoureuses de la guitare ne furent qu’un excitant de plus pour mon imagination.
Je grimpais vingt fois par jour jusqu’à ma chambre, qui confinait à celle de la petite maîtresse. Il arrivait souvent que la porte restât entre-bâillée et je plongeais alors mon regard oblique dans ce paradis ouvert à l’heureux calligraphe.
C’est ainsi qu’un jour je surpris ma belle en train de se coiffer, les épaules couvertes par un grand flot de cheveux jaunes. Je restai tasciné par cette apparition, au lieu de détourner la tête avec un geste pudique.
Sans plus s’effaroucher, la belle poussa doucement la porte en souriant, mais je n’osai plus la regarder de la journée.
Le lendemain, comme elle était embarrassée d’une tringle de rideaux qu’il fallait raccrocher, elle m’appela au moment où je passais devant sa chambre entr’ouverte. Non, décidément je n’étais pas assez grand; je ferais mieux de monter sur une chaise, et elle me tiendrait solidement pour m’empêcher de tomber.
Elle me tint en effet, et si consciencieusement que j’en tremblais comme une feuille, bien que la peur de tomber dans la rue n’y fût pour rien
L’air était très doux, malgré la saison avancée;–des fils de la Vierge voltigeaient dans un brouillard bleu..
Elle passait ordinairement l’après-midi dans sa chambre, à coudre devant la fenêtre, les pieds sur une chaise. Je vois encore sa silhouette fine sur le grand jour et sa façon d’enlever l’aiguille, le petit doigt en l’air.
Aucun détail de ce sanctuaire n’est sorti de ma mémoire; tasses renversées dans leurs soucoupes, petit Jésus dans son lit de mousse, bouquet de mariée sous un globe. O prestige de l’amourr! Que tous ces bibelots vulgaires et criards me semblaient charmants! Cette chambre à carreaux rouges, avec son papier en imitation de pierre de taille, s’emplissait pour moi d’images chaudes et riantes.
Enfin j’aimais tout ce qui l’entourait, tout ce qui émanait d’elle, tout, jusqu’à cette exécrable odeur de pommade à la rose dont elle parfumait ses bandeaux.
C’était un jeudi.
Pour la première fois depuis mon arrivée nous nous trouvions seuls à la maison. Viard était en tournée de recrutement, la division commerciale en train de polissonner, et le calligraphe ne devait rentrer qu’à l’heure du souper.
Cette confiance humiliait mon amour-propre.
Quoi! à seize ans révolus, cet idiot me tenait pour un bambin sans conséquence? Jamais peut-être pareille occasion ne se représenterait. J’aurais dû prévoir le cas et m’y préparer d’avance. Mon cœur battait avec violence, puis s’arrêtait brusquement.
J’étais assailli tour à tour d’élans passionnés et de timidités réfrigérantes. Monter à sa chambre comme d’habitude, je n’osais guère dans la crainte d’être arrêté sur l’escalier par un froncement de sourcils.
Ce fut elle qui m’appela, en me priant de vouloir bien lui apporter son œuf de bois oublié dans un tiroir de la cuisine.
Je cherchai longtemps. Elle s’impatientait.
Je la trouvai très attentive au ravaudage d’un prosaïque bas bleu. Je pense maintenant qu’elle devait à ce moment se sentir aussi gênée que moi, car elle ne leva pas un seul instant les yeux de son ouvrage.
–A quoi pensez-vous? me dit-elle brusquement après un long silence.
–A rien, répondis-je niaisement.
–Comment, à rien! est-ce qu’on ne pense pas toujours à quelque chose quand on est éveillé?
L’appel était bien direct, et deux ans plus tard ma réponse eût été des plus catégoriques. Voulait-elle donc me forcer à un aveu? Etais-je enfin pour elle un adulte galant, ou un simple écolier? Il était difficile d’apprécier ces nuances, car tantôt elle me servait du «monsieur» en minaudant, et d’autres fois c’était du «mon ami» avec accompagnement de petites tapes familières.
–Décidément vous êtes bien maussade aujourd’hui. Vous’croyez-vous donc obligé à me tenir compagnie?
Je balbutiai une protestation.
–Non, vous avez certainement quelque chose. Est-ce que je vous fais peur, par hasard? Je ne vous ai jamais vu si sournois.
J’étouffais, tout en regardant sa nuque aux frisons traversés de lumière jaune. Les mots brûlaient ma lèvre, mais je ne me sentais pas le courage d’affronter son regard si, par impossible, elle eût levé les yeux, au moment où je lâcherais une expression trop accentuée.
–Allons, c’est bon, fit-elle avec un sourire narquois, gardez-le, votre secret! Au fait, je suis bien bonne de m’intéresser à ce qui ne me regarde pas. Parlons d’autre chose. Voulez-vous me faire un grand plaisir? Allez chercher votre guitare et régalez-moi d’une romance nouvelle. Vous savez bien que personne ne nous dérangera.
Elle devait entendre mon cœur battre la générale quand je revins avec l’instrument des trouvères. J’étais là tout à fait sur mon terrain, libre de tout dire sous le couvert d’un pavillon neutre. Il fallait m’entendre lancer à toute volée le fameux «Elle est à moi, moi seul au mondee» de l’Andalouse. Et quelle mimique entraînante encouragée par le crépuscule! Je chantai ainsi, sans me faire prier, les sérénades les plus échevelées de mon répertoire.
Ce fut elle qui demanda grâce.
–Reposez-vous, en voilà assez pour aujourd’hui; vous finiriez par une extinction de voix, et moi par une attaque de nerfs. Êtes-vous heureux de savoir de si jolies choses! Vous me les apprendrez, n’est-ce pas?
Elle était debout près de moi, les doigts négligemment posés sur ma guitare.
–Descendons, fit-elle, en quittant son air distrait, il fait presque nuit, etma lumière est en bas.
Je répétai machinalement:
–Oui, descendons.
La respiration me manquait en prenant sa main pour la guider. Elle était de son côté aussi émue que moi, j’imagine.
Cette scène délicieuse, suivie de variantes qui ne franchirent jamais le cadre d’une pastorale, se renouvela pendant plusieurs mois.
La maison si funèbre devint alors un lieu de délices. Tout m’en plaisait maintenant. La puante maritorne, elle-même, à laquelle la division commerciale faisait des agaceries, me sembla transfigurée.
La gaieté, le sommeil et l’appétit revinrent à la fois. Pour lui plaire, je me remis au travail avec une application toute nouvelle. Il fallait voir la figure de mon Viard émerveillé! Tous ses bulletins témoignèrent de mon aptitude et de mes progrès rapides. Quelle fatalité de n’avoir pas de collègues à devancer! Avec un pareil excitant, j’aurais pu devenir un vrai savant. A quoi tient la destinée?
Cette fin d’année s’écoula comme un rêve.
Mais voilà que subitement, et sans motif appréciable, la belle me battit froid, me traitant comme un écolier vulgaire, avec des rebuffades continuelles. Silence obstiné, sourcils froncés, figure en coin de rue. Je ne pus obtenir aucune explication de ce revirement si incompréhensible.
C’était à croire que javais rêvé!
Moi, rêvé?
Hélas! oui. L’autre, celle du rêve, était bien morte. A la place de l’aimable petite personne que j’avais adorée je ne retrouvai qu’une harpie.
Et voilà pourquoi mon chagrin fut de courte durée.
La guerre était déclarée. A table et partout nos regards se croisaient comme deux épées. La situation devint très tendue. L’innocent Viard et «sa petite vipère d’élève» devinrent les deux bêtes noires de la maison. L’irascible calligraphe avait été chauffé à blanc contre nous. On prétendit qu’au mépris des traités, nous étendions, dans un souper supplémentaire, trop de beurre sur de trop grandes tartines. Et la chandelle donc! jusqu’à minuit passé!
La vérité est qu’il nous arrivait souvent d’oublier le couvre-feu dans d’interminables causeries, et, dame, alors, le beurre et la chandelle en voyaient de grises.
Je fus forcé d’échanger quelques calottes avec la division commerciale qui avait aussi pris parti contre nous. Mon maître n’avait pas tenu ses engagements. Tout le monde en ville se moquait de lui. Lefebvre le savait bien, que diable! Il aurait dû se méfier, mais on ne l’y prendrait pas un jour de plus. Ce grand-là ne l’effrayait pas; il en mangerait trois comme lui, quand on voudrait.
Il y eut des scènes, des trépignements, et cela alla si loin qu’il fallut bien se séparer.
Mon maître, la face exsangue, tremblait comme une feuille quand on l’appela d’en haut pour régler les derniers comptes. Le calligraphe tempêtait. Nous entendions sa voix rouler dans l’escalier comme un tonnerre.
Le doux Viard en était affolé.
–Restez là, mon ami, mais si vous entendez du vacarme, montez.
Rien de plus comique que de voir ce candide Hercule compter sur mon aide pour terrasser le calligraphe.
Fort heureusement tout se passa mieux que je ne l’aurais cru. La journée fut chaude; mais, en fin de compte, nous restâmes maîtres du champ de bataille. L’associé emporta je ne sais où sa femme et ses deux pensionnaires.
C’était l’heure d’une confession générale; elle fut complète. Mon infortuné maître, qui n’avait d’autre ressource que mon trimestre, devait à tout le monde. Les dettes criardes l’inquiétaient encore plus que les grosses, et on sait que la province est impitoyable pour les meurt-de-faim en redingote. Il y avait aussi des billets à payer à la fin du mois, sans compter les loyers arriérés. Une impasse!
Ce grand enfant, incapable de lutter, se tenait blotti dans un coin, versant silencieusement de grosses larmes.
–Mais donnez-moi donc un conseil! Est-ce que vous allez m’abandonner aussi? Voyons, que feriez-vous à ma place?
–Je prendrais la montre que voici et je tâcherais de la vendre. J’en serai quitte pour dire à mes parents que je l’ai perdue.
Ses larmes redoublèrent à la vue de mon bel oignon d’or que javais déposé sur la table.
–Dévouement antique, sublime! Non, je n’accepterai ce sacrifice qu’au dernier moment. Nous trouverons peut-être, d’ici là, un autre expédient. Hélas! comment tout cela finira-t-il? Monsieur votre père va certainement vous retirer quand il apprendra mon désastre.
–Ne craignez rien, maître; ce n’est pas moi qui l’en informerai, je me trouve trop bien avec vous. Si on nous chasse d’ici, nous irons sous un ciel plus clément jeter les bases d’une institution nouvelle, dont je serai plus que jamais le noyau.
–J’y pense sérieusement depuis un instant; Amiens est une ville de ressources; mais, malheureux enfant, c’est du présent qu’il s’agit, et il faut pourtant prendre un parti. Etes-vous heureux d’être irresponsable: on ne peut rien vous faire à vous!
Le jour fixé pour vider les lieux était arrivé. précédé d’une pluie de papier timbré. Viderons-nous? ne viderons-nous pas? Moi, je tenais pour la résistance, mais Viard était à sec d’idées.
Nous étions alors dans la petite ehambre du rez-de-chaussée qui servait de salle d’étude. Il faisait un froid noir, mais heureusement le petit poêle de fonte, chauffé à blanc, avait encore quelques morceaux de charbon à dévorer.
Vers midi il s’éleva une rumeur dans la rue et des visages violacés vinrent se coller aux carreaux.
–Tenez, entendez-vous, fit Viard affolé, voilà déjà ces gueux qui démontent les volets; tout à l’heure se sera le tour des fenêtres et de la porte.
–Courage, mon maître; soyons héroïques en tenant jusqu’au bout. En ce moment nous travaillons pour la légende.
Le maître eut un sourire angélique.
–Dieu est trop haut et la Banque trop loin!
On nous regardait curieusement du dehors comme les fauves d’une ménagerie. Nous entendions des voix gouailleuses:
–Y sortiront!
–Y sortiront pas!
Enfin, quand vers deux heures le poêle fut froid, la position n’était plus tenable. Honneur au courage malheureux! Plus de porte, plus de fenêtres! La menace des créanciers n’avait pas été vaine. Des rafales de neige nous poursuivaient jusque dans le coin où nous étions réfugiés comme sur une épave. Tout était déchaîné contre nous.
Ce fut un moment très dramatique.
Le pauvre Viard était à moitié mort de peur, à l’idée d’affronter cette haie de curieux cruels accourus pour nous huer. Il est probable que, si j’avais été moi-même plus directement en jeu, je n’eusse jamais trouvé de si excellentes raisons pour relever son courage.
Notre sortie, très digne, fit sans doute impression sur les drôles qui guettaient notre passage. Je m’attendais à pis. Ma grosse malle insaisissable vint nous retrouver à l’auberge du Soleil d’Or. J’y avais subrepticement glissé deux chemises et trois chaussettes, toute la fortune de mon maître.