Читать книгу Le château des Épines - Louis Ulbach - Страница 4
II
CÉLINE
ОглавлениеLes deux meurtriers étaient restés sur la terrasse, le comte embarrassé de sa colère, Martial embarrassé de son fusil.
Il avait suffi de quelques paroles, ou plutôt de la seule apparition de la femme qu’il croyait coupable, pour réveiller dans la conscience de M. de Sabaillan, en même temps qu’un remords subit et confus, les protestations d’un amour et d’un respect dont il ne s’était pas déshabitué.
Il se sentait pris au piège de ce meurtre rapide, sans explication préalable. Il ne savait pas même le nom de sa victime. Les apparences l’excusaient; les rapports de Martial le justifiaient; mais l’indignation de sa femme l’accusait.
Quand elle fut rentrée, il eut un dernier spasme de fureur. Ce départ simple et fier l’insultait, et. s’il avait eu tort, il voulait être plaint, mais non pas insulté.
–Ah! dit-il en crispant ses poings, j’ai peur de devenir fou!
La présence d’un témoin, d’un complice, l’exaspéra encore; il regarda Martial.
–Toi, si tu m’as trompé, je te tuerai.
–J’ai dit ce que j’ai vu.
–Pourquoi l’as-tu dit? Te l’avais-je demandé?
–Vous me rendiez plus de justice, il y a un quart d’heure, monsieur le comte.
–Je ne me souvenais que de ton amitié. Je me souviens maintenant de ta haine pour la comtesse. Tu la hais trop pour ne pas me haïr.
Il semblait interroger si nettement Martial que celui-ci ne put s’empêcher de répondre avec franchise:
–C’est vrai, je n’aime que vous et mademoiselle au château; mais je vous aime assez tous les deux pour me charger d’un crime, s’il le fallait. Seulement, je suis incapable de mentir pour vous prouver mon dévouement. Ce que j’ai vu, je l’ai rapporté. S’il en résulte un malheur, est-ce ma faute?
Le ton de soumission de ces paroles troubla de nouveau le comte; il baissa la tête, fit quelques pas sur la terrasse, regarda la fenêtre fermée et, entraînant Martial par un geste de commandement:
–Viens voir s’il est mort… Elle veut être confrontée avec lui. Faisons ce qu’elle veut.
Ils redescendirent de nouveau les escaliers, d’un pas lourd, et s’engagèrent dans le jardin.
Qu’était-ce que ce M. de Sabaillan, dont la présentation a été faite d’une façon si brutale au lecteur?
Une sorte de Barbe-Bleue? de phénomène féodal? Non, mais un homme violent, un vieillard entêté de jeunesse, qui pouvait être foudroyé par l’âge, sans l’avoir jamais senti venir, et qui, noble de race, roturier d’habitudes, ayant été soldat, portait haut l’honneur de son nom, et prétendait le défendre, comme on défend un drapeau, les armes à la main.
A soixante ans, après avoir pérdu une femme qu’il négligeait beaucoup, il s’était remarié à l’ancienne institutrice de sa fille, qu’il estimait, pour n’avoir jamais pu la séduire, mais qu’il eût tuée, comme il avait trouvé tout simple de tuer son amant supposé; comme il avait fait tuer des insurgés, dans quelques algarades de guerre civile.
Bon, malgré sa violence, faible, ainsi que l’est souvent un tyran, il avait un orgueil qui le préservait des vilenies, mais qui ne l’eût pas empêché de commettre un crime.
Le souvenir d’une jeunesse emportée donnait à M. de Sabaillan un scepticisme qu’il prenait pour de la sagesse et de la prudence.
Il avait enlevé sa première femme à sa famille. Il admettait très facilement qu’on songeât à lui prendre sa seconde femme, plus jeune que lui de trente ans, jolie, intelligente, tendre, qu’il aimait, sans être absolument sûr d’en être aimé.
Il avait pris sa retraite, avec le grade de colonel, un peu malgré lui, après une dispute, dans un souper, chez une danseuse où il avait failli souffleter son général.
L’empereur Napoléon III, par respect pour la réputation de la danseuse qu’il connaissait, avait bien vite étouffé l’affaire: un peu de baume pris dans sa cassette avait guéri la vanité du général. Une semonce paternelle à Sabaillan avait satisfait la morale.
Seulement, le colonel, auquel le Sénat était promis comme un encouragement, s’il redevenait sage, avait été contraint de donner sa démission et de se retirer dans son château des Épines.
M. de Sabaillan dépensa sa mauvaise humeur de disgracié en exercices violents, en chasses continues; puis, devenu veuf, n’ayant plus personne à trahir, il s’ennuya, et s’avisa d’aimer pour tout de bon, d’aimer pour en faire sa femme mademoiselle Antonie Dubois, l’institutrice de sa fille, dont il n’avait pu faire sa maîtresse.
Antonie était une orpheline, pauvre, intelligente, qui fut touchée de la demande de M. de Sabaillan, sans en être séduite. Elle aimait son élève, mademoiselle Céline, comme une petite sœu; elle voulut l’aimer comme son enfant.
L’ambition de la maternité l’avait sollicitée parfois. Elle la tenta tout à fait, beaucoup plus que la protestation d’amour du comte, qui l’avait alarmée d’abord.
Elle eut l’éblouissement d’une vision de famille. Elle avait été l’amie de madame de Sabaillan, qui lui avait pour ainsi dire légué sa fille dans un baiser d’adieu; elle accepta, comme une bénédiction de la morte, la tâche difficile et délicate de lui succéder.
Le comte ne s’avouait pas qu’il se remariait aussi pour que son château ne fût jamais vide et pour que sa fille ne l’embarrassât pas en grandissant. Il eut une flambée d’enthousiasme; il fut reconnaissant pendant six mois, resta galant et courtois envers la nouvelle comtesse, dont l’esprit Le charmait, mais se crut autorisé, par ce mariage qui lui donnait une châtelaine, à quitter souvent le château, pour de grandes parties de chasse, pour des voyages à travers la France, pour des visites à d’anciens camarades du régiment revenant, après chaque absence, plus jeune et plus amoureux; comme si cette gymnastique eût été un calcul de son amour autant qu’elle était un besoin de son tempérament.
Il était remarié depuis cinq ans, lorsqu’il avait été rappelé du fond des Ardennes, où il chassait, par une lettre de Martial, son vieux soldat d’ordonnance, devenu jardinier, régisseur, factotum du château des Épines.
Martial était incapable de mentir; mais le moindre indice accusateur qui lui permettait de satisfaire son antipathie contre la nouvelle comtesse était bien reçu.
La domesticité, jalouse par essence des situations intermédiaires entre le maître et le valet, ne pardonne pas les mésalliances, même, sinon surtout, celles qui descendent presque jusqu’à l’office.
Dieu merci, la fierté du colonel, comte de Sabaillan, n’était pas descendue jusque-là; mais c’était déjà trop pour la fierté aristocratique de l’ancien brosseur du comte que cet honneur fait à une institutrice pauvre, qui avait le tort d’être jolie. Ne pouvant en vouloir sérieusement à son colonel, le soldat s’en était donné à cœur-joie de détester, d’espionner, de dénoncer madame de Sabaillan.
Nous l’avons vu hésiter à tirer sur un inconnu.
Il était fort possible qu’au fond de cette pusillanimité il y eût le regret, à demi inconscient, de n’avoir pas reçu le commandement de tirer d’abord sur la comtesse.
L’amant était pour lui une autre victime des roueries de la femme qui avait englué son maître, et il était presque tenté de plaindre ce complice.
Pendant que M. de Sabaillan et Martial se dirigeaient vers la rivière, Antonie gardait la même attitude, priant, pleurant, réfléchissant, écoutant tout à la fois.
Une heure se passa.
La comtesse entendit fermer les portes du rez-de-chaussée. Les meurtriers étaient revenus. Mais, à ce bruit, succéda tout à coup un silence si profond et si prolongé, que la malheureuse femme comprit que, du moins pour le restant de la nuit, toute tentative d’interrogatoire avait cessé. Elle était libre dans sa prison. Elle avait le loisir de combiner un plan de défense.
Dans la torture de cette veillée, à travers son deuil et ses alarmes, madame de Sabaillan ressentait de la pitié pour le comte.
–Comme il doit souffrir! se dit-elle à plusieurs reprises.
Quand elle fut assurée que personne ne monterait par le grand escalier du château, et que c’était inutilement qu’elle avait laissé la porte de sa chambre ouverte à son juge, elle se leva pour aller s’enfermer; mais elle hésita, s’arrêta, posa son front dans sa main, et médita pendant quelques minutes sur une idée qui venait de surgir tout à coup.
Les larmes s’étaient séchées dans ses beaux yeux, accoutumés à la tristesse et au courage. Elle rajusta ses cheveux pour donner à sa figure une correction décente, qui ne trahît, au besoin, aucune des angoisses qu’elle venait de traverser.
Elle alla prendre sur la cheminée un flambeau qu’elle alluma, se regarda dans la glace pour s’exhorter d’un coup d’œil et sortit doucement.
Le château était divisé par un large couloir sur lequel s’ouvraient toutes les chambres. Antonie s’arrêta à la porte de l’une d’elles. La clef était à la serrure; en la faisant tourner avec précaution, la jeune femme était très pâle; un faible sourire, douloureux comme un sanglot, mettait une lueur sur sa bouche.
Elle entra.
La chambre était petite, élégante, tendue d’étoffes, embaumée, et avait un aspect de boudoir, à première vue.
Madame de Sabaillan referma la porte derrière elle en ayant bien soin de ne faire aucun bruit, et, voilant La flamme de la bougie de sa main tremblante, elle s’approcha de l’alcôve où dormait mademoiselle Céline de Sabaillan.
Le sommeil de la jeune fille n’avait été troublé ni par les détonations, ni par le bruit des voix dans le jardin. Si Céline rêvait, le rêve était doux, car le souffle de sa poitrine, entrouvrant ses lèvres, y faisait vibrer un beau sourire.
Elle reposait dans l’abandon d’une ingénuité hautaine, qui ne redoute aucune surprise, Son bras nu était relevé sous sa tête; ses cheveux noirs, sortis de la résille mal nouée qui les enfermait pour la nuit, s’étaient répandus sur son oreiller; une de ses jambes, dégagée du drap, pendait hors du lit, et le pied blanc touchait presque la pantoufle, qui semblait l’attirer, sur Le tapis.
Céline paraissait avoir été surprise par un brusque sommeil, avant d’avoir fini de s’installer dans son élégante couchette.
Si madame de Sabaillan n’avait eu d’autre intention que de s’assurer de la parfaite quiétude de ce sommeil, elle pouvait se retirer, rassurée au moins sur ce point. Le drame qui s’était joué, ou le prologue du drame qui avait commencé au dehors, n’avait pas eu d’écho dans cette chambre coquette.
Mais l’inquiétude d’Antonie de Sabaillan ne tenait sans doute pas uniquement à la crainte de trouver mademoiselle Céline éveillée, car elle devint plus triste, plus pensive devant ce tableau gracieux, dont un peintre et un poète eussent été éblouis.
Les vêtements de jour retirés avec insouciance, et tous à la fois, gardaient dans leur affaissement sur un fauteuil et sur le parquet une vague empreinte du corps qu’ils avaient contenu. Les bijoux, la montre, des bagues s’éparpillaient sur une petite table en bois de rose, à travers des rubans et des fleurs fanées. Le corset, détaché le dernier, avait sans doute été jeté avec impatience sur une chaise basse, placée près du lit; le lacet serpentait jusqu’à la pantoufle, commençant une petite ligne blanche qui grandissait avec le pied et la jambe, pour s’épanouir dans cette sorte de voie lactée, teintée de rose, que formaient la poitrine et tout le corps, sous les transparences et les intermittences des draps.
Une bougie, qu’on avait oublié d’éteindre, s’était consumée jusqu’à la fin, dans un petit flambeau bas, en vieux saxe, posé sur un guéridon.
Céline avait eu hâte de se coucher, de s’endormir, sous l’accablement de la chaleur du jour, de l’ennui et de ses vingt ans.
A en juger par cette jambe de Diane chasseresse, par ce bras d’un modelé fin, par cette bouche empourprée, par ces abondants cheveux noirs, la dormeuse devait être grande, souple, tour à tour active et nonchalante, une statue de la Renaissance plutôt qu’une statue antique.
L’activité s’affirmait par un chapeau d’amazone avec un voile vert accroché à la saillie d’un miroir de Venise penché au-dessus de la. toilette, par une cravache jetée sur un fauteuil. La nonchalance se dénonçait par le désordre de la chambre. Sur une toilette-pompadour, garnie d’étoffes et de dentelles défraîchies, une boîte de poudre de riz ouverte à côté de sa houppe, un flacon débouché, un éventail dont la première lame était brisée, toutes sortes de brosses, un bracelet sur une lime à ongles, témoignaient de l’insouciance de cette grande et belle jeune fille.
Une étagère faite pour des livres supportait de petites porcelaines chinoises ou saxonnes, dont quelques-unes étaient ébréchées.
On eût cherché vainement un travail commencé et la place où, dans sa chambre, Céline s’asseyait et s’installait, sinon pour travailler, du moins pour réfléchir et se recueillir.
Madame de Sabaillan, l’ancienne institutrice, devenue la mère de Céline, était-elle responsable, pour tout ou pour partie seulement, de ce désordre? Faillait-il attribuer au repentir de sa faiblesse sa contemplation pensive, attristée, et le soupir qu’elle poussa en regardant cette grande jeune fille endormie dont la quasi-nudité s’ajoutait au scandale de cette atmosphère profane?
Elle posa la bougie sur la toilette, et, s’approchant de Céline, elle l’éveilla doucement en lui prenant la main enfouie dans sa chevelure.
Céline ouvrit les yeux, rapprocha instinctivement les sourcils, mécontente d’être arrachée à un rêve dont le miel dorait ses lèvres, et, après quelques battements des longs cils noirs qui éclaircirent son regard, reconnaissant sa belle-mère:
–Tiens, c’est toi! lui dit-elle. Qu’y a-t-il? Serais-tu malade? Comme tu es pâle!
Madame de Sabaillan, par un geste d’autorité maternelle et caressante, obligea Céline à rentrer la jambe sous la couverture, et prenant une chaise qu’elle approcha du lit:
–Ton père est revenu, dit-elle d’une voix grave.
–Ah! depuis quand?
–Il est revenu ce soir, mystérieusement, rappelé par une lettre de Martial.
Une ombre rapide passa sur le visage de Céline.
–Qu’est-ce que Martial a pu lui écrire?
–Je présume, continua lentement mais fermement madame de Sabaillan, que ton père aura été prévenu des visites de M. Dontilly.
–Ah! dit vivement Céline en s’asseyant tout à fait et en regardant sa belle-mère avec des yeux inquiets. Papa a des soupçons?
–Oui, sur moi.
–Pauvre maman! soupira la jeune fille avec un air de compassion. Je t’avais avertie; tu t’exposais.
Le reproche était sans doute bien étrange de la part de Céline, car il fit tressaillir madame de Sabaillan, et la jeune fille se crut obligée de reprendre bien vite, pour en corriger l’effet:
–Tu nous exposais.
–Il ne s’agit plus de savoir si j’ai eu tort ou si j’ai eu raison, reprit madame de Sabaillan. Ton père me soupçonnait. Il a attendu M. Dontilly dans le jardin, près de la rivière, et quand celui-ci était près d’entrer…
Céline sortit entièrement de son lit, se dressa toute droite, épouvantée, et saisissant avec violence la main d’Antonie:
–M. Dontilly a parlé?
Avant de répondre, madame de Sabaillan regarda Céline avec tristesse:
–Non, dit-elle lentement, il n’a rien dit.
Céline eut un soupir d’allégement.
–Alors, pourquoi as-tu peur?
–Tu n’as pas entendu un coup de fusil?
Les yeux de mademoiselle de Sabaillan s’agrandirent et s’arrondirent; elle devint pâle, puis d’une voix qu’elle voulait affermir, mais basse pourtant:
–Il l’a tué?
Antonie ne répondit pas; mais ses yeux, qui s’élevèrent douloureusement au plafond, répondaient pour elle.
Céline parut plus stupéfaite qu’effrayée et surtout que consternée de ce malheur.
–Tué! murmura-t-elle, en pesant ce mot pour lui demander ce qu’il contenait de menace. Est-ce bien sûr qu’il l’ait tué? reprit-elle doucement.
–Je le crois.
Céline essaya de sourire.
–Oh! si tu le crois seulement!
–Il paraît que le corps est tombé dans la rivière.
Céline ferma les yeux pour effacer et dissiper la vision que sa belle-mère évoquait. Après deux secondes de silence:
–Ainsi mon père n’a rien appris? demanda-t-elle timidement.
–Je te le répète, rien.
Céline, qui n’avait pu dissimuler un léger frisson, releva, de ses mains, le bord de sa chemise sur ses épaules:
–C’est un grand malheur, dit-elle, mais que crains-tu?
–Pour moi, rien.
Ces trois mots furent prononcés avec une douceur et en même temps une fierté qui les rendaient sublimes. Mademoiselle de Sabaillan en fut blessée.
–Si tu ne crains rien pour toi, laisse-moi faire!
Antonie à son tour ferma à demi les yeux pour voiler un éclair de reproche ou de douleur. Elle dit:–
–Je ne sais ce que ton père aura décidé demain. Il voudra m’interroger encore.
–Ah!
–Je ne répondrai pas plus demain que je n’ai répondu ce soir: alors!…
–Alors?
–Ton père a des colères foudroyantes.
–Ma chère Antonie, tu es folle!
–Je ne l’étais pas en entendant la détonation. A tout hasard, je t’avertis.
–Quant à moi, si papa me fait des questions, je saurai répondre sans t’accuser, sois tranquille
Madame de Sabaillan couva Céline d’un regard profond; une crispation légère tourmenta sa bouche.
–Je te remercie, mon enfant; mais ce n’est pas cela que je redoute. Si demain je n’étais plus là, prends garde!
Céline pâlit, puis, surmontant cette faiblesse:
–Merci, mais tu exagères!
–Je ne crois pas. J’ai bien vu que M. de Sabaillan a eu une grande colère, c’est-à-dire une grande douleur. Ce meurtre l’exaspère et ne lui suffit pas. La crainte d’un remords, au lieu de l’apaiser, peut le pousser à une autre violence.
–Il t’aime! dit Céline.
–Ce n’est pas une raison pour m’épargner. Toi aussi, il t’aime bien. Crois-tu qu’il hésiterait s’il te croyait coupable?
–Je l’en défie! reprit mademoiselle de Sabaillan, en redressant la tête et en fouettant son cou de ses longs cheveux noirs.
Elle était rayonnante d’audace, superbe de révolte.
–Il vaut mieux, continua Antonie avec une sérénité parfaite, ne pas le défier!
–Pourtant, c’est ce que tu as fait ce soir, c’est ce que tu feras demain.
–Oui, mais l’épreuve n’est périlleuse que pour moi. Il se consolera peut-être de me haïr; il mourrait de te mépriser.
–Me mépriser!
Céline parut indignée de cette supposition. Ses grands yeux flamboyèrent. Sa bouche se fit dédaigneuse. Elle agita ses bras, en fermant ses poings:
–Ah! j’avais raison, dit-elle d’une voix sourde, si tu m’avais écoutée!
–Tais-toi! répliqua madame de Sabaillan, suppliante et voulant l’interrompre.
–A quoi nous ont servi tes scrupules! poursuivit Céline; à mentir!
–Non, à réserver l’avenir pour un double devoir, à empêcher un crime!
–Un crime! pauvre petite maman! Est-ce un crime qui a été commis ce soir? Tu avoues toi-même que si j’allais dire la vérité, j’en commettrais ou j’en provoquerais un autre. Il eût mieux valu.
–Encore une fois, je t’en conjure, tais-toi, répéta madame de Sabaillan en joignant les mains. Laisse-moi toute ma force. Ce que j’ai commencé, je le terminerai, je l’espère. Si je succombe, tu seras libre d’agir à ta guise. Souviens-toi seulement que si j’échoue, que si je suis frappée, il te reste l’honneur de ton père et une vie innocente à sauver.
–Mais si mon père provoque une séparation?
–Je la subirai.
–S’il te chasse?
–Je partirai.
–Déshonorée, et tu es comtesse de Sabaillan!
–Je porterai le déshonneur, comme j’ai porté l’honneur, avec soumission et courage.
Céline sentit que son front, ses joues, son cou se couvraient d’une rougeur involontaire, plus forte que son orgueil. Elle la dissipa sous une caresse lente de sa main, et, quand elle eut fini, aiguisant ses paroles:
–Tu veux me donner une leçon d’héroïsme
–Je ne te donne plus de leçon; tu n’es plus mon élève; tu es ma fille!
–Je ne voulais pas de ton dévouement; tu le sais bien.
–Tu n’étais pas libre de le refuser. J’essaye de faire ce qu’aurait fait ta véritable mère: je t’aime de mon mieux.
–Tu me trouves ingrate?
–Non, si tu ne contraries aucun de mes projets; si tu me laisses continuer ce que j’ai commencé, et si tu l’achèves, au cas où je ne pourrais plus rien.
Mademoiselle de Sabaillan eut un froncement des sourcils qui trahissait l’embarras d’un mouvement de colère, ou d’une surprise du remords.
–C’est là tout ce que tu avais à me dire? demanda-t-elle plus sèchement.
–Sans doute.
–Mais, si l’on sait que tu es venue dans ma chambre, on pensera bien que tu es venue me raconter ce qui s’est passé ce soir. On me croira ta complice.
–Il vaut encore mieux cela, mon enfant, que de laisser supposer que j’ai été la tienne.
–Je ne sais comment tu t’y prends, reprit Céline avec un sifflement d’ironie, tu es bonne, et il y a toujours des reproches, des menaces dans tes paroles les plus douces.
–Les reproches ne viennent pas de mes paroles, ils sont l’écho de ta conscience; quant aux menaces, elles viennent de la réalité.
Céline hésita, choisissant entre la soumission et la colère. Elle ne voulut ni céder ni provoquer, et d’un ton adouci, presque gai:
–Ma conscience! laisse-moi m’arranger avec elle.
–J’ai eu tort de t’éveiller, dit madame de Sabaillan.
Céline feignit de prendre ce mot pour une invitation à se rendormir; elle affecta de la lassitude, tomba assise sur son lit et eut un mouvement de pudeur en s’efforçant de s’enfouir sous la couverture de soie.
–Je dormais si bien, dit-elle.
Sa bouche n’avait plus ni sarcasme ni trace de mauvaise humeur; elle s’ouvrait de nouveau au souffle qui l’avait agitée pendant le sommeil; sa figure, tout à l’heure hautaine et hardie, redevenait enfantine, puis quittait le joli masque enfantin pour jouer à la coquetterie.
Tandis qu’elle s’enveloppait les jambes et le corps, Céline laissait glisser d’une épaule, le long du bras qui venait d’agir, sa chemise de batiste, découvrant ainsi sa poitrine blanche et ferme. Loin d’être gênée par cette dénudation, l’effrayante et belle jeune fille la suivait d’un regard complaisant, comme pour attester l’irréprochable ranquillité de la vie dans ce corps charmant; comme si l’haleine tiède du songe qui l’avait charmée et qu’elle voulait ressaisir se fût promenée sur son épiderme et fût devenue visible aux yeux, en affirmant les droits imprescriptibles de la jeunesse et de la beauté!
Elle eut un petit bâillement qui congédiait madame de Sabaillan.
Celle-ci voulut reprendre la bougie.
–Attends au moins que je sois recouchée! lui dit Céline.
Elle s’étendit avec la prestesse et la grâce d’un enfant dans son lit. La grande fille sans pudeur était une dernière fois métamorphosée. Elle arrangea son oreiller, et, posant sa jolie tête, comme elle eût posé un bijou dans un écrin, elle dit d’une petite voix douce qui voulait être une séduction, si elle n’était pas une ironie suprême:
–Bonsoir, maman.
Antonie répondit d’un signe de tête. Elle n’avait pas le courage de paraître dupe de cette gentillesse. Sans proférer une parole, elle prit le flambeau et se dirigea vers la porte.
Avant de sortir, elle se retourna. Céline fermait les yeux; mais sous les cils abaissés une lueur filtrait, ardente, curieuse; quand elle vit sa belle-mère près de sortir, elle lui dit:
–Ainsi tu n’as pas eu de nouvelles du voyageur?
–Non; M. Dontilly en rapportait probablement. elles sont perdues.
–Perdues! en es-tu bien certaine?
L’anxiété qui se trahissait par cette question blessa plutôt qu’elle n’attendrit madame de Sabaillan.
–Tu pourras demain faire fouiller la rivière, dit-elle d’une voix triste qui devenait sévère.
Elle sortit, ferma la porte et revint dans sa chambre, accablée d’une douleur nouvelle.
Elle ne se coucha pas. Elle passa la nuit, la tête dans ses mains, accoudée à une table, plongeant son esprit dans ce gouffre profond que l’événement de la soirée creusait devant elle.
Elle était seule pour affronter une situation terrible. Elle n’avait pas peur de mourir ou de souffrir. Elle regardait au delà de sa propre mort et de la souffrance; mais elle se demandait si son courage n’était pas de l’orgueil, et si elle n’était pas responsable envers une justice supérieure aux égoïsmes humains, en affrontant la honte d’un soupçon injuste, en subissant l’ignominie et le déshonneur, quand d’un mot, d’un mot implacable, il est vrai, elle pouvait se défendre.
Par malheur, sa défense aurait l’air d’une vengeance, et son innocence prouvée serait plus mortelle au comte de Sabaillan que les fausses apparences. Devait-elle, comme lui, pousser la fierté de son honneur jusqu’au meurtre?
Elle se reprochait les précautions mal prises; elle ne se reprochait pas d’avoir été obligée d’en prendre. Elle se repentait aussi d’avoir été réveiller Céline, pour n’en obtenir ni une promesse, ni l’encouragement qu’une âme vraiment maternelle va demander à son enfant.
–Moi qui craignais de l’effrayer! se dit-elle.
Deux visions passaient tour à tour dans sa chambre: celle qu’elle rêvait d’un cadavre entraîné par le Loiret et échouant le matin dans des roseaux sur la rive, en livrant au premier venu, ainsi qu’à M. de Sabaillan, le secret qu’elle se jurait de garder; puis la vision moqueuse qu’elle emportait de la chambre de Céline.
Elle avait imaginé un attendrissement, dont son cœur se fût enivré. Elle eût voulu faire pleurer mademoiselle de Sabaillan, pour la consoler, pour l’aimer davantage, pour la redouter moins, pour la rendre meilleure. Mais cette créature si libre et si belle dans la nudité de son égoïsme, ainsi que dans la nudité de son corps, blessait deux fois sa pudeur.
Comme femme et comme mère, elle était épouvantée.
–La malheureuse! la malheureuse! se disait-elle tout bas; c’est pour elle que je veux tout subir, et non seulement mon sacrifice sera inutile, mais, si son père m’épargne, elle ne m’épargnera pas. Comment ai-je mérité qu’elle soit mon bourreau? J’aurais été si heureuse, pourtant, d’être aimée, d’elle, comme je l’ai aimée, comme je sens que je l’aime encore! Ai-je été coupable de vouloir goûter aux joies maternelles? Je lui ai donné toute ma vie, à cette enfant; elle l’a prise; elle l’a brisée. Je cachais ce supplice, dans l’espérance de m’en faire une joie; mais je n’aurais pas même la consolation d’être plainte par elle, qui a lu toutes mes pensées; au fond, je sens son mépris. Elle m’en veut de ce que je n’ai pas consenti à un crime. Elle me hait, parce qu’elle redoute d’être obligée à un peu de reconnaissance. Elle me calomnie jusque dans le plus pur de mon dévouement.
Antonie, avec cette volonté des martyres par vocation, cherchait, non des excuses pour Céline, mais des torts pour elle-même, afin de justifier ses propres tortures.
–C’est ma faute! j’aurais dû la connaître et la diriger mieux. Je ne me dévoue pas: j’expie. Je mérite tout, pour avoir voulu être sa mère, sans la deviner et sans savoir ce que me cachait cette franchise dont l’âpreté était un masque. M. de Sabaillan serait juste en me frappant. J’ai commis une faute plus grave que celle dont il m’accuse; j’ai voulu être mère, sans avoir le génie maternel.
Elle se levait et parlait presque à mi-voix, se frappant la poitrine comme pour y chercher et en faire jaillir une source inconnue; puis, retombant dans son fauteuil, elle se disait:
–Je continuerai sans espoir ce que j’ai commencé avec une illusion. Ce serait une lâcheté de faiblir, une honte de me laisser intimider. Si elle est indigne de mon sacrifice, il y a un être qui peut me récompenser et qui ne mérite pas que je l’abandonne. Le devoir sans récompense, la maternité sans enfant, l’immolation volontaire à un but chimérique: voilà ma tâche. Ce n’est pas absolument celle de la comtesse de Sabaillan; mais c’est celle de la pauvre institutrice. Je l’accepte. M. Dontilly, s’il est mort, a été la victime de l’amitié; moi, je veux être celle d’un amour infini que nul ne connaîtra, d’un amour sans amant.
Ce fut dans ces alternatives de méditations amères et d’extases qu’Antonie acheva la nuit. Quand le jour parut, elle tira les verrous de sa chambre pour permettre à M. de Sabaillan d’entrer, s’il lui plaisait de venir l’interroger, et elle ouvrit la fenêtre, pour affronter la lumière et pour mieux voir le ciel.