Читать книгу Contes de Noël - Madame Henri de La Ville de Mirmont - Страница 5
II
ОглавлениеDans l'écurie, Ali sommeillait, bien au chaud, sur une épaisse litière. On lui avait donné double ration d'avoine pour qu'il eût, lui aussi, sa petite fête. En entendant ouvrir la porte, il dressa la tête et se mit à hennir avec inquiétude. Bien sûr, on ne songeait pas à le faire sortir, à l'heure où tout, dort, dans la nuit glacée!
C'était un petit cheval arabe, délicat et fier, une bête de race, achetée à vil prix dans un marché des environs. Comment avait-il quitté ses sables dorés pour ce climat rude, nul ne le savait. Vif et intelligent, il comprenait tout, il aimait son maître, obéissait à sa voix, et, quand il le portait, ne faisait qu'un avec lui.
—Allons, mon pauvre Ali, il faut partir, vois-tu, dit le pasteur en le sellant; je n'aime pas la neige plus que toi, vieux camarade! Comme toi, je suis du pays du soleil, et le froid me glace jusqu'au coeur... C'est dur de quitter ce soir litière et coin de feu; mais mon maître, à moi, commande; donne ta tête fine, mon ami, et partons.
La lourde porte de chêne à gros clous rouillés retombe pesamment, et son bruit retentit dans tous les coeurs.
Le village, à demi enseveli dans un épais duvet blanc, dort. Pas un rayon ne filtre à travers les contrevents soigneusement clos. Le petit cheval marche vaillamment; il relève ses jambes nerveuses qui s'enfoncent sans bruit dans l'épaisse couche blanche. La neige tombe à gros flocons lourds. Cheval et cavalier sont bientôt tout blancs. Ils avancent lentement, semblables à des ombres errantes, et leur silhouette fantastique se perd dans la nuit.
Ils vont, ils vont sans s'arrêter; ils traversent des bois, des champs, des villages; ils montent, ils descendent, ils remontent. Le froid, un froid toujours plus intense et plus profond, les pénètre jusqu'aux moëlles. Il semble au ministre qu'il n'est pas sur la terre, qu'il marche dans un pays de rêve, sur un linceul immense, enveloppé dans un suaire glacé. De sa main engourdie, il flatte sans cesse la bête dévouée et courageuse.
—Avance, Ali, avance encore, mon ami, nous approchons: tu auras bientôt une grosse ration d'avoine et une bonne litière.
Tiens! où donc est le poteau qui marque le croisement des chemins? Enseveli, sans doute. Voici bien un arbre; il ressemble au hêtre qui se trouve au coin de la route, mais qu'est devenue la haie du champ qui la borde? Disparue sous la neige, peut-être aussi. Se serait-il trompé? Non, pourtant, ce n'est pas possible. Il a fait si souvent cette course qu'il irait les yeux fermés, lui semble-t-il. Bientôt il verra la ferme des Lambert; il sera tout près d'arriver, alors. Courage!
Mais sa tête s'alourdit étrangement. Ses tempes battent à l'assourdir. Ah! qu'est-ce donc qu'il entend dans le lointain? Des cloches? Non, ce n'est pas possible, il est trop loin d'un village maintenant. Mais oui, ce sont des cloches, de merveilleuses cloches de Noël. Comme elles chantent gaîment! Oh! le beau carillon! Il ressemble à celui de la vieille église dans sa ville natale, là-bas, au doux pays du soleil. A son appel les gens sortent, emmitouflés, de leurs maisons chaudes, et se répandent dans les rues éclairées. Quel bruit et quel mouvement, comme c'est gai! Que fait-on au presbytère? Les petits sont couchés dans leurs lits bien douillets; Odet et Jean dorment; leurs têtes blondes reposent auprès de leurs jouets neufs. Ils ont prié pour papa, bien sûr, pour ce pauvre papa errant dans la neige. Comme il fait froid! Maintenant, le linceul blanc devient rigide et dur; c'est une souffrance atroce de marcher dessus. Maître et cheval ne sont plus qu'un bloc de glace: le gland du fez de M. Malprat s'est collé à sa moustache et forme avec elle un gros glaçon; sa pelisse raidie craque à chaque mouvement. Cela est si cruel que lui, l'homme fort et courageux, il sent couler de ses yeux des larmes qui se figent immédiatement.
Lucie et grand'mère veillent au coin du feu, sans doute, dans la grande salle à manger sombre, auprès de l'arbre éteint. La bûche de Noël croule, consumée. Silencieuses, elles pensent à l'absent, elles l'attendent. Oh! ce foyer, comme il lui apparaît radieux et attrayant, dans la nuit glacée! La maison, la chère maison, où des visages aimants l'accueillent toujours! La maison, fraîche et sombre, lorsqu'il vient de la chaleur et du soleil aveuglant, chaude et éclairée, lorsqu'il vient du froid et de la nuit. Le nid, l'abri sûr où il se repose après les fatigues et les dangers, dans le bien-être et la sécurité; la gardienne fidèle de ses trésors, le seul coin du monde qui soit à lui, bien à lui. Il a toujours hâte d'y retourner, mais jamais elle ne l'a attiré avec tant de puissance. Il n'a qu'à tourner un peu la bride de son cheval et aussitôt c'est vers elles qu'ils voleront, retrouvant des forces. Elle apparaîtra, masse informe, au bout du chemin. Il frappera: le marteau fera bondir de joie les coeurs anxieux; la porte s'ouvrira: sa porte, et il retrouvera le bonheur, la vie... Mais il faut marcher.
La ferme des Lambert n'apparaît toujours pas. Oh! encore les cloches! Qu'est-ce qu'elles disent donc si fort et si doucement à la fois! «Paix sur la terre, paix sur la terre, bonne volonté parmi les hommes.» Oui, il comprend; il lui faut encore de la bonne volonté, il en aura. Les cloches se taisent. Le froid cesse, semble-t-il; un sommeil exquis commence à envahir le jeune homme. Où est-il donc, et qui lui a mis sur le corps cette chaude couverture blanche? Quelque chose comme de la plume tombe sur son front. Il est vraiment bien fatigué, que cela va être bon de dormir! Brusquement la neige, le froid, la souffrance, tout disparaît. Il est dans un champ de la Judée, par une belle nuit sans nuage. Étendu sur l'herbe épaisse, il contemple le ciel étoilé! Tout à coup, une grande lumière resplendit, la voûte infinie s'entrouvre, une nuée d'anges en sort, affairée, blanche, d'un blanc plus resplendissant mille fois que la neige fraîchement tombée. «Gloire soit à Dieu au plus haut des cieux», disent-ils, et les cloches sonnent à toute volée, des millions de cloches, celles du monde entier qui célèbre Noël.
A ce moment, dans la morne et silencieuse étendue, un cri lugubre s'éleva; il alla se perdre dans les ténèbres sans éveiller d'écho. C'était l'appel de détresse haletant, rauque, d'une bête à l'agonie, la plainte presque humaine d'un être impuissant qui voit venir l'ennemie redoutable, la mort, qui ne peut se défendre mais qui proteste, frissonne et se cabre, follement épouvanté. Le jeune pasteur est brusquement tiré du sommeil qui commençait à l'envahir.
—Où suis-je, dit-il; qui a crié, qui m'appelle?
Rien ne lui répond, mais un souffle chaud et oppressé caresse sa figure, une langue rugueuse lui râpe la joue.
—C'est toi, Ali? Pourquoi suis-je couché par terre, où allions-nous?
Il dégage avec peine ses membres engourdis, se lève et tâche de se ressaisir. Soudain, l'arbre de Noël, la visite de Leblanc, le départ, la route interminable dans le froid atroce, tout lui revient à la fois. Il comprend qu'il s'est endormi, qu'il a glissé de son cheval sur la neige et que, sans Ali, il ne se serait pas réveillé. Alors, prenant dans ses bras la jolie tête de l'animal:
—Ah! mon fidèle compagnon, mon bon cheval, lui dit-il, merci! Tu me fais honte. C'est moi, l'homme, qui ai manqué de courage, et toi, la bête, qui m'as rappelé à l'ordre! C'est bien, ce que tu as fait là, mon petit! Mais, comme tu trembles! Ton poil est tout hérissé encore, ta poitrine se soulève comme le soufflet d'un forgeron. Tu as vu venir la mort et tu as frémi, car elle était horrible ainsi, n'est-ce pas, dans ce froid, dans cette solitude! Comme l'âne de Balaam, tu as presque trouvé la parole pour avertir ton maître. A mon tour maintenant de te donner du courage. Là, là calme-toi, mon brave, le danger est passé. La neige cesse de tomber, le jour va poindre et dissipera les épouvantes. Voyons, où sommes-nous? Qu'est-ce que cette tache noire, là-bas, entre ces sapins?... Mais c'est la grange des Bedaux, il me semble! Nous nous serons trompés de chemin au croisement des routes, vois-tu. Nous tournions le dos aux Dastres où nous allons: je comprends pourquoi nous ne trouvions jamais la ferme des Lambert. Allons, repartons; encore un effort et nous serons arrivés.