Читать книгу Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust, Marcel Proust - Страница 102

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Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au-delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages, qu’il connaissait pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits — au lieu d’être pour lui des signes pratiquement utilisables à l’identification de telle personne qui lui avait représenté jusque-là un faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter, ou de politesses à rendre — reposaient, coordonnés seulement par des rapports esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré, il n’était pas jusqu’aux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de dire qu’ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce qu’il ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l’avaient présenté au Jockey et assisté dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme l’oeil unique du cyclope, apparut à Swann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue, mais qu’il était indécent d’exhiber; tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au «gibus», à la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même), pour aller dans le monde, portait collé à son revers, comme une préparation d’histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements.

— Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit à Swann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant que c’était peut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde, ajouta: «Vous avez bonne mine, vous savez!» pendant que M. de Bréauté demandait:

— Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici? à un romancier mondain qui venait d’installer au coin de son oeil un monocle, son seul organe d’investigation psychologique et d’impitoyable analyse, et répondit d’un air important et mystérieux, en roulant l’r:

— J’observe.

Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune bordure et, obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’oeil où il s’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable de grands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces d’être à la hauteur des feux roulants d’esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement de volupté; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui, avec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes en desserrant d’instant en instant ses mandibules comme pour chercher son orientation, avait l’air de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela à Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son repaire.

Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte, et pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames déjà mûres assises l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une gare et n’étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer, comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plus heureuse d’avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui était au contraire très lancée, trouvait quelque chose d’élégant, d’original, à montrer à toutes ses belles connaissances qu’elle leur préférait une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein d’une mélancolie ironique, Swann les regardait écouter l’intermède de piano («Saint-François parlant aux oiseaux», de Liszt) qui avait succédé à l’air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose, Mme de Franquetot anxieusement, les yeux éperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d’où il pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres, et non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, de dénégation qui signifiaient: «Ce n’est pas croyable, je n’aurais jamais pensé qu’un homme pût faire cela», Mme de Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l’amplitude et la rapidité d’oscillations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles (avec cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent: «Que voulez-vous!») qu’à tout moment elle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement. De l’autre côté de Mme de Franquetot, mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée favorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle tirait pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque honte, les plus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart, peut-être parce qu’elle était ennuyeuse, ou parce qu’elle était méchante, ou parce qu’elle était d’une branche inférieure, ou peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvait auprès de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avait de sa parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises byzantines, placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, à côté d’un Saint Personnage, les mots qu’il est censé prononcer. Elle songeait en ce moment qu’elle n’avait jamais reçu une invitation ni une visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la remplissait de colère, mais aussi de fierté; car, à force de dire aux personnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chez Mme des Laumes, que c’est parce qu’elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse Mathilde — ce que sa famille ultralégitimiste ne lui aurait jamais pardonné — elle avait fini par croire que c’était en effet la raison pour laquelle elle n’allait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant qu’elle avait demandé plusieurs fois à Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que confusément et d’ailleurs neutralisait et au-delà ce souvenir un peu humiliant en murmurant: «Ce n’est tout de même pas à moi à faire les premiers pas, j’ai vingt ans de plus qu’elle.» Grâce à la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement en arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles sa tête posée presque horizontalement faisait penser à la tête «rapportée» d’un orgueilleux faisan qu’on sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce n’est pas qu’elle ne fût par nature courtaude, hommasse et boulotte; mais les camouflets l’avaient redressée comme ces arbres qui, nés dans une mauvaise position au bord d’un précipice, sont forcés de croître en arrière pour garder leur équilibre. Obligée pour se consoler de ne pas être tout à fait l’égale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que c’était par intransigeance de principes et fierté qu’elle les voyait peu, cette pensée avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois d’un désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait subir à la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en relevant la fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent de découvrir la clef d’un langage chiffré, on se fût rendu compte qu’aucune expression, même la plus usuelle, n’y revenait aussi souvent que «chez mes cousins de Guermantes», «chez ma tante de Guermantes», «la santé d’Elzéar de Guermantes», «la baignoire de ma cousine de Guermantes». Quand on lui parlait d’un personnage illustre, elle répondait que, sans le connaître personnellement, elle l’avait rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle répondait cela d’un ton si glacial et d’une voix si sourde qu’il était clair que si elle ne le connaissait pas personnellement, c’était en vertu de tous les principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules touchaient en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique vous font étendre pour vous développer le thorax.

Or, la princesse des Laumes, qu’on ne se serait pas attendu à voir chez Mme de Saint-Euverte, venait précisément d’arriver. Pour montrer qu’elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où il n’y avait aucune foule à fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de l’air d’y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas été prévenues qu’il est là; et, bornant simplement son regard — pour ne pas avoir l’air de signaler sa présence et de réclamer des égards — à la considération d’un dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à l’endroit qui lui avait paru le plus modeste (et d’où elle savait bien qu’une exclamation ravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci l’aurait aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui était inconnue. Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais ne l’imitait pas. Ce n’est pas que, pour une fois qu’elle venait passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse des Laumes n’eût souhaité, pour que la politesse qu’elle lui faisait comptât double, de se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle avait horreur de ce qu’elle appelait «les exagérations» et tenait à montrer qu’elle «n’avait pas à» se livrer à des manifestations qui n’allaient pas avec le «genre» de la coterie où elle vivait, mais qui pourtant d’autre part ne laissaient pas de l’impressionner, à la faveur de cet esprit d’imitation voisin de la timidité que développe, chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes, l’ambiance d’un milieu nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander si cette gesticulation n’était pas rendue nécessaire par le morceau qu’on jouait et qui ne rentrait peut-être pas dans le cadre de la musique qu’elle avait entendue jusqu’à ce jour, si s’abstenir n’était pas faire preuve d’incompréhension à l’égard de l’oeuvre et d’inconvenance vis-à-vis de la maîtresse de la maison: de sorte que pour exprimer par une «cote mal taillée» ses sentiments contradictoires, tantôt elle se contentait de remonter la bride de ses épaulettes ou d’assurer dans ses cheveux blonds les petites boules de corail ou d’émail rose, givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et charmante, en examinant avec une froide curiosité sa fougueuse voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps. Le pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un sourire attendri de satisfaction compétente et d’allusion au passé. Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément — d’un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu’à faire crier — vous frapper au coeur.

Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations, n’allant guère au bal, elle s’était grisée dans la solitude de son manoir, à ralentir, à précipiter la danse de tous ces couples imaginaires, à les égrener comme des fleurs, à quitter un moment le bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et à y voir tout d’un coup s’avancer, plus différent de tout ce qu’on a jamais rêvé que ne sont les amants de la terre, un mince jeune homme à la voix un peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs. Mais aujourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie. Privée depuis quelques années de l’estime des connaisseurs, elle avait perdu son honneur et son charme et ceux mêmes dont le goût est mauvais n’y trouvaient plus qu’un plaisir inavoué et médiocre. Mme de Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. Elle savait que sa jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui touchait les choses de l’esprit sur lesquelles, sachant jusqu’à l’harmonie et jusqu’au grec, elle avait des lumières spéciales) méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin de la surveillance de cette wagnérienne qui était plus loin avec un groupe de personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à des impressions délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Sans être par nature douée pour la musique, elle avait reçu il y a quinze ans les leçons qu’un professeur de piano du faubourg Saint-Germain, femme de génie qui avait été à la fin de sa vie réduite à la misère, avait recommencé, à l’âge de soixante-dix ans, à donner aux filles et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle était morte aujourd’hui. Mais sa méthode, son beau son, renaissaient parfois sous les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues pour le reste des personnes médiocres, avaient abandonné la musique et n’ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des Laumes put-elle secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce prélude qu’elle savait par coeur. La fin de la phrase commencée chanta d’elle-même sur ses lèvres. Et elle murmura «c’est toujours charmant», avec un double ch au commencement du mot qui était une marque de délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement froissées comme une belle fleur, qu’elle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui donnant à ce moment-là une sorte de sentimentalité et de vague. Cependant Mme de Gallardon était en train de se dire qu’il était fâcheux qu’elle n’eût que bien rarement l’occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant tout le monde; mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui rappelât à tous qu’elle ne désirait pas avoir de relations avec une personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse Mathilde, et au-devant de qui elle n’avait pas à aller car elle n’était pas «sa contemporaine», elle voulut pourtant compenser cet air de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche et forçât la princesse à engager la conversation; aussi une fois arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte forcée, lui dit: «Comment va ton mari?» de la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La princesse éclatant d’un rire qui lui était particulier et qui était destiné à la fois à montrer aux autres qu’elle se moquait de quelqu’un et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de son visage autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui répondit:

— Mais le mieux du monde!

Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l’état du prince, Mme de Gallardon dit à sa cousine:

— Oriane (ici Mme des Laumes regarda d’un air étonné et rieur un tiers invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu’elle n’avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l’appeler par son prénom), je tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appréciation.

Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, et avoir besoin de l’avis de la princesse sur le quintette de Mozart comme si ç’avait été un plat de la composition d’une nouvelle cuisinière sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de recueillir l’opinion d’un gourmet.

— Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite… que je l’aime!

— Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie…, cela lui ferait grand plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.

La princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne voulait pas aller chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d’avoir été privée — par une visite inopinée de sa belle-mère, par une invitation de son beau-frère, par l’Opéra, par une partie de campagne — d’une soirée à laquelle elle n’aurait jamais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à beaucoup de gens la joie de croire qu’elle était de leurs relations, qu’elle eût été volontiers chez eux, qu’elle n’avait été empêchée de le faire que par les contretemps princiers qu’ils étaient flattés de voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis faisant partie de cette spirituelle coterie des Guermantes où survivait quelque chose de l’esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus, qui descend de Mérimée — et a trouvé sa dernière expression dans le théâtre de Meilhac et Halévy — elle l’adaptait même aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui s’efforçait d’être positive, précise, de se rapprocher de l’humble vérité. Elle ne développait pas longuement à une maîtresse de maison l’expression du désir qu’elle avait d’aller à sa soirée; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits d’où dépendrait qu’il lui fût ou non possible de s’y rendre.

— Écoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain soir que j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour depuis longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n’y aura pas, avec la meilleure volonté, possibilité que j’aille chez toi; mais si nous restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je pourrai la quitter.

— Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?

— Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je vais tâcher qu’il me voie.

— C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de Gallardon. Oh! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un Juif chez la soeur et la belle-soeur de deux archevêques!

— J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit la princesse des Laumes.

— Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus attachés à leur religion que les autres, que c’est une frime, est-ce vrai?

— Je suis sans lumières à ce sujet.

Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin après avoir terminé le prélude, avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann, Chopin ressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses oeuvres sans que Mme des Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie d’une de ces deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a l’autre moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Comme beaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain, la présence dans un endroit où elle se trouvait de quelqu’un de sa coterie, et auquel d’ailleurs elle n’avait rien de particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens de tout le reste. À partir de ce moment, dans l’espoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dénués de rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans la direction où était Swann et si celui-ci changeait de place, elle déplaçait parallèlement son sourire aimanté.

— Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et d’éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de dire quelque chose de désagréable: il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai?

— Mais… tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse des Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais venu.

Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire qui scandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira l’attention de Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du piano et qui aperçut seulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte était d’autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu’elle la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau-père malade.

— Mais comment, princesse, vous étiez là?

— Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu de belles choses.

— Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!

— Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long seulement parce que je ne vous voyais pas.

Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui répondit:

— Mais pas du tout! Pourquoi! Je suis bien n’importe où!

Et, avisant, avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de grande dame, un petit siège sans dossier:

— Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera tenir droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer.

Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était à son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers, et, comme chaque semaine, Mme de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des signes de s’en aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme ne doit pas avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa reconnaissance d’avoir «pensé à elle» pour un pareil régal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n’est pas sans inquiétude qu’elle suivait le morceau; mais la sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à chaque fortissimo risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour, du moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n’y tint plus et, escaladant les deux marches de l’estrade sur laquelle était placé le piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine ses mains allaient-elles la toucher que, sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l’initiative hardie de cette jeune femme, la courte promiscuité qui en résulta entre elle et l’instrumentiste, produisirent une impression généralement favorable.

— Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit le général de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu saluer et que Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux. Est-ce donc une artiste?

— Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la princesse et elle ajouta vivement: Je vous répète ce que j’ai entendu dire, je n’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière moi que c’étaient des voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je ne crois pas que personne les connaisse. Ça doit être des «gens de la campagne»! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très répandu dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n’ai pas idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. À quoi pensez-vous qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint-Euverte? Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements. Avouez que ces «invités de chez Belloir» sont magnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines. Ce n’est pas possible!

— Ah! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit le général.

— Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse, mais en tous cas ce n’est-ce pas euphonique, ajouta-t-elle en détachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets, petite affectation de débit qui était particulière à la coterie Guermantes.

— Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse?

— Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce n’est pas agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine, répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon et aux Guermantes).

Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder Mme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié par amabilité pour le général: «Pas agréable… pour son mari! je regrette de ne pas la connaître puisqu’elle vous tient à coeur, je vous aurais présenté», dit la princesse qui probablement n’en aurait rien fait si elle avait connu la jeune femme. «je vais être obligée de vous dire bonsoir, parce que c’est la fête d’une amie à qui je dois aller la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste et vrai, réduisant la réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d’une cérémonie ennuyeuse, mais où il était obligatoire et touchant d’aller. D’ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voir ces amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna.»

— Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général. Qu’est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il en ôtant son monocle pour l’essuyer, comme il aurait changé un pansement, tandis que la princesse détournait instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire, c’est autre chose bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beau dans son genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros.

— Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur un ton légèrement ironique: si je ne vais pas avec Basin chez cette princesse d’Iéna, ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement parce que je ne les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh! non, ce n’est pas ce que vous pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je n’ai pas à m’y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux m’y opposer! ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car tout le monde savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cessé de la tromper. Mais enfin ce n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous dirai que rien que ce qu’il m’a dit de leur maison… Pensez que tous leurs meubles sont «Empire»!

— Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier de leurs grands-parents.

— Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid pour ça. Je comprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais au moins qu’on n’ait pas de choses ridicules. Qu’est-ce que vous voulez? je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des baignoires.

— Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de…

— Ah! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue de l’histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau… puisque c’est horrible! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a héritées des Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir même au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les connaissais, mais… je ne les connais pas! Moi, on m’a toujours dit quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez les gens qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril. Alors, je fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaient entrer une personne qu’ils ne connaissent pas? Ils me recevraient peut-être très mal! dit la princesse.

Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui arrachait, en donnant à son regard bleu fixé sur le général une expression rêveuse et douce.

— Ah! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de joie…

— Mais non, pourquoi? lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité, soit pour ne pas avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de l’entendre dire au général. Pourquoi? Qu’en savez-vous? Cela leur serait peut-être tout ce qu’il y a de plus désagréable. Moi je ne sais pas, mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà tant de voir les personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des gens que je ne connais pas, «même héroïques», je deviendrais folle. D’ailleurs, voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis comme vous qu’on connaît sans cela, je ne sais pas si l’héroïsme serait d’un format très portatif dans le monde. Ça m’ennuie déjà souvent de donner des dîners, mais s’il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table… Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. Et comme je n’en donne pas…

— Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes!

— Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient, ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de saluer votre Cambremer; là… il est à côté de la mère Saint-Euverte, vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous, il cherche à s’en aller!

— Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.

— Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il ne voulait pas me voir!

Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu — et voulant d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la campagne:

— Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est très joli, ma chère princesse.

— Comment la princesse est venue exprès de Guermantes. Mais c’est trop! Je ne savais pas, je suis confuse, s’écria naïvement Mme de Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite… comment dirais-je, pas les châtaignes, non oh! c’est une idée ravissante! Mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon programme! Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.

Swann, habitué, quand il était auprès d’une femme avec qui il avait gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie, et aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible drôlerie.

— Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vous êtes aussi son voisin de campagne?

Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de causer avec Swann s’était éloignée.

— Mais vous l’êtes vous-même, princesse.

— Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme j’aimerais être à leur place!

— Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance?

— Je ne sais pas ce que me doit le chapitre, mais je sais que je suis tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.

— Il ne commence pas mieux, répondit Swann.

— En effet cette double abréviation!…

— C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas osé aller jusqu’au bout du premier mot.

— Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous. Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse de m’ennuyer.

Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour effet — à moins que ce ne fût pour cause — une grande analogie dans la façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé d’Odette.

— Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.

— Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays «pittoresques».

— Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c’est un pays pour être heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y parlent tellement! Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de l’eau… je serais bien malheureux!

— Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus; peut-être les deux… et ensemble!… Ah! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince… ayez l’air de me parler, pour que cette Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Écoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé… Pensez que je ne vous vois plus jamais!

Swann refusa; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme de Saint-Euverte, il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu’il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son concierge. «Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari, il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit idiote», ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux, qui trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine; c’est à peu près comme s’étonner qu’on daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le bacille virgule.

Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.

— Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là que d’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous?

Ces mots «massacré par les sauvages» percèrent douloureusement le coeur de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation avec le général:

— Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette façon… Ainsi vous savez… ce navigateur dont Dumont d’Urville ramena les cendres, La Pérouse… (et Swann était déjà heureux comme s’il avait parlé d’Odette). C’est un beau caractère et qui m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air mélancolique.

— Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il a sa rue.

— Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse? demanda Swann d’un air agité.

— Je ne connais que Mme de Chanlivault, la soeur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!

— Ah! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie rue, si triste.

— Mais non, c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps; ce n’est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là.

Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom du général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle aurait eu si on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à chaque personne qu’on lui amenait, elle croyait que c’était l’un d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air d’en avoir tant entendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la main d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens les plus brillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange; d’autant plus qu’ils préféraient paraître, en la faisant épouser à leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de ses qualités que de sa grande fortune.

— On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, madame, lui dit le général en faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche.

Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle était entièrement absente.

Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son coeur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire: «C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas!» tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.

Au lieu des expressions abstraites «temps où j’étais heureux», «temps où j’étais aimé», qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres — l’adresse en relief de la «Maison Dorée» sur la lettre où il avait lu: «Ma main tremble si fort en vous écrivant» — le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant: «Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe?»; il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa «brosse» pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs; comme maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écriée: «Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre!» elle qui ne l’était plus jamais! l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu’il lui fît la faveur — redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements — de l’y laisser pénétrer; comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin! Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait: «Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent», il lui avait dit en riant, avec galanterie: «par peur de souffrir». Maintenant, hélas! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé; mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. «C’est écrit de l’hôtel Vouillemont? Qu’y peut-elle être allée faire! avec qui? que s’y est-il passé?» Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait boulevard des Italiens, quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes, dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet — nuit d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui — appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même.

Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit souvent sans trop souffrir, «elle les aime peut-être», maintenant qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’«en-tête» de la Maison d’Or qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il eût ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.

Il y a dans le violon — si, ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas rapporter ce qu’on entend à son image, laquelle modifie la sonorité — des accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par l’appel décevant de la sirène; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un diable dans un bénitier; parfois enfin, c’est dans l’air comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.

Comme si les instrumentistes beaucoup moins jouaient la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies! Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur: «Qu’est-ce cela? tout cela n’est rien.» Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir; qu’avait pu être sa vie? au fond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de Dieu, cette puissance illimitée de créer? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable, quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants — si seulement ils étaient un peu musiciens — qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la «Princesse de Clèves», ou pour «René», quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons par exemple douter de la lumière de la lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elle a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable.

Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en suivre et d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente, si délicate et si sûre que le son s’altérait à tout moment, s’estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase, c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main.

Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. «Ô audace aussi géniale peut-être, se disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible, l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais!» Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait éliminée; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne; le violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une fée, invisible et gémissant, dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann savait qu’elle allait parler une fois encore. Et il s’était si bien dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et, avant de s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait: aux deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter. Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore), s’exhalant au-dessus des rites de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite, flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à Swann: «C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort…» Mais un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première assertion, elle ajouta cette réserve: «rien d’aussi fort… depuis les tables tournantes!»

À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents et menteurs d’un léger retour vers lui, avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie incurable, relatent comme des faits précieux: «hier, il a fait ses comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur d’addition que nous avions faite; il a mangé un oeuf avec plaisir, s’il le digère bien on essaiera demain d’une côtelette», quoiqu’ils les sachent dénués de signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann était certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été content qu’elle quittât Paris pour toujours; il aurait eu le courage de rester; mais il n’avait pas celui de partir.

Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son étude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une «Toilette de Diane» qui avait été achetée par le Mauritshuis à la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était en réalité de Ver Meer. Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand elle était absente — car dans des lieux nouveaux où les sensations ne sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une douleur — c’était pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intention du voyage renaissait en lui — sans qu’il se rappelât que ce voyage était impossible — et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour un an; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le lendemain et presque chaque jour. Alors, encore tout ému de son rêve, il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant, grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant tous ces avantages: sa situation — sa fortune, dont elle avait souvent trop besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disaiton, une arrière-pensée de se faire épouser par lui) — cette amitié de M. de Charlus qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estime — et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette — il songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble, dénué, obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse, il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit: «On ne connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit.» Mais il compta que cette existence durait déjà depuis plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’événement désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu’il n’eût eu lieu qu’en rêve: son départ; il se dit qu’on ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit.

Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain fût si souple et si fort, qu’il pût continuellement tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent (et que Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu près impunément à leur oeuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir. Et Swann sentait bien près de son coeur ce Mahomet II dont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux fou d’une de ses femmes, la poignarda afin, dit naïvement son biographe vénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne penser ainsi qu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon marché de la vie d’Odette.

Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue sans séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être son amour par s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter Paris à jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore et libre, voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout entier; et Swann s’était senti soudain rempli d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois intérieures de son être jusqu’à le faire éclater: c’est qu’Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait: «Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte», et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville.» Et en effet, si quelques jours après, Swann lui disait: «Voyons, à propos de ce voyage que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville», elle répondait étourdiment: «Oui mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue des Pyramides.» Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que, superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle ne ferait pas et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici, d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle, n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en être jamais aimé.

Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’était plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas plus de raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué, mais foncièrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sèche, mais saine et droite. Quant à M. d’Orsan, Swann n’avait jamais rencontré personne qui dans les circonstances même les plus tristes vînt à lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C’était au point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui, il était obligé de laisser de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait, et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors, après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l’aimait, avait bon coeur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain pleurerait-il de le savoir malade, et aujourd’hui par jalousie, par colère, sur quelque idée subite qui s’était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du mal. Au fond, cette race d’hommes est la pire de toutes. Certes, le prince des Laumes était bien loin d’aimer Swann autant que M. de Charlus. Mais à cause de cela même, il n’avait pas avec lui les mêmes susceptibilités; et puis c’était une nature froide sans doute, mais aussi incapable de vilenies que de grandes actions; Swann se repentait de ne s’être pas attaché, dans la vie, qu’à de tels êtres. Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur prochain, c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond répondre que de natures analogues à la sienne, comme était, à l’égard du coeur, celle de M. de Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible, d’une autre humanité, comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes pouvaient le conduire des mobiles d’une essence différente. Avoir du coeur, c’est tout, et M. de Charlus en avait. M. d’Orsan n’en manquait pas non plus, et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann, nées de l’agrément que, pensant de même sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de plus de repos que l’affection exaltée de M. de Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais. S’il y avait quelqu’un par qui Swann s’était toujours senti compris et délicatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui, mais cette vie peu honorable qu’il menait? Swann regrettait de n’en avoir pas tenu compte, d’avoir souvent avoué en plaisantant qu’il n’avait jamais éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d’estime que dans la société d’une canaille. «Ce n’est pas pour rien, se disait-il maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c’est sur les actes. Il n’y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts, ce sont d’honnêtes gens. Orsan n’en a peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il a pu mal agir une fois de plus.» Puis Swann soupçonna Rémi, qui il est vrai n’aurait pu qu’inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne. D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos défauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir autrement que des gens de notre monde? Il soupçonna aussi mon grand-père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le lui avait-il pas toujours refusé? puis avec ses idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes où de telles choses sont possibles, peut-être même avouées sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d’expédients, presque d’escroqueries, où le manque d’argent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent l’aristocratie. Bref cette lettre anonyme prouvait qu’il connaissait un être capable de scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette scélératesse fût cachée dans le tuf — inexploré d’autrui — du caractère de l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les hommes? au fond il n’y avait pas une seule des personnes qu’il connaissait qui ne pût être capable d’une infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir, et, songeant qu’après tout, des gens qui le valaient fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il se dit que cela signifiait, sinon qu’ils fussent incapables d’infamie, du moins que c’est une nécessité de la vie à laquelle chacun se soumet de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas incapables. Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu’il avait soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu’ils avaient peut-être cherché à le désespérer. Quant au fond même de la lettre, il ne s’en inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette n’avait l’ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais pour chaque être en particulier, il imaginait toute la partie de sa vie qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s’ils parlaient ensemble d’une action indélicate commise, ou d’un sentiment indélicat éprouvé par un autre, elle les flétrissait en vertu des mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses parents et auxquels il était resté fidèle; et puis elle arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette, il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu’elle était, ou plutôt qu’elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès d’un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de créatures abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs, les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de temps à autre, il laissait entendre à Odette que, par méchanceté, on lui racontait tout ce qu’elle faisait; et, se servant à propos d’un détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité, c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour qu’Odette lui dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la sincérité, n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette; mais lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il mentait autant qu’Odette parce que, plus malheureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de s’humilier et de rougir de ses actes.

Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre: Les Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de «marbre» qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait faite au Salon du Palais de l’Industrie avec Mme Verdurin et où celle-ci lui avait dit: «Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu n’es pas de marbre.» Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ces mots: «Les Filles de Marbre» et commença à lire machinalement les nouvelles des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit un nouveau mouvement en arrière.

Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait d’union un autre nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c’était le même que celui de son ami M. de Bréauté, dont la lettre anonyme disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable; mais en ce qui concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais la vérité et, dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin et qu’elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent l’innocence, et qui — comme par exemple Odette — sont plus éloignées qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme. Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la première fois une phrase qu’Odette lui avait dite, il y avait déjà deux ans: «Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie.» Loin de voir alors dans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne pouvait plus les séparer dans son esprit et les vit mêlées aussi dans la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux, et d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait l’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.

— Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que j’avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avec une autre.

Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie, à quelqu’un qui leur a demandé: «Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous à la Revue?» Mais ce hochement de tête affecté ainsi d’habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque incertitude la dénégation d’un événement passé. De plus il n’évoque que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation, qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai.

— Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité et malheureux.

— Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: «Tu le sais bien», dis-moi: «je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.»

Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique, et comme si elle voulait se débarrasser de lui:

— Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.

— Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?

Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.

— Oh! que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par un sursaut à l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini? Qu’est-ce que tu as aujourd’hui? Tu as donc décidé qu’il fallait que je te déteste, que je t’exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement!

Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt son intervention, mais ne l’y fait pas renoncer:

— Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde, Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parle jamais que de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haïr tant que cela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu que je puisse continuer à t’aimer, quand je te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux, ce sera fini dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.

— Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-être deux ou trois fois.

Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: «deux ou trois fois» marquèrent à vif une sorte de croix dans son coeur. Chose étrange que ces mots «deux ou trois fois», rien que des mots, des mots prononcés dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le coeur comme s’ils le touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison qu’on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait entendu chez Mme de Saint-Euverte: «C’est ce que j’ai vu de plus fort depuis les tables tournantes.» Cette souffrance qu’il ressentait ne ressemblait à rien de ce qu’il avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière qui s’était échappée des mots «peut-être deux ou trois fois», dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce qu’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première fois. Et pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie qu’on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse qu’elle lui avait dit avoir faite «deux ou trois fois» ne pût pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent qu’en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne réussit qu’à le rapprocher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi, mais combien davantage s’il leur ajoute foi! «Mais, se disait Swann, comment réussir à la protéger? Il pouvait peut-être la préserver d’une certaine femme, mais il y en avait des centaines d’autres, et il comprit quelle folie avait passé sur lui quand il avait, le soir où il n’avait pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la possession, toujours impossible, d’un autre être. Heureusement pour Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d’entrer dans son âme comme des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les cellules d’un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de refaire les tissus lésés, comme les muscles d’un membre paralysé qui tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les forces de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne l’illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois-ci, ce fut moins comme d’habitude dans le cerveau de Swann que se produisit cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son coeur. Mais toutes les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se récréer, et comme un animal expirant qu’agite de nouveau le sursaut d’une convulsion qui semblait finie, sur le coeur, un instant épargné, de Swann, d’elle-même la même souffrance vint retracer la même croix. Il se rappela ces soirs de clair de lune, où allongé dans sa victoria qui le menait rue La Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les émotions de l’homme amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu’elles produiraient nécessairement. Mais toutes ces pensées ne durèrent que l’espace d’une seconde, le temps qu’il portât la main à son coeur, reprît sa respiration et parvînt à sourire pour dissimuler sa torture. Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait pris une peine qu’un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire asséner ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur la plus cruelle qu’il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas qu’il eût assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. Telle, comme une divinité méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle d’Odette seulement si d’abord son supplice ne s’aggrava pas.

— Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que je connais?

— Mais non je te jure, d’ailleurs je crois que j’ai exagéré, que je n’ai pas été jusque-là.

Il sourit et reprit:

— Que veux-tu? cela ne fait rien, mais c’est malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne, cela m’empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je ne t’ennuierais plus. C’est si calmant de se représenter les choses! Ce qui est affreux, c’est ce qu’on ne peut pas imaginer. Mais tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout mon coeur de tout le bien que tu m’as fait. C’est fini. Seulement ce mot: «Il y a combien de temps?»

— Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues! c’est tout ce qu’il y a de plus ancien. Je n’y avais jamais repensé, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue.

— Oh! je voulais seulement savoir si c’est depuis que je te connais. Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici? tu ne veux pas me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce soir-là; tu comprends bien qu’il n’est pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.

— Mais je ne sais pas, moi, je crois que c’était au Bois un soir où tu es venu nous retrouver dans l’île. Tu avais dîné chez la princesse des Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité. À une table voisine il y avait une femme que je n’avais pas vue depuis très longtemps. Elle m’a dit: «Venez donc derrière le petit rocher voir l’effet du clair de lune sur l’eau.» D’abord j’ai bâillé et j’ai répondu: «Non, je suis fatiguée et je suis bien ici.» Elle a assuré qu’il n’y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit: «cette blague!»; je savais bien où elle voulait en venir.

Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout naturel, ou parce qu’elle croyait en atténuer ainsi l’importance, ou pour ne pas avoir l’air humilié. En voyant le visage de Swann, elle changea de ton:

— Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.

Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. Jamais il n’avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à ses yeux qui n’avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu’il n’avait pas connu, mais dans des soirs qu’il se rappelait si bien, qu’il avait vécus avec Odette, qu’il avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et d’atroce; au milieu d’eux tout d’un coup se creusait cette ouverture béante, ce moment dans l’île du Bois. Odette sans être intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant voyait tout: le bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait répondre — gaîment, hélas!: «Cette blague!» Il sentait qu’elle ne dirait rien de plus ce soir, qu’il n’y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment; elle se taisait; il lui dit:

— Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, c’est fini, je n’y pense plus.

Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa mémoire parce qu’il était vague, et que déchirait maintenant comme une blessure cette minute dans l’île du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris l’habitude de trouver la vie intéressante — d’admirer les curieuses découvertes qu’on peut y faire — que tout en souffrant au point de croire qu’il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur, il se disait: «La vie est vraiment étonnante et réserve de belles surprises; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu’on ne croit. Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui semblait bien normale et saine dans ses goûts: sur une dénonciation invraisemblable, je l’interroge et le peu qu’elle m’avoue révèle bien plus que ce qu’on eût pu soupçonner.» Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’elles se renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits: «Je voyais bien où elle voulait en venir». «Deux ou trois fois», «Cette blague!» mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’empêcher d’essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots: «Je suis bien ici», «Cette blague!», mais la souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. Il s’émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer qu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: «Vilain jaloux qui veut priver les autres d’un plaisir.» Par quelle trappe soudainement abaissée (lui qui n’avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement précipité dans ce nouveau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disaiton pas que c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec indifférence autrefois: «Quand on se sent pris d’amour pour une femme, on devrait se dire: Comment estelle entourée? Quelle a été sa vie? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus.» Swann s’étonnait que de simples phrases épelées par sa pensée, comme «Cette blague!», «Je voyais bien où elle voulait en venir» pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu’il croyait de simples phrases n’était que les pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant — même, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné — au moment où il se redisait ces mots, la souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne parlât: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann s’était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque point d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs, c’est la saison tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’île du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les curiosités qu’excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des tortures nouvelles qu’il s’infligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la période de la vie d’Odette écoulée avant qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avait jamais cherché à se représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement, mais avait été faite d’années particulières, remplie d’incidents concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir, non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir. Il espérait qu’un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de l’île du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui fournir de nouvelles paroles, le nom d’endroits, de circonstances différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une autre forme.

Mais souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il redoutait maintenant de connaître, c’est Odette elle-même qui les lui révélait spontanément, et sans s’en rendre compte; en effet l’écart que le vice mettait entre la vie réelle d’Odette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maîtresse, cet écart, Odette en ignorait l’étendue: un être vicieux, affectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne veut pas que soient soupçonnés ses vices, n’a pas de contrôle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est insensible pour lui-même, l’entraînent peu à peu loin des façons de vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de l’esprit d’Odette, avec le souvenir des actions qu’elle cachait à Swann, d’autres peu à peu en recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans qu’elle pût leur trouver rien d’étrange, sans qu’elles détonassent dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en elle; mais si elle les racontait à Swann il était épouvanté par la révélation de l’ambiance qu’elles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser Odette, à lui demander si elle n’avait jamais été chez des entremetteuses. À vrai dire il était convaincu que non; la lecture de la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son intelligence, mais d’une façon mécanique; elle n’y avait rencontré aucune créance, mais en fait y était restée, et Swann, pour être débarrassé de la présence purement matérielle mais pourtant gênante du soupçon, souhaitait qu’Odette l’extirpât. «Oh! non! Ce n’est pas que je ne sois pas persécutée pour cela, ajouta-t-elle, en dévoilant dans un sourire une satisfaction de vanité qu’elle ne s’apercevait plus ne pas pouvoir paraître légitime à Swann. Il y en a une qui est encore restée plus de deux heures hier à m’attendre, elle me proposait n’importe quel prix. Il paraît qu’il y a un ambassadeur qui lui a dit: «Je me tue si vous ne me l’amenez pas.» On lui a dit que j’étais sortie, j’ai fini par aller moi-même lui parler pour qu’elle s’en aille. J’aurais voulu que tu voies comme je l’ai reçue, ma femme de chambre qui m’entendait de la pièce voisine m’a dit que je criais à tue-tête: «Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! C’est une idée comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce que je veux, tout de même! Si j’avais besoin d’argent, je comprends…» Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis à la campagne. Ah! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part. Je crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de même, tu vois, ta petite Odette, quoiqu’on la trouve si détestable.»

D’ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes qu’elle le supposait avoir découvertes, servaient plutôt pour Swann de point de départ à de nouveaux doutes qu’ils ne mettaient un terme aux anciens. Car ils n’étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci. Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout l’essentiel, il restait dans l’accessoire quelque chose que Swann n’avait jamais imaginé, qui l’accablait de sa nouveauté et allait lui permettre de changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux il ne pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les berçait, comme des cadavres. Et elle en était empoisonnée.

Une fois elle lui parla d’une visite que Forcheville lui avait faite le jour de la Fête de Paris-Murcie. «Comment, tu le connaissais déjà? Ah! oui, c’est vrai», dit-il, en se reprenant pour ne pas paraître l’avoir ignoré. Et tout d’un coup il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d’elle la lettre qu’il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être avec Forcheville à la Maison d’Or. Elle lui jura que non. «Pourtant la Maison d’Or me rappelle je ne sais quoi que j’ai su ne pas être vrai», lui dit-il pour l’effrayer. — «Oui, que je n’y étais pas allée le soir où je t’ai dit que j’en sortais quand tu m’avais cherchée chez Prévost», lui répondit-elle (croyant à son air qu’il le savait), avec une décision où il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la timidité, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le désir de lui montrer qu’elle pouvait être franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté et une vigueur de bourreau et qui étaient exemptes de cruauté, car Odette n’avait pas conscience du mal qu’elle faisait à Swann; et même elle se mit à rire, peut-être il est vrai, surtout pour ne pas avoir l’air humilié, confus. «C’est vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chez Forcheville. J’avais vraiment été chez Prévost, ça c’était pas de la blague, il m’y avait rencontrée et m’avait demandé d’entrer regarder ses gravures. Mais il était venu quelqu’un pour le voir. Je t’ai dit que je venais de la Maison d’Or parce que j’avais peur que cela ne t’ennuie. Tu vois, c’était plutôt gentil de ma part. Mettons que j’aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quel intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j’avais déjeuné avec lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si c’était vrai? D’autant plus qu’à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chéri.» Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l’être sans forces qu’avaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi, même dans les mois auxquels il n’avait jamais plus osé repenser parce qu’ils avaient été trop heureux, dans ces mois où elle l’avait aimé, elle lui mentait déjà! Aussi bien que ce moment (le premier soir qu’ils avaient «fait catleya») où elle lui avait dit sortir de la Maison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d’autres, receleurs eux aussi d’un mensonge que Swann n’avait pas soupçonné. Il se rappela qu’elle lui avait dit un jour: «Je n’aurais qu’à dire à Mme Verdurin que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s’arranger.» À lui aussi probablement bien des fois où elle lui avait glissé de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changement d’heure dans un rendez-vous, ils avaient dû cacher, sans qu’il s’en fût douté alors, quelque chose qu’elle avait à faire avec un autre à qui elle avait dit: «Je n’aurai qu’à dire à Swann que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard, il y a toujours moyen de s’arranger.» Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait dites autrefois Odette, qu’il avait crues comme paroles d’évangile, sous les actions quotidiennes qu’elle lui avait racontées, sous les lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière, l’avenue du Bois, l’Hippodrome, il sentait (dissimulée à la faveur de cet excédent de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions), il sentait s’insinuer la présence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher, ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même, qu’Odette avait toujours dû quitter à d’autres heures que celles qu’elle lui avait dites, faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu’il avait ressentie en entendant l’aveu relatif à la Maison Dorée, et, comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive, ébranlant pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce n’était plus, comme tout récemment encore à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce qu’il lui rappelait un bonheur qu’il avait perdu depuis longtemps, mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre. Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l’île du Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité. La vie de l’amour de Swann, la fidélité de sa jalousie, étaient faites de la mort, de l’infidélité, d’innombrables désirs, d’innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. S’il était resté longtemps sans la voir, ceux qui mouraient n’auraient pas été remplacés par d’autres. Mais la présence d’Odette continuait d’ensemencer le coeur de Swann de tendresse et de soupçons alternés.

Certains soirs elle redevenait tout d’un coup avec lui d’une gentillesse dont elle l’avertissait durement qu’il devait profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des années; il fallait rentrer immédiatement chez elle «faire catleya» et ce désir qu’elle prétendait avoir de lui était si soudain, si inexplicable, si impérieux, les caresses qu’elle lui prodiguait ensuite si démonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu’un mensonge et qu’une méchanceté. Un soir qu’il était ainsi, sur l’ordre qu’elle lui en avait donné, rentré avec elle, et qu’elle entremêlait ses baisers de paroles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse ordinaire, il crut tout d’un coup entendre du bruit; il se leva, chercha partout, ne trouva personne, mais n’eut pas le courage de reprendre sa place auprès d’elle qui alors, au comble de la rage, brisa un vase et dit à Swann: «On ne peut jamais rien faire avec toi!» Et il resta incertain si elle n’avait pas caché quelqu’un dont elle avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.

Quelquefois il allait dans des maisons de rendez-vous, espérant apprendre quelque chose d’elle, sans oser la nommer cependant. «J’ai une petite qui va vous plaire», disait l’entremetteuse. Et il restait une heure à causer tristement avec quelque pauvre fille étonnée qu’il ne fît rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour: «Ce que je voudrais, c’est trouver un ami, alors il pourrait être sûr, je n’irais plus jamais avec personne.» — «Vraiment, crois-tu que ce soit possible qu’une femme soit touchée qu’on l’aime, ne vous trompe jamais?» lui demanda Swann anxieusement. — «Pour sûr! ça dépend des caractères!» Swann ne pouvait s’empêcher de dire à ces filles les mêmes choses qui auraient plu à la princesse des Laumes. À celle qui cherchait un ami, il dit en souriant: «C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture.» — «Vous aussi, vous avez des manchettes bleues.» — «Comme nous avons une belle conversation, pour un endroit de ce genre! Je ne t’ennuie pas? tu as peut-être à faire?» — «Non, j’ai tout mon temps. Si vous m’auriez ennuyée, je vous l’aurais dit. Au contraire j’aime bien vous entendre causer.» — «Je suis très flatté. N’est-ce pas que nous causons gentiment?» dit-il à l’entremetteuse qui venait d’entrer. — «Mais oui, c’est justement ce que je me disais. Comme ils sont sages! Voilà! on vient maintenant pour causer chez moi. Le Prince le disait, l’autre jour, c’est bien mieux ici que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans le monde elles ont toutes un genre, c’est un vrai scandale! Je vous quitte, je suis discrète.» Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. Mais bientôt il se leva et lui dit adieu, elle lui était indifférente, elle ne connaissait pas Odette.

Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage en mer; plusieurs fidèles parlèrent de partir avec lui; les Verdurin ne purent se résoudre à rester seuls, louèrent un yacht, puis s’en rendirent acquéreurs et ainsi Odette fit de fréquentes croisières. Chaque fois qu’elle était partie depuis un peu de temps, Swann sentait qu’il commençait à se détacher d’elle, mais comme si cette distance morale était proportionnée à la distance matérielle, dès qu’il savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit qu’ils eussent été tentés en route, soit que M. Verdurin eût sournoisement arrangé les choses d’avance pour faire plaisir à sa femme et n’eût averti les fidèles qu’au fur et à mesure, d’Alger, ils allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à Constantinople, en Asie Mineure. Le voyage durait depuis près d’un an. Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin eût cherché à persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de l’un et les malades de l’autre n’avaient aucun besoin d’eux, et, qu’en tous cas il était imprudent de laisser Mme Cottard rentrer à Paris que Mme Verdurin assurait être en révolution, il fut obligé de leur rendre leur liberté à Constantinople. Et le peintre partit avec eux. Un jour, peu après le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s’y était trouvé assis en face de Mme Cottard qui faisait sa tournée de visites «de jours» en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes, et gants blancs nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait à pied d’une maison à l’autre, dans un même quartier, mais pour passer ensuite dans un quartier différent usait de l’omnibus avec correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la gentillesse native de la femme eût pu percer l’empesé de la petite bourgeoise, et ne sachant trop d’ailleurs si elle devait parler des Verdurin à Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente, gauche et douce que par moments l’omnibus couvrait complètement de son tonnerre, des propos parmi ceux qu’elle entendait et répétait dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les étages dans une journée:

— Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien! qu’en dites-vous? Êtes-vous dans le camp de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment? Dans tous les salons on ne parle que du portrait de Machard; on n’est pas chic, on n’est pas pur, on n’est pas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le portrait de Machard.

Swann ayant répondu qu’il n’avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut peur de l’avoir blessé en l’obligeant à le confesser.

— Ah! c’est très bien, au moins vous l’avouez franchement, vous ne vous croyez pas déshonoré parce que vous n’avez pas vu le portrait de Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l’ai vu, les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous l’avouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon Dieu! je reconnais les qualités qu’il y a dans le portrait de mon mari, c’est moins étrange que ce qu’il fait d’habitude, mais il a fallu qu’il lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement le mari de l’amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis, s’il est nommé à l’Académie (c’est un des collègues du docteur), de lui faire faire son portrait par Machard. Évidemment c’est un beau rêve! J’ai une autre amie qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. Je ne suis qu’une pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur comme science. Mais je trouve que la première qualité d’un portrait, surtout quand il coûte 10.000 francs, est d’être ressemblant et d’une ressemblance agréable.

Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette, le chiffre de son porte-cartes, le petit numéro tracé à l’encre dans ses gants par le teinturier et l’embarras de parler à Swann des Verdurin, Mme Cottard, voyant qu’on était encore loin du coin de la rue Bonaparte où le conducteur devait l’arrêter, écouta son coeur qui lui conseillait d’autres paroles.

— Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de vous.

Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n’était jamais proféré devant les Verdurin.

— D’ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et c’est tout dire. Quand Odette est quelque part, elle ne peut jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n’est pas en mal. Comment! vous en doutez? dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann.

Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d’ailleurs aucune mauvaise pensée sous ce mot qu’elle prenait seulement dans le sens où on l’emploie pour parler de l’affection qui unit des amis:

— Mais elle vous adore! Ah! je crois qu’il ne faudrait pas dire ça de vous devant elle! On serait bien arrangé! À propos de tout, si on voyait un tableau par exemple elle disait: «Ah! s’il était là, c’est lui qui saurait vous dire si c’est authentique ou non. Il n’y a personne comme lui pour ça.» Et à tout moment elle demandait: «Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait un peu! C’est malheureux, un garçon si doué, qu’il soit si paresseux. (Vous me pardonnez, n’est-ce pas?) En ce moment je le vois, il pense à nous, il se demande où nous sommes.» Elle a même eu un mot que j’ai trouvé bien joli; M. Verdurin lui disait: «Mais comment pouvez-vous voir ce qu’il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues de lui?» Alors Odette lui a répondu: «Rien n’est impossible à l’oeil d’une amie.» Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous flatter, vous avez là une vraie amie comme on n’en a pas beaucoup. Je vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul. Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les veilles de départ on cause mieux): «Je ne dis pas qu’Odette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait M. Swann.» Oh! mon Dieu, voilà que le conducteur m’arrête, en bavardant avec vous j’allais laisser passer la rue Bonaparte… me rendriez-vous le service de me dire si mon aigrette est droite?»

Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main gantée de blanc d’où s’échappa, avec une correspondance, une vision de haute vie qui remplit l’omnibus, mêlée à l’odeur du teinturier. Et Swann se sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu’il éprouvait pour cette dernière n’étant plus mêlé de douleur, n’était plus guère de l’amour), tandis que de la plate-forme il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte, l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon.

Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette, Mme Cottard, meilleur thérapeute que n’eût été son mari, avait greffé à côté d’eux d’autres sentiments, normaux ceux-là, de gratitude, d’amitié, des sentiments qui dans l’esprit de Swann rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes, parce que d’autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer), hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée d’affection paisible, qui l’avait ramené un soir après une fête chez le peintre boire un verre d’orangeade avec Forcheville et près de qui Swann avait entrevu qu’il pourrait vivre heureux.

Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on n’est plus. Parfois le nom, aperçu dans un journal, d’un des hommes qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redonnait de la jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu’il n’était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tant souffert — mais aussi où il avait connu une manière de sentir si voluptueuse — et que les hasards de la route lui permettraient peut-être d’en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés, cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme au morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustique prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin. Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie d’où il sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, il s’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus; il aurait voulu apercevoir comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de quitter; mais il est si difficile d’être double et de se donner le spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder, que bientôt l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu, qu’il serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait, avec l’incuriosité, dans l’engourdissement du voyageur ensommeillé qui rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays où il a si longtemps vécu et qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu. Même, comme ce voyageur s’il se réveille seulement en France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que Forcheville avait été l’amant d’Odette, il s’aperçut qu’il n’en ressentait aucune douleur, que l’amour était loin maintenant, et regretta de n’avoir pas été averti du moment où il le quittait pour toujours. Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la première fois il avait recherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu si longtemps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses adieux, pendant qu’elle existait encore, à cette Odette lui inspirant de l’amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un rêve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n’étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors qu’une nuit noire allait s’étendre immédiatement. Par moments les vagues sautaient jusqu’au bord, et Swann, sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis d’elle, ainsi que d’être en chemise de nuit. Il espérait qu’à cause de l’obscurité on ne s’en rendait pas compté, mais cependant Mme Verdurin le fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de grandes moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se détacher comme des larmes pour tomber sur lui, et il se sentait l’aimer tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout de suite. Tout d’un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: «Il faut que je m’en aille», elle prenait congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à part Swann, sans lui dire où elle le reverrait le soir ou un autre jour. Il n’osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son coeur battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu’il aimait tant tout à l’heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme Verdurin, c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas d’Odette, qui descendait en sens inverse. Au bout d’une seconde, il y eut beaucoup d’heures qu’elle était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s’était éclipsé un instant après elle. «C’était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte, mais n’ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa maîtresse.» Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. «Après tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son fez pour qu’il fût plus à son aise. Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste? C’était bien l’homme qui pouvait la comprendre.» Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier d’abord était aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez.

Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque vague association d’idées, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion d’honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui représentait et lui rappelait, c’était bien Forcheville. Car d’images incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions fausses, ayant d’ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu’il se reproduisait par simple division comme certains organismes inférieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux d’une main étrangère qu’il croyait serrer, et de sentiments et d’impressions dont il n’avait pas conscience encore, faisait naître comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique, amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout d’un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son coeur qui, avec la même violence, battait d’anxiété dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpitations de coeur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicables; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant: «Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux qui ont mis le feu.» C’était son valet de chambre qui venait l’éveiller et lui disait:

— Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une heure.

Mais ces paroles, en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann était plongé, n’étaient arrivées jusqu’à sa conscience qu’en subissant cette déviation qui fait qu’au fond de l’eau un rayon paraît un soleil, de même qu’un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond de ces abîmes une sonorité de tocsin avait enfanté l’épisode de l’incendie. Cependant le décor qu’il avait sous les yeux vola en poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit d’une des vagues de la mer qui s’éloignait. Il toucha sa joue. Elle était sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de l’eau froide et le goût du sel. Il se leva, s’habilla. Il avait fait venir le coiffeur de bonne heure parce qu’il avait écrit la veille à mon grand-père qu’il irait dans l’après-midi à Combray, ayant appris que Mme de Cambremer — Mlle Legrandin — devait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d’une campagne où il n’était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble un attrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris pour quelques jours. Comme les différents hasards qui nous mettent en présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il commence et se répéter après qu’il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire, prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d’avertissement, de présage. C’est de cette façon que Swann s’était souvent reporté à l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il ne songeait pas à la revoir jamais — et qu’il se rappelait maintenant la soirée de Mme de Saint-Euverte où il avait présenté le général de Froberville à Mme de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si multiples qu’il n’est pas rare que dans une même circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore soient posés à côté de l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui sait même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables? Mais ce qui lui semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas loin de voir quelque chose de providentiel dans ce fait qu’il se fût décidé à aller à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit désireux d’admirer la richesse d’invention de la vie et incapable de se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui eût été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu’il avait éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient déjà — et entre lesquels la balance était trop difficile à établir — une sorte d’enchaînement nécessaire.

Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve; il revit, comme il les avait sentis tout près de lui, le teint pâle d’Odette, les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce que — au cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de l’image première qu’il avait reçue d’elle — il avait cessé de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison, dans lesquels sans doute, pendant qu’il dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chez lui dès qu’il n’était plus malheureux et qui baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en lui-même: «Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre!»

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel

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