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II

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«Nos actes sont nos bons et nos mauvais anges,

les ombres fatales qui marchent à nos côtés.»

BEAUMONT et FLETCHER

La vie avait bien changé pour Honoré depuis le jour où M. de Buivres lui avait tenu, entre tant d’autres, des propos — semblables à ceux qu’Honoré lui-même avait écoutés ou prononcés tant de fois avec indifférence, mais qu’il ne cessait plus le jour quand il était seul, et toute la nuit, d’entendre. Il avait tout de suite posé quelques questions à Françoise, qui l’aimait trop et souffrait trop de son chagrin pour songer à s’offenser; elle lui avait juré qu’elle ne l’avait jamais trompé et qu’elle ne le tromperait jamais.

Quand il était près d’elle, quand il tenait ses petites mains à qui il disait, répétant les vers de Verlaine:

Belles petites mains qui fermerez mes yeux,

quand il l’entendait lui dire: «Mon frère, mon pays, mon bien-aimé», et que sa voix se prolongeait indéfiniment dans son coeur avec la douceur natale des cloches, il la croyait; et s’il ne se sentait plus heureux comme autrefois, au moins il ne lui semblait pas impossible que son coeur convalescent retrouvât un jour le bonheur. Mais quand il était loin de Françoise, quelquefois aussi quand, étant près d’elle, il voyait ses yeux briller de feux qu’il s’imaginait aussitôt allumés autrefois, — qui sait, peut-être hier comme ils le seraient demain, — allumés par un autre; quand, venant de céder au désir tout physique d’une autre femme, et se rappelant combien de fois il y avait cédé et avait pu mentir à Françoise sans cesser de l’aimer, il ne trouvait plus absurde de supposer qu’elle aussi lui mentait, qu’il n’était même pas nécessaire pour lui mentir de ne pas l’aimer, et qu’avant de le connaître elle s’était jetée sur d’autres avec cette ardeur qui le brûlait maintenant, — et lui paraissait plus terrible que l’ardeur qu’il lui inspirait, à elle, ne lui paraissait douce, parce qu’il la voyait avec l’imagination qui grandit tout.

Alors, il essaya de lui dire qu’il l’avait trompée; il l’essaya non par vengeance ou besoin de la faire souffrir comme lui, mais pour qu’en retour elle lui dît aussi la vérité, surtout pour ne plus sentir le mensonge habiter en lui, pour expier les fautes de sa sensualité, puisque, pour créer un objet à sa jalousie, il lui semblait par moments que c’était son propre mensonge et sa propre sensualité qu’il projetait en Françoise.

C’était un soir, en se promenant avenue des Champs-Élysées, qu’il essaya de lui dire qu’il l’avait trompée. Il fut effrayé en la voyant pâlir, tomber sans forces sur un banc, mais bien plus quand elle repoussa sans colère, mais avec douceur, dans un abattement sincère et désolé, la main qu’il approchait d’elle. Pendant deux jours, il crut qu’il l’avait perdue ou plutôt qu’il l’avait retrouvée. Mais cette preuve involontaire, éclatante et triste qu’elle venait de lui donner de son amour, ne suffisait pas à Honoré. Eût-il acquis la certitude impossible qu’elle n’avait jamais été qu’à lui, la souffrance inconnue que son coeur avait apprise le soir ou M. de Buivres l’avait reconduit jusqu’à sa porte, non pas une souffrance pareille, mais le souvenir de cette souffrance même n’aurait pas cessé de lui faire mal quand même, on lui eût démontré qu’elle était sans raison. Ainsi nous tremblons encore à notre réveil au souvenir de l’assassin que nous avons déjà reconnu pour l’illusion d’un rêve; ainsi les amputés souffrent toute leur vie dans la jambe qu’ils n’ont plus.

En vain le jour il avait marché, s’était fatigué à cheval, en bicyclette, aux armes, en vain il avait rencontré Françoise, l’avait ramenée chez elle, et le soir, avait recueilli dans ses mains, à son front, sur ses yeux, la confiance, la paix, une douceur de miel, pour revenir chez lui encore calmé et riche de l’odorante provision, à peine était-il rentré qu’il commençait à s’inquiéter, se mettait vite dans son lit pour s’endormir avant que fût altéré son bonheur qui, couché avec précaution dans tout le baume de cette tendresse récente et fraîche encore d’à peine une heure, parviendrait à travers la nuit, jusqu’au lendemain, intact et glorieux comme un prince d’Égypte; mais il sentait que les paroles de Buivres, ou telle des innombrables images qu’il s’était formées depuis, allait apparaître à sa pensée et qu’alors ce serait fini de dormir. Elle n’était pas encore apparue, cette image, mais il la sentait là toute prête; et se raidissant contre elle, il rallumait sa bougie, lisait, s’efforçait, avec le sens des phrases qu’il lisait, d’emplir sans trêve et sans y laisser de vide son cerveau pour que l’affreuse image n’ait pas un moment ou un rien de place pour s’y glisser.

Mais tout à coup, il la trouvait là qui était entrée, et il ne pouvait plus la faire sortir maintenant; la porte de son attention qu’il maintenait de toutes ses forces à s’épuiser avait été ouverte par surprise; elle s’était refermée, et il allait passer toute la nuit avec cette horrible compagne. Alors c’était sûr, c’était fini, cette nuit-ci comme les autres il ne pourrait pas dormir une minute; eh bien, il allait à la bouteille de bromidia, en buvait trois cuillerées, et certain maintenant qu’il allait dormir, effrayé même de penser qu’il ne pourrait plus faire autrement que de dormir, quoi qu’il advînt, il se remettait à penser à Françoise avec effroi, avec désespoir, avec haine. Il voulait, pourtant de ce qu’on ignorait sa liaison avec elle, faire des paris sur sa vertu avec des hommes, les parier sur elle, voir si elle céderait, tâcher de découvrir quelque chose, de savoir tout, se cacher dans une chambre (il se rappelait l’avoir fait pour s’amuser étant plus jeune) et tout voir. Il ne broncherait pas d’abord pour les autres, puisqu’il l’aurait demandé avec l’air de plaisanter, — sans cela quel scandale! quelle colère! mais surtout à cause d’elle, pour voir si le lendemain quand il lui demanderait: «Tu ne m’as jamais trompé?» elle lui répondrait: «Jamais», avec ce même air aimant. Peut-être elle avouerait tout, et de fait n’aurait succombé que sous ses artifices. Et alors ç‘aurait été l’opération salutaire après laquelle son auteur serait guéri de la maladie qui le tuait, lui, comme la maladie d’un parasite tue l’arbre (il n’avait qu’à se regarder dans la glace éclairée faiblement par sa bougie nocturne pour en être sûr). Mais, non, car l’image reviendrait toujours, combien plus forte que celles de son imagination et avec quelle puissance d’assènement incalculable sur sa pauvre tête, il n’essayait même pas de le concevoir.

Alors, tout à coup, il songeait à elle, à sa douceur, à sa tendresse, à sa pureté et voulait pleurer de l’outrage qu’une seconde il avait songé à lui faire subir. Rien que l’idée de proposer cela à des camarades de fête!

Bientôt il sentait le frisson général, la défaillance qui précède de quelques minutes le sommeil par le bromidia. Tout d’un coup s’apercevant rien, aucun rêve, aucune sensation, entre sa dernière pensée et celle-ci, il se disait: «Comment je n’ai pas encore dormi?» Mais en voyant qu’il faisait grand jour, il comprenait que pendant plus de six heures, le sommeil du bromidia l’avait possédé sans qu’il le goûtât.

Il attendait que ses élancements à la tête fussent un peu calmés, puis se levait et essayait en vain par l’eau froide et la marche de ramener quelques couleurs, pour que Françoise ne le trouvât pas trop laid, sur sa figure pâle, sous ses yeux tirés. En sortant de chez lui, il allait à l’église, et là, courbé et las, de toutes les dernières forces désespérées de son corps fléchi qui voulait se relever et rajeunir, de son coeur malade et vieillissant qui voulait guérir, de son esprit, sans trêve harcelé et haletant et qui voulait la paix, il priait Dieu, Dieu à qui, il y a deux mois à peine, il demandait de lui faire la grâce d’aimer toujours Françoise, il priait Dieu maintenant avec la même force, toujours avec la force de cet amour qui jadis, sûr de mourir, demandait à vivre, et qui maintenant, effrayé de vivre, implorait de mourir, le priait de lui faire la grâce de ne plus aimer Françoise, de ne plus l’aimer trop longtemps, de ne pas l’aimer toujours, de faire qu’il puisse enfin l’imaginer dans les bras d’un autre sans souffrir, puisqu’il ne pouvait plus se l’imaginer que dans les bras d’un autre. Et peut-être il ne se l’imaginerait plus ainsi quand il pourrait l’imaginer sans souffrance.

Alors il se rappelait combien il avait craint de ne pas l’aimer toujours, combien il gravait alors dans son souvenir pour que rien ne pût les effacer, ses joues toujours tendues à ses lèvres, son front, ses petites mains, ses yeux graves, ses traits adorés. Et soudain, les apercevant réveillés de leur calme si doux par le désir d’un autre, il voulait n’y plus penser et ne revoyait que plus obstinément ses joues tendres, son front, ses petites mains oh! ses petites mains, elles aussi! — ses yeux graves, ses traits détestés.

À partir de ce jour, s’effrayant d’abord lui-même d’entrer dans une telle voie, il ne quitta plus Françoise, épiant sa vie, l’accompagnant dans ses visites, la suivant dans ses courses, attendant une heure à la porte des magasins. S’il avait pu penser qu’il l’empêchait ainsi matériellement de le tromper, il y aurait sans doute renoncé, craignant qu’elle ne le prît en horreur; mais elle le laissait faire avec tant de joie de le sentir toujours près d’elle, que cette joie le gagna peu à peu, et lentement le remplissait d’une confiance, d’une certitude qu’aucune preuve matérielle n’aurait pu lui donner, comme ces hallucinés que l’on parvient quelquefois à guérir en leur faisant toucher de la main le fauteuil, la personne vivante qui occupent la place qu’ils croyaient voir un fantôme et en faisant ainsi chasser le fantôme du monde réel par la réalité même qui ne lui laisse plus de place.

Honoré s’efforçait ainsi, en éclairant et en remplissant dans son esprit d’occupations certaines toutes les journées de Françoise, de supprimer ces vides et ces ombres où venaient s’embusquer les mauvais esprits de la jalousie et du doute qui l’assaillaient tous les soirs. Il recommença à dormir, ses souffrances étaient plus rares, plus courtes, et si alors il l’appelait, quelques instants de sa présence le calmaient pour toute une nuit.

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel

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