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III
Оглавление«Nous devons nous confier à l’âme jusqu’à la fin; car des choses aussi belles et aussi magnétiques que les relations de l’amour ne peuvent être supplantées et remplacées que par des choses plus belles et d’un degré plus élevé.»
EMERSON
Le salon de Mme Seaune, née princesse de Galaise-Orlandes, dont nous avons parlé dans la première partie de ce récit sous son prénom de Françoise, est encore aujourd’hui un des salons les plus recherchés de Paris. Dans une société ou un titre de duchesse l’aurait confondue avec tant d’autres, son nom bourgeois se distingue comme une mouche dans un visage, et en échange du titre perdu par son mariage avec M. Seaune, elle a acquis ce prestige d’avoir volontairement renoncé à une gloire qui élève si haut, pour une imagination bien née, les paons blancs, les cygnes noirs, les voilettes blanches et les reines en captivité.
Mme Seaune a beaucoup reçu cette année et l’année dernière, mais son salon a été fermé pendant les trois années précédentes, c’est-à-dire celles qui ont suivi la mort d’Honoré de Tenvres.
Les amis d’Honoré qui se réjouissaient de le voir peu à peu retrouver sa belle mine et sa gaieté d’autrefois, le rencontraient maintenant à toute heure avec Mme Seaune et attribuaient son relèvement à cette liaison qu’ils croyaient toute récente.
C’est deux mois à peine après le rétablissement complet d’Honoré que survint l’accident de l’avenue du Bois-de-Boulogne, dans lequel il eut les deux jambes cassées sous un cheval emporté.
L’accident eut lieu le premier mardi de mois; la péritonite se déclara le dimanche. Honoré reçut les sacrements le lundi et fut emporté le même lundi à six heures du soir. Mais mardi, jour de l’accident, au dimanche soir, il fut le seul à croire qu’il était perdu.
Le mardi, vers six heures, après les premiers pansements faits, il demanda à rester seul, mais qu’on lui montât les cartes des personnes qui étaient déjà venues savoir de ses nouvelles.
Le matin même, il y avait au plus huit heures de cela, il avait descendu à pied l’avenue du Bois-de-Boulogne. Il avait respiré tour à tour et exhalé dans l’air mêlé de brise et de soleil, il avait reconnu au fond des yeux des femmes qui suivaient avec admiration sa beauté rapide, un instant perdu au détour même de sa capricieuse gaieté, puis rattrapé sans effort et dépassé bien vite entre les chevaux au galop et fumants, goûté dans la fraîcheur de sa bouche affamée et arrosée par l’air doux, la même joie profonde qui embellissait ce matin-là la vie, du soleil, de l’ombre, du ciel, des pierres, du vent d’est et des arbres, des arbres aussi majestueux que des hommes debout, aussi reposés que des femmes endormies dans leur étincelante immobilité.
À un moment, il avait regardé l’heure, était revenu sur ses pas et alors… alors cela était arrivé. En une seconde, le cheval qu’il n’avait pas vu lui avait cassé les deux jambes. Cette seconde-là ne lui apparaissait pas du tout comme ayant dû être nécessairement telle. À cette même seconde il aurait pu être un peu plus loin, ou un peu moins loin, ou le cheval aurait pu être détourné, ou, s’il y avait eu de la pluie, il serait rentré plus tôt chez lui, ou, s’il n’avait pas regardé l’heure, il ne serait pas revenu sur ses pas et aurait poursuivi jusqu’à la cascade. Mais pourtant cela qui aurait si bien pu ne pas être qu’il pouvait feindre un instant que cela n’était qu’un rêve, cela était une chose réelle, cela faisait maintenant partie de sa vie, sans que toute sa volonté y pût rien changer. Il avait les deux jambes cassées et le ventre meurtri. Oh! l’accident en lui-même n’était pas si extraordinaire; il se rappelait qu’il n’y avait pas huit jours, pendant un dîner chez le docteur S… on avait parlé de C… qui avait été blessé de la même manière par un cheval emporté. Le docteur, comme on demandait de ses nouvelles, avait dit: «Son affaire est mauvaise.» Honoré avait insisté, questionné sur la blessure, et le docteur avait répondu d’un air important, pédantesque et mélancolique: «Mais ce n’est pas seulement la blessure; c’est tout un ensemble; ses fils lui donnent de l’ennui; il n’a plus la situation qu’il avait autrefois; les attaques des journaux lui ont porté un coup. Je voudrais me tromper, mais il est dans un fichu état.» Cela dit, comme le docteur se sentait au contraire, lui, dans un excellent état, mieux portant, plus intelligent et plus considéré que jamais, comme Honoré savait que Françoise l’aimait de plus en plus, que le monde avait accepté leur liaison et s’inclinait non moins devant leur bonheur que devant la grandeur du caractère de Françoise; comme enfin, la femme du docteur S…, émue en se représentant la fin misérable et l’abandon de C…, défendait par hygiène à elle-même et à ses enfants aussi bien de penser à des événements tristes que d’assister à des enterrements, chacun répéta une dernière fois: «Ce pauvre C…, son affaire est mauvaise» en avalant une dernière coupe de vin de Champagne, et en sentant au plaisir qu’il éprouvait à la boire que «leur affaire» à eux était excellente.
Mais ce n’était plus du tout la même chose. Honoré maintenant se sentant submergé par la pensée de son malheur, comme il l’avait souvent été par la pensée du malheur des autres, ne pouvait plus comme alors reprendre pied en lui-même. Il sentait se dérober sous ses pas ce sol de la bonne santé sur lequel croissent nos plus hautes résolutions et nos joies les plus gracieuses, comme ont leurs racines dans la terre noire et mouillée les chênes et les violettes; et il butait à chaque pas en lui-même. En parlant de C… à ce dîner auquel il repensait, le docteur avait dit: «Déjà avant l’accident et depuis les attaques des journaux, j’avais rencontré C… je lui avais trouvé la mine jaune, les yeux creux, une sale tête!» Et le docteur avait passé sa main d’une adresse et d’une beauté célèbres sur sa figure rose et pleine, au long de sa barbe fine et bien soignée et chacun avait imaginé avec plaisir sa propre bonne mine comme un propriétaire s’arrête à regarder avec satisfaction son locataire, jeune encore, paisible et riche. Maintenant Honoré se regardant dans la glace était effrayé de «sa mine jaune», de sa «sale tête». Et aussitôt la pensée que le docteur dirait pour lui les mêmes mots que pour C…, avec la même indifférence, l’effraya. Ceux mêmes qui viendraient à lui pleins de pitié s’en détourneraient assez vite comme d’un objet dangereux pour eux; ils finiraient par obéir aux protestations de leur bonne santé, de leur désir d’être heureux et de vivre. Alors sa pensée se reporta sur Françoise, et, courbant les épaules, baissant la tête malgré soi, comme si le commandement de Dieu avait été là, levé sur lui, il comprit avec une tristesse infinie et soumise qu’il fallait renoncer à elle. Il eut la sensation de l’humilité de son corps incliné dans sa faiblesse d’enfant, émet sa résignation de malade, sous ce chagrin immense, et il eut pitié de lui comme souvent, à toute la distance de sa vie entière, il s’était aperçu avec attendrissement tout petit enfant, et il eut envie de pleurer.
Il entendit frapper à la porte, on apportait les cartes qu’il avait demandées. Il savait bien qu’on viendrait chercher de ses nouvelles, car il n’ignorait pas que son accident était grave, mais tout de même, il n’avait pas cru qu’il y aurait tant de cartes, et il fut effrayé de voir que tant de gens étaient venus, qui le connaissaient si peu et ne se seraient dérangés que pour son mariage ou son enterrement. C’était un monceau de cartes et le concierge le portait avec précaution pour qu’il ne tombât pas du grand plateau, d’où elles débordaient. Mais tout d’un coup, quand il les eut toutes près de lui, ces cartes, le monceau lui apparut une toute petite chose, ridiculement petite vraiment, bien plus petite que la chaise, ou la cheminée. Et il fut plus effrayé encore que ce fût si peu, et se sentit si seul, que pour se distraire il se mit fiévreusement à lire les noms; une carte, deux cartes, trois cartes, ah! il tressaillit et de nouveau regarda: «Comte François de Couvres». Il devait bien pourtant s’attendre à ce que M. de Buivres vînt prendre de ses nouvelles, mais il y avait longtemps qu’il n’avait pensé à lui, et tout de suite la phrase de Buivres: «Il y avait ce soir quelqu’un qui a dû rudement se la payer, c’est François de Gouvres; — il dit qu’elle a un tempérament! mais il parait qu’elle est affreusement faite, et il n’a pas voulu continuer», lui revint, et sentant toute la souffrance ancienne qui du fond de sa conscience remontait en un instant à la surface, il se dit: «Maintenant je me réjouis si je suis perdu. Ne pas mourir, rester cloué là, et, pendant des années, tout le temps qu’elle ne sera pas auprès de moi, une partie du jour, toute la nuit, la voir chez un autre! Et maintenant. ce ne serait plus par maladie que je la verrais ainsi, ce serait sûr. Comment pourrait-elle m’aimer encore? un amputé!» Tout d’un coup il s’arrêta. «Et si je meurs, après moi?»
Elle avait trente ans, il franchit d’un saut le temps plus ou moins long où elle se souviendrait, lui serait fidèle. Mais il viendrait un moment… «Il dit “qu’elle a un tempérament…” je veux vivre, je veux vivre et je veux marcher, je veux la suivre partout, je veux être beau, je veux qu’elle m’aime!»
À ce moment, il eut peur en entendant sa respiration qui sifflait, il avait mal au côté, sa poitrine semblait s’être rapprochée de son dos, il ne respirait pas comme il voulait, il essayait de reprendre haleine et ne pouvait pas. À chaque seconde il se sentait respirer et ne pas respirer assez. Le médecin vint. Honoré n’avait qu’une légère attaque d’asthme nerveux. Le médecin parti, il fut plus triste; il aurait préféré que ce fût plus grave et être plaint. Car il sentait bien que si cela n’était pas grave, autre chose l’était et qu’il s’en allait. Maintenant il se rappelait toutes les souffrances physiques de sa vie, il se désolait; jamais ceux qui l’aimaient le plus ne l’avaient plaint sous prétexte qu’il était nerveux. Dans les mois terribles qu’il avait passés après son retour avec Buivres, quand à sept heures il s’habillait après avoir marché toute la nuit, son frère qui se réveillait un quart d’heure les nuits qui suivent des dîners trop copieux lui disait:
«Tu t’écoutes trop; moi aussi, il y a des nuits où je ne dors pas. Et puis, on croit qu’on ne dort pas, on dort toujours un peu.» C’est vrai qu’il s’écoutait trop; au fond de sa vie, il écoutait toujours la mort qui jamais ne l’avait laissé tout à fait et qui, sans détruire entièrement sa vie, la minait, tantôt ici, tantôt là. Maintenant son asthme augmentait, il ne pouvait pas reprendre haleine, toute sa poitrine faisait un effort douloureux pour respirer. Et il sentait le voile qui nous cache la vie, la mort qui est en nous, s’écarter et il apercevait l’effrayante chose que c’est de respirer, de vivre.
Puis, il se trouva reporté au moment où elle serait consolée, et alors, qui ce serait-il? Et sa jalousie s’affola de l’incertitude de l’événement et de sa nécessité. Il aurait pu l’empêcher en vivant, il ne pouvait pas vivre et alors? Elle dirait qu’elle entrerait au couvent, puis quand il serait mort se raviserait, Non! il aimait mieux ne pas être deux fois trompé, savoir. — Qui? — Couvres, Alériouvre, Buivres, Breyves? Il les aperçut tous et, en serrant ses dents contre ses dents, il sentit la révolte furieuse qui devait à ce moment indigner sa figure. Il se calma lui-même. Non, ce ne sera pas cela, pas un homme de plaisir, il faut que cela soit un homme qui l’aime vraiment. Pourquoi est-ce que je ne veux pas que ce soit un homme de plaisir? Je suis fou de me le demander, c’est si naturel. Parce que je l’aime pour elle-même, que je veux qu’elle soit heureuse. — Non, ce n’est pas cela, c’est que je ne veux pas qu’on excite ses sens, qu’on lui donne plus de plaisir que je ne lui en ai donné, qu’on lui en donne du tout. Je veux bien qu’on lui donne du bonheur, je veux bien qu’on lui donne de l’amour, mais je ne veux pas qu’on lui donne du plaisir. Je suis jaloux du plaisir de l’autre, de son plaisir à elle. Je ne serai pas jaloux de leur amour. Il faut qu’elle se marie, qu’elle choisisse bien. Ce sera triste tout de même.
Alors un de ses désirs de petit enfant lui revint, du petit enfant qu’il était quand il avait sept ans et se couchait tous les soirs à huit heures. Quand sa mère, au lieu de rester jusqu’à minuit dans sa chambre qui était à côté de celle d’Honoré, puis de s’y coucher, devait sortir vers onze heures et jusque-là s’habiller, il la suppliait de s’habiller avant dîner et de partir n’importe où, ne pouvant supporter l’idée, pendant qu’il essayait de s’endormir, qu’on se préparait dans la maison pour une soirée, pour partir. Et pour lui faire plaisir et le calmer, sa mère tout habillée et décolletée à huit heures venait lui dire bonsoir, et partait chez une amie attendre l’heure du bal. Ainsi seulement, dans ces jours si tristes pour lui où sa mère allait au bal, il pouvait, chagrin, mais tranquille, s’endormir.
Maintenant la même prière; qu’il faisait à sa mère, la même prière à Françoise lui montait aux lèvres. Il aurait voulu lui demander de se marier tout de suite, qu’elle fût prête; pour qu’il pût enfin s’endormir pour toujours, désolé, mais calme, et point inquiet de ce qui se passerait après qu’il se serait endormi
Les jours qui suivirent, il essaya de parler à Françoise qui, comme le médecin lui-même, ne le croyait pas perdu et repoussa avec une énergie douce mais inflexible la proposition d’Honoré.
Ils avaient tellement l’habitude de se dire la vérité, que chacun disait même la vérité qui pouvait faire de la peine à l’autre, comme si au fond de chacun d’eux, de leur être nerveux et sensible dont il fallait ménager les susceptibilités, ils avaient senti la présence d’un Dieu, supérieur et indifférent à toutes ces précautions bonnes pour des enfants, et qui exigeait et devait la vérité. Et envers ce Dieu qui était au fond de Françoise, Honoré, et envers ce Dieu qui était au fond d’Honoré, Françoise, s’était toujours senti des devoirs devant qui cédaient le désir de ne pas se chagriner, de ne pas s’offenser, les mensonges les plus sincères de la tendresse et de la pitié.
Aussi quand Françoise dit à Honoré qu’il vivrait, il sentit bien qu’elle le croyait et se persuada peu à peu de le croire:
«Si je dois mourir, je ne serai plus jaloux quand je serai mort; mais jusqu’à ce que je sois mort? Tant que mon corps vivra, oui! Mais puisque je ne suis jaloux que du plaisir, puisque c’est mon corps qui est jaloux, puisque ce dont je suis jaloux, ce n’est pas de son coeur, ce n’est pas de son bonheur, que je veux, par qui sera le plus capable de le faire; quand mon corps s’effacera, quand l’âme l’emportera sur lui, quand je serai détaché peu à peu des choses matérielles comme un soir déjà quand j’ai été très malade, alors que je ne désirerai plus follement le corps et que j’aimerai d’autant plus l’âme, je ne serai plus jaloux. Alors véritablement j’aimerai. Je ne peux pas bien concevoir ce que ce sera, maintenant que mon corps est encore tout vivant et révolté, mais je peux l’imaginer un peu, par ces heures ou ma main dans la main de Françoise, je trouvais dans une tendresse infinie et sans désirs l’apaisement de mes souffrances et de ma jalousie. J’aurai bien du chagrin en la quittant, mais de ce chagrin qui autrefois me rapprochait encore de moi-même, qu’un ange venait consoler en moi, ce chagrin qui m’a révélé l’ami mystérieux des jours de malheur, mon âme, ce chagrin calme, grâce auquel je me sentirai plus beau pour paraître devant Dieu, et non la maladie horrible qui m’a fait mal pendant si longtemps sans élever mon coeur, comme un mal physique qui lancine, qui dégrade et qui diminue. C’est avec mon corps, avec le désir de son corps que j’en serai délivré. — Oui mais jusque-là, que deviendrai-je? plus faible, plus incapable d’y résister que jamais, abattu sur mes deux jambes cassés, quand, voulant couvrir à elle pour voir qu’elle n’est pas où j’aurai rêvé, je resterai là, sans pouvoir bouger, berné par tous ceux qui pourront “se la payer” tant qu’ils voudront à ma face d’infirme qu’ils ne craindront plus.»
La nuit du dimanche au matin, il rêva qu’il étouffait, sentait un poids énorme sur sa poitrine. Il demandait grâce, n’avait plus la force de déplacer tout ce poids, le sentiment que tout cela était ainsi sur lui depuis très longtemps lui était inexplicable, il ne pouvait pas le tolérer une seconde de plus, il suffoquait. Tout d’un coup, il se sentit miraculeusement allégé de tout ce fardeau qui s’éloignait, s’éloignait, l’ayant à jamais délivré. Et il se dit: «Je suis mort!»
Et, au-dessus de lui, il apercevait monter tout ce qui avait si longtemps pesé ainsi sur lui à l’étouffer; il crut d’abord que c’était l’image de Gouvres, puis seulement ses soupçons, puis ses désirs, puis cette attente d’autrefois dès le matin, criant vers le moment où il verrait Françoise, puis la pensée de Françoise. Cela prenait à toute minute une autre forme, comme un nuage, cela grandissait, grandissait sans cesse, et maintenant il ne s’expliquait plus comment cette chose qu’il comprenait être immense comme le monde avait pu être sur lui, sur son petit corps d’homme faible, sur son pauvre coeur d’homme sans énergie et comment il n’en avait pas été écrasé. Et il comprit aussi qu’il en avait été écrasé et que c’était une vie d’écrasé qu’il avait menée. Et cette immense chose qui avait pesé sur sa poitrine de toute la force du monde, il comprit que c’était son amour.
Puis il se redit: «Vie d’écrasé!» et il se rappela qu’au moment où le cheval l’avait renversé, il s’était dit: «Je vais être écrasé», il se rappela sa promenade, qu’il devait ce matin-là aller déjeuner avec Françoise, et alors, par ce détour, la pensée de son amour lui revint. Et il se dit: «Est-ce mon amour qui pesait sur moi? Qu’est-ce que ce serait si ce n’était mon amour? Mon caractère, petit-être? Moi? ou encore la vie?» Puis il pensa: «Non, quand je mourrai, je ne serai pas délivré de mon amour, mais de mes désirs charnels, de mon envie charnelle, de ma jalousie.» Alors il dit: «Mon Dieu, faites venir cette heure, faites-la venir vite, mon Dieu, que je connaisse le parfait amour.»
Le dimanche soir, la péritonite s’était déclarée; le lundi matin vers dix heures, il fut pris de fièvre, voulait Françoise, l’appelait, les yeux ardents: «Je veux que tes yeux brillent aussi, je veux te faire plaisir comme je ne t’ai jamais fait… je veux te faire… je t’en ferai mal.» Puis soudain, il pâlissait de fureur. «Je vois bien pourquoi tu ne veux pas, je sais bien ce que tu t’es fait faire ce matin, et où et par qui, et je sais qu’il voulait me faire chercher, me mettre derrière la porte pour que je vous voie, sans pouvoir me jeter sur vous, puisque je n’ai plus mes jambes, sans pouvoir vous empêcher, parce que vous auriez eu encore plus de plaisir en me voyant là pendant; il sait si bien tout ce qu’il faut pour te faire plaisir, mais je le tuerai avant, avant je te tuerai, et encore avant je me tuerai. Vois! je me suis tué!» Et il retombait sans force sur l’oreiller.
Il se calma peu à peu et toujours cherchant avec qui elle pourrait se marier après sa mort, mais c’étaient toujours les images qu’il écartait, celle de François de Gouvres, celle de Buivres, celles qui le torturaient, qui revenaient toujours.
À midi, il avait reçu les sacrements. Le médecin avait dit qu’il ne passerait pas l’après-midi. Il perdait extrêmement vite ses forces, ne pouvait plus absorber de nourriture, n’entendait presque plus. Sa tête restait libre et sans rien dire, pour ne pas faire de peine à Françoise qu’il voyait accablée, il pensait à elle après qu’il ne serait plus rien, qu’il ne saurait plus rien d’elle, qu’elle ne pourrait plus l’aimer.
Les noms qu’il avait dits machinalement, le matin encore, de ceux qui la posséderait peut-être, se remirent à défiler dans sa tête pendant que ses yeux suivaient une mouche qui s’approchait de son doigt comme si elle voulait le toucher, puis s’envolait et revenait sans le toucher pourtant; et comment, ramenant son attention un moment endormie, revenait le nom de François de Gouvres, et il se dit peut être qu’en effet il la posséderait en même temps il pensait: «Peut-être la mouche va-t-elle toucher le drap? non, pas encore», alors se tirant brusquement de sa rêverie: «Comment? l’une des deux choses ne me paraît pas plus importante que l’autre! Gouvres possédera-t-il Françoise, la mouche touchera-t-elle le drap? oh! la possession de Françoise est un peu plus importante.» Mais l’exactitude avec laquelle il voyait la différence qui séparait les deux événements lui montra qu’ils le touchaient pas beaucoup plus l’un que l’autre. Et il se dit: «Comment, cela m’est si égal! comme c’est triste.» Puis il s’aperçut qu’il ne disait: «Comme c’est triste» que par habitude et qu’ayant changé tout à fait, il n’était plus triste d’avoir changé. Un vague sourire desserra ses lèvres. «Voilà, se dit-il, mon pur amour pour Françoise. Je ne suis plus jaloux, c’est que je suis Dieu près de la mort; mais qu’importe, puisque cela était nécessaire pour que j’éprouve enfin pour Françoise le véritable amour.» Mais alors, levant les yeux, il aperçut Françoise, au milieu des domestiques, du docteur, de deux vieilles parentes, qui tous priaient là près de lui. Et il s’aperçut que l’amour, pur de tout égoïsme, de toute sensualité, qu’il voulait si doux, si vaste et si divin en lui, chérissait les vieilles parentes, les domestiques, le médecin lui-même, autant que Françoise, et qu’ayant déjà pour elle l’amour de toutes les créatures à qui son âme semblable à la leur l’unissait maintenant, il n’avait plus d’autre amour pour elle. Il ne pouvait même pas en concevoir de la peine tant tout l’amour exclusif d’elle, l’idée même d’une préférence pour elle, était maintenant abolie.
En pleurs, au pied du lit, elle murmurait les plus beaux mots d’autrefois: «Mon pays, mon frère.» Mais lui n’ayant ni le vouloir, ni la force de la détromper, souriait et pensait que son «pays» n’était plus en elle, mais dans le ciel et sur toute la terre. Il répétait dans son coeur: «Mes frères», et s’il la regardait plus que les autres, c’était par pitié seulement, pour le torrent de larmes qu’il voyait s’écouler sous ses yeux, ses yeux qui se fermeraient bientôt et déjà ne pleuraient plus. Mais il ne l’aimait pas plus et pas autrement que le médecin, que les vieilles parentes, que les domestiques. Et c’était là la fin de sa jalousie.
Fin de La Fin de la Jalousie
FIN de LES PLAISIRS ET LES JOURS