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CHAPITRE IV

Table des matières

Rodin, son Musée, l’Institut et... encore bien d’autres choses.

Rodin avait depuis longtemps l’idée de créer un Musée de ses œuvres. Il n’avait pas encore pensé à l’Hôtel Biron. Ce fut Mlle Judith Cladel qui, lui en ayant donné l’idée, en prit l’initiative. L’État ou les Domaines lui avaient donné congé de la rue de Varenne, et il cherchait, pour s’y loger, un hôtel Particulier d’un style architectural approprié à ses œuvres: Renaissance ou Louis XIV. Un antiquaire, qui depuis longtemps, faisait des affaires avec le maître, fut chargé par lui d’en découvrir un. Il le trouva, mais il fallait le restaurer. C’était, je crois, du côté de la rue Saint-André-des-Arts, l’Hôtel d’Ingres. Rodin le visita et revint désenchanté de Sa visite.

— Autrefois, me dit-il, les rois logeaient les grands artistes... Les sots qui nous gouvernent aujourd’hui les jettent à la rue.

— Pourquoi ne pas faire votre Musée à Meudon?... Le ciel, la vue, l’atmosphère y sont créés déjà...

— C’est trop loin. Il n’y viendrait personne... et je veux qu’on vienne y étudier.

— Pourtant la colonnade antique... le portique du château d’Issy, votre jardin en gradins, comme les jardins en terrasse, peuplé d’antiques et de vos œuvres, ce serait beau, et il y viendrait sûrement des travailleurs.

— Je veux que les forgerons y viennent, coupa-t-il.

C’était une pointe contre l’Institut. Rodin avait pour celui-ci une telle haine que c’en était une phobie. Si la chienne boitait, c’était la faute de l’Institut. S’il butait contre une ronce, c’était l’Institut. Bref, l’Institut était sa bête noire, et je suis sûre que s’il s’était vu mourir, il aurait accusé l’Institut de l’avoir tué.

Ainsi, au Salon de la Nationale, on avait placé une inscription portant: «Moulage d’après nature» sur deux torses en plâtre qu’il avait exposés. C’était une méchanceté. Je l’avais vu les modeler, et connaissais les modèles. On écrivit un peu partout des articles indignés, excitant Rodin à protester. Il écouta tout le monde, promit ce qu’on voulait. Mais fit simplement retirer les torses. Quand ils furent rapportés à l’hôtel Biron, Rodin, seul, tournait autour en les palpant, les caressant du bout des doigts comme s’il cherchait à y découvrir un défaut. Il y avait un grand moment qu’il était debout, silencieux. Je m’approchai, essayant de le distraire. Il pleurait.

— C’est l’Institut, me dit-il. C’est l’Institut qui a fait mettre cet écriteau.

Un jour, Rodin arriva de Meudon avec sa mauvaise figure. Je lui demandai pourquoi il était triste.

Il se rebiffa d’abord devant mon audace de le questionner. Mais je lui tins tête. Je savais que, Parfois, il se consolait en me contant ses ennuis. La voix triste, la lèvre tombante, d’un air très fatigué, il me dit:

— L’Etat me refuse l’hôtel Biron après me l’avoir donné. On ne veut pas voter les crédits. L’Etat n’a pas compris que j’en ferais tous les frais.

— Bah! vous ferez votre Musée ailleurs!... Le ministère changera, le nouveau sera plus accueillant. Les ministres sont comme le Phénix, ils renaissent de leurs cendres.

— Alors, je n’aurai jamais Biron. Et puis, partons! reprit-il. Allons à Meudon! J’ai besoin de marcher. Laissons Paris pendant quelques jours.

En arrivant à Meudon, Rodin se mit tout de suite au travail. Il retouchait des petites figurines en plâtre, tout en causant. Il aimait surtout entendre causer pendant qu’il sculptait. Il faisait du gâchis sur sa houppelande et le parquet. Mme Rodin, heureuse de l’avoir auprès d’elle, lui souriait et l’entretenait de cuisine.

— Poisson, soupe aux choux et lard, c’est ce que je préfère, Rose.

— Ce n’est peut-être pas très élégant, me disait-il, en riant; mais les paysans qui sont plus près de Dieu ne mangent pas autre chose. Toi, mon chat, continuait-il en s’adressant à sa femme, tu as ta cuisine spéciale... des légumes, du fromage, du lait...

Elle ne répondait pas. Tous les deux mangeaient les mêmes choses.

Par à-coups, tout en sculptant, sa pensée revenait à cet Etat insouciant du don qu’il lui faisait:

— Ce sont des imbéciles et des sots... Ils ne comprennent rien à l’art, d’ailleurs! Et puis, nous sommes dans une telle décadence!

Pour tourner sa pensée vers un autre sujet, je lui Parlais d’ordre. Sujet favori et épineux qui se terminait pour moi par d’amers reproches que je ne méritais pas!

— Quand j’étais jeune, je perdais toujours mes outils. Je les déplaçais, je n’arrivais plus à remettre la main dessus. Ma pauvre Rose! En as-tu supporté des reproches injustes pour cela!

— Je ne m’en souviens plus, ma vieille, va, travaille! Je suis contente quand tu es ici.

Et la pauvre femme s’en allait vite pour cacher ses yeux pleins de larmes.

— Allons, passez-moi mes ébauchoirs... pas ça, Ces bouts de bois... là. Vous êtes manœuvre, et vous voyez bien que je suis content!

— Travaillez, travaillez, maître. C’est si intéressant de vous voir créer. Créer, pour vous, c’est la santé, c’est la vie.

Et, comme sa femme revenait auprès de nous, il dit très gentiment:

— J’aime les femmes obéissantes. Aujourd’hui, elles le sont.

Rose annonçant le déjeuner, il partit avec nous deux, la main dans celle de sa vieille femme. La digestion fut mauvaise. Le déjeuner trop silencieux. L’après-midi, il devint tout à fait méchant. Les «Nom de Dieu» ronflèrent. Il serrait les poings, appelait les hommes d’État «apaches en cravate blanche», traitait Poincaré d’ «épicier» et Waldeck-Rousseau d’ «idiot». Mais il ne dit rien de Clémenceau, car je lui appris qu’il venait poser le lendemain. Vers le soir, après une promenade dans le jardin entre sa femme et moi, il dit à Rose:

— Après tout, ma Rose, je serais bien bête de donner nos richesses!

Sur le perron, il me renvoya par un:

— Bonsoir! A demain. J’ai des choses sérieuses à écrire ce soir.

Il s’enferma dans le grand salon, et je partis. Le lendemain, je trouvais sur la table ce testament:

«Je soussigné, Auguste Rodin, sain de corps et d’esprit, donne et lègue à l’État toutes mes œuvres et mes antiques à charge pour lui de faire une pension alimentaire à Mlle Marie-Rose Beuret, qui est restée auprès de moi toute ma vie. Si l’État n’accepte pas, je donne mes œuvres aux différents musées étrangers et je prie Octave Mirbeau, Bigand-Kaire, etc., etc... de faire respecter mes volontés.»

Il était auprès de sa femme quand je lui apportai cette feuille. Il l’avait oubliée, et ils s’entretenaient tous deux de leurs richesses, de l’argent, des honneurs.

— J’ai des richesses incomparables, disait-il. Tous les deux baissaient la tête, un peu confus, donnés, dans une attitude aussi religieuse que celle des paysans dans «l’Angélus» de Millet. Puis, ils s’embrassèrent doucement, dans un besoin d’unir leurs forces pour porter le poids de cette réalité si longtemps attendue, mais si tard venue pour eux: la fortune!

L’État et les Beaux-Arts ne connaissaient pas la richesse de Rodin, qui dépensait sans calculer pour enrichir sa collection, malgré les aigrefins qui le trompaient et le volaient. La Chambre syndicale des antiquaires parisiens évalua la collection d’antiques que possédait l’artiste à quatre millions.

Rodin était très riche, et tous les jours il augmentait sa richesse. On n’aurait pu à ce moment évaluer sa fortune. Il avait de l’argent dans toutes les banques, et à l’étranger. Il s’en est fallu de peu que tout cela ne soit perdu.

L’idée la plus tenace de Rodin était celle de donner ses œuvres et ses collections à la France. Et quand il fit sa donation, même si son cerveau lui refusait la compréhension des articles notariés, ceux qui l’acceptèrent n’avaient aucun scrupule à avoir, car c’était une joie pour le maître, et une belle action. Celle d’un grand Français qui aimait surtout la France et ne se dispersait pas.

Rodin intime : ou l'Envers d'une gloire

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