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Rodin et «la Muse».

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J’ai déjà nommé la Muse. Sa liaison avec Rodin est chose connue, qui dura d’environ de 1904 à 1911, On a donc le droit d’en parler. J’en tairai, du reste, tout ce qui viserait au scandale. Et notamment je m’en tiendrai à rappeler que la Muse était d’origine américaine et avait épousé M. de Ch.....

Elle était très fière du nom qu’elle avait ainsi acquis. Elle était également très vaine de ses relations mondaines qu’elle prétendait sacrifier à Rodin, lui reprochant de lui consacrer tous ses soins au détriment des invitations qu’elle recevait. Ou bien elle parlait ducs, comtes, marquis, appelant Edouard VII «mon cousin» et «notre grand ami». Son verbiage sur ce sujet était si incohérent que j’ai souvent pensé à la comtesse d’Escarbagnas. Je lui en voulais de se jouer de ce grand naïf qu’était Rodin, et je regrettais sincèrement qu’il ne comprît pas le ridicule de tels entretiens.

— Si le roi de France revenait sur le trône, lui disait-elle, j’aurais un des premiers tabourets à la Cour et je serais la perle de l’esprit de France!

Cela continuait par la récitation des multiples rameaux de l’arbre généalogique de la famille où elle était entrée, et dont le titre venait un jour de Louis XV, un autre jour de Charles X, puis un peu plus de whisky aidant, descendait, comme une torpille, en droite ligne de Charlemagne.

Au dehors c’était de ses relations avec Rodin qu’elle parlait, assurant qu’il lui devait sa gloire.

— Rodin, c’est moi! aimait-elle à dire souvent.

Pauvre femme!

Malheureusement, elle exerçait sur l’artiste une pénible influence, l’empêchant de travailler, l’accaparant, le désorganisant, l’affaiblissant, et privant ainsi l’art français de belles œuvres. Il est vrai qu’elle gagnait son argent plus durement que la domestique ses gages. Elle débarbouillait Rodin, le chaussait, le coiffait, l’habillait, supportait sa mauvaise humeur sans se plaindre... quitte à se venger sur les véritables admirateurs et amis du Maître. Elle en était arrivée à faire presque le vide autour de lui.

Elle ensevelissait le cerveau de l’artiste dans des stupidités, et se comparaît elle-même à Mme Steinheil, était jalouse de la beauté de celle-ci, de son talent, de ses charmes. Elle reprochait à Rodin de s’être donnée à lui lorsque son titre la destinait aux Plus hautes amitiés.

Un jour que depuis une heure elle «embêtait» Rodin avec ces histoires, j’appelai le maître:

— Dites-lui «zut», elle vous agace, à la fin! Il prit son chapeau, son pardessus, et lui dit simplement:

— Allons!... Vous venez, madame?

Sur les instances de la Muse, Rodin acheta un Phonographe. Les disques reproduisaient des chants d’église, des chœurs liturgiques anciens, de nombreux requiem. J’étais chargée de mettre la mécanique en marche. Assis sur le canapé, la tête appuyée dans sa main, les yeux mi-clos, en une attitude de recueillement intense, grave, Rodin écoutait. Parfois il tressaillait, prenait la main de la Muse dans la sienne afin que ce contact associât leur mutuelle émotion.

Après les messes et les liturgies, on entendait Caruso dans la Tosca. Puis venait la bourrée auvergnate que la Muse accompagnait. Rodin, son carnet de pensées dans les mains, s’éloignait dans un coin du salon. La Muse se drapait d’une écharpe de soie noire ou verte que Rodin dénommait son Égide et elle dansait. Je tournais la manivelle et, malgré moi, pensais aux âges révolus depuis lesquels se perpétuait cette danse que l’Auvergne, respectueuse des traditions, danse encore... A la réalité, la Muse parodiait la bourrée; et ce qu’elle dansait avec de grands coups de pieds, des contorsions en avant, en arrière, avec cet envol d’écharpes que l’air gonflait, ressemblait à un burlesque cancan. Au lieu de n’être inspirée que de l’interprétation conservée, elle paraissait surtout soucieuse de ses chichis trop fragilement retenus pour une acrobatie de si longue durée.

Dix fois et plus même, je remontais la mécanique tandis que Rodin écrivait. Il parlait d’attaque, de taureaux, de Minerve, de déités... Quand une feuille était noircie, il la jetait par terre. Je la ramassais et courais traduire cela sous le titre: «Fresques». Quand il était fatigué, il s’en allait seul rêver dans le jardin de l’hôtel Biron.

La Muse en profitait pour refaire son visage, s’ingéniant à «réparer des ans l’irréparable outrage». Camouflage nécessaire! Fards gras, couleurs fondues, glissaient jusqu’aux coins de la bouche. Ensuite elle s’isolait entre les deux portes ouvertes d’une vieille armoire normande qui lui servait de buffet, et dégustait quelque liqueur. Restaurée, elle revenait au phonographe, glissait un disque, et la machine broyait un cancan américain avec accompagnement de sifflets qu’elle dansait en chahutant et voulant m’entraîner. Si la bourrée était massacrée, le cancan au contraire paraissait tout à fait nature. Le sculpteur Despiau, bon maître de grande valeur, doit se souvenir de ces séances de Phonographe à l’hôtel Biron. Mme Emma Calvé avait dansé un jour la bourrée pour faire plaisir à Rodin; il en était touché, car il le répétait souvent.

Un matin il arriva en nage de Meudon. Je le fis changer de linge tout de suite. Au moment d’emporter la chemise blanche qu’il venait de quitter, je vis une manchette recouverte d’écriture. Je recopiai dès qu’il fut parti: c’était adressé à la Muse:

«Dans mes soirées d’études... du soin de ma vie... la fenêtre... Lorsque je vous ai connue c’était comme une fenêtre ouverte sur des jardins. L’air délicieux et parfumé entrait dans ma chambre. La vie et ma chandelle déjà allumée pour ma soirée. C’est recueilli d’aise et du divin. Cette exaltation m’a quotidiennement donné cette béatitude qui m’avait manqué et la reine des Élégances m’avait aimé. Par cette fenêtre le plus pur de mon sang s’est changé en amour.»

Quand Rodin fut installé, tranquille, dans son fauteuil au fond du parc, je vins le trouver.

— Pour qui était le billet doux que vous aviez écrit sur votre manchette, maître?

— Faites voir...

Je lui lus la copie.

— Je ne me souviens pas très bien, avoua-t-il, avec malice. Ça doit être pour ma pauvre vieille femme...

— Je le lui remettrai donc de votre part, cher maître?

Il voulut que je le relise.

— C’est trop beau pour elle, me dit-il, en reprenant le papier. Elle ne comprendrait pas!

Le soir je retrouvai la copie qu’il avait perdue dans le jardin.

Le lendemain, la Reine des Élégances redansa la bourrée. Elle avait absorbé un demi-litre de kirsch Pour se donner des forces, elle titubait en dansant et ses traits avaient cette hébétude et cet affaissement des muscles si caractéristiques. Rodin, sérieux, écrivait:

«Quelques reculs... puis de fières avancées... elle met l’égide par devant le bras, l’égide vole autour d’elle, l’écharpe suit... Euterpe toute enivrante!... Je ne ferai que des choses tronquées?... La Bourrée sans buste?... Par raison du ciel, Dieu me l’a-t-il défendu... tendue... guirlande, bouclier, bras haut, égide, draperie grecque...»

Je lisais ces feuilles au fur et à mesure. Ce fut plus fort que moi. Je vins regarder Rodin sous le nez pour voir si, lui aussi, n’était pas enivré. Charles Morice, à qui je racontais ces scènes pour le dédommager un peu des brutalités de Rodin, en fut peiné.

— Je connais le Rodin de la page des intimités, me répondit-il; ce n’est pas le plus précieux, mais peut-être était-il nécessaire à l’autre, au grand. On ne sait pas, prenons les gens en bloc et Rodin avec Rodin.

Mme de Ch..., ayant lu dans les journaux que les apaches étaient rois, s’en montra fort effrayée. Ce nom d’apache faisait trembler son esprit mal parisianisé et elle communiqua sa peur à Rodin, puis alla trouver M. Lépine, alors préfet de police, lui demanda un agent pour accompagner le maître. M. Lépine recommanda un agent retraité qui, dès lors, venait tous les soirs, à six heures, chercher Rodin, rue de Varenne, où est, on le sait, situé l’hôtel Biron, l’accompagnait jusqu’aux Brillants, sa villa de Meudon, et, la nuit, veillait sur lui, assis dans un fauteuil près de son lit. Rodin ne s’en tint pas là et acheta une chienne policière, Dora, Pour suppléer le gardien. Tant à Meudon qu’à Biron, on ne voyait que revolvers sur les meubles. Avant l’introduction de ces gardiens, Rodin se souciait assez peu du danger. Après, il se mit à avoir réellement peur. Je me moquais de lui pour le tranquilliser et, au bout d’un mois à peine, il renvoya le détective qui l’importunait. Nous rangeâmes les armes qui traînaient sur les meubles, en riant. Par la suite, lorsqu’il faisait allusion à cela, Rodin se traitait de ridicule.

L’artiste et la Muse étaient très libres devant moi, mais, devant d’autres, ils se tenaient convenablement.

Elle m’en voulait; lui, malgré tout, restait très bon à mon égard. Aussi, un jour qu’il avait été particulièrement de mauvaise humeur et ne m’avait Pas laissée une minute tranquille, je m’étais plainte de la migraine:

— Allez-vous-en vite chez vous... Reposez-vous bien, avait-il dit.

Il m’embrassa et me donna vingt francs pour me soigner. Un autre matin, je me foulai la cheville en traversant la cour de Biron et entrai à cloche-pied pour prévenir le domestique. Rodin entendit, se précipita, me prit dans ses bras, me déposa avec des précautions infinies sur le canapé du salon, et manda un médecin.

— Je suis confuse, mon bon maître, protestai-je. Tant de soins pour une modeste employée...

— Vous êtes, avant tout, une femme, me répondit-il, et une femme, c’est sacré.

Je n’entrerai pas dans le détail des petites manœuvres de la Muse et de ses basses intrigues. Mais, un jour, je finis par dire la vérité au maître, et en même temps lui donnai les preuves. Pauvre Rodin! Il pleurait son amour comme un enfant de quinze ans. Nous étions dans le grand atelier de Meudon. Lui, affaissé contre l’Ugolin, secoué de gros sanglots.

— Je suis un imbécile et un malheureux, gémissait-il.

Je ne le ménageai pas et lui fis voir le ridicule et l’effondrement où il allait.

— Si votre cerveau a vingt ans, maître, c’est pour créer, lui disai-je, et non pour vous avilir dans des amours aussi mensongères qu’elles sont tenaces! N’est-ce pas triste de penser que notre génie, le plus grand sculpteur de notre époque, celui que tous les sincères admirent, n’est qu’un vulgaire jouet pour une femme, et qu’il se croit, déjà blanchi par l’âge, un Adonis de vingt ans, parce que son imagination est ardente?...

Et je lui parlais de sa vieille compagne si simple, si pure dans son unique amour pour lui. Je lui faisais la morale, et lui m’écoutait, toujours à genoux. Sur sa figure ravagée passait de la souffrance. Je savais que je blessais surtout son orgueil, mais c’était le point faible, et je comptais sur le revirement qu’apporterait sa réflexion. La Muse l’attendait à Biron, les malles prêtes, pour de nouvelles randonnées. Les affaires et la sculpture en souffriraient encore. Bravement je lui conseillai:

— Il ne vous reste qu’une chose à faire. Partir avec votre femme. Tout de suite, sans tourner la tête. Faites un petit voyage en sa compagnie. Et revenez guéri.

Il essaya de lâches objections. Je tins bon. Il vint m’accompagner sur la route, et il me quitta décidé.

Une heure après, il partait pour la Normandie avec sa bonne Rose, où ils demeurèrent plusieurs jours.

Le 13 août, il revint, m’appela, et, avant de le revoir, je lui écrivis:

«Mon cher maître, je pense que ma lettre vous trouvera en bonne santé, matérielle et morale; que notre entretien aura eu pour vous de salutaires résultats. Pardonnez-moi si la vérité a été cruelle. J’ai fait mon devoir et, je crois, une bonne action. J’espère que vous revenez à vos travaux avec l’énergie renouvelée. La France, vos amis, grands et petits, attendent de nouvelles œuvres et ce n’est que le travail qui ramènera le calme dans votre âme. Travaillez, cher maître, travaillez! Dieu vous donnera la force et, par votre travail, vous gagnerez même le cœur de vos ennemis.»

Il revint, en effet, changé. Plein de courage et de force, il voulait tout entreprendre. Et surtout, revoir ses amis qu’il avait délaissés. Je ne le quittais pas. Charles Morice m’écrivit: «Vous êtes une fée».

Rodin me disait:

— Tu as fait une noble chose. Tu m’as sauvé !

La délaissée était folle. Elle me menaça. Puis, un matin, arriva à Biron, recouverte de voiles sombres. Elle se jeta aux genoux de Rodin, commença une scène dramatique avec cris et sanglots. Rodin, tranquillement, se leva, posa le dessin qu’il finissait, appela le domestique, et, lui montrant du doigt la Muse toujours accroupie:

— Faites sortir Madame, commanda-t-il.

Elle le menaça. Je me précipitai:

— Ne craignez rien, maître. Si elle vous touche, Je lui casse la figure.

Alors elle sortit. La comédie n’avait pas réussi. Charles Morice écrivit un article dans le Gaulois. Un M. de B... vint en rendre compte à Rodin. On ne le reçut pas. Un parent de Mme de Ch... vint Supplier Rodin de la reprendre. Je le reconduisis moi-même. Mais il écrivit à Rodin. La Muse elle-même écrivait à Rodin. Et l’artiste, se cachant de moi, envoyait de temps en temps un billet de mille en soupirant. Parfois, dans la suite, des regrets Venaient l’assaillir:

— J’ai gaspillé sept ans de ma vie... Cette femme a été mon mauvais génie... Elle me prenait pour un imbécile et on l’a crue... Je ne me relèverai jamais de ce sommeil, de ces cauchemars... Mon Dieu!

A ces heures, Rodin était véritablement un enfant. Je le consolais en parlant de sa femme.

Un matin il arriva de Meudon fort en colère.

— J’ai appris qu’elle avait été écuyère dans un cirque et qu’elle s’était fait épouser à coups de cravache, me dit-il à brûle-pourpoint.

Je comprenais de qui le maître parlait, je répondis simplement:

— C’est sans doute une calomnie. Et, après tout, ça ne vous regarde pas!

— J’étais si crédule devant ses mensonges... C’est vrai qu’elle montait très bien à cheval... Mais que n’a-t-elle fait?

— Pourquoi, diable, pensez-vous à ces bêtises en ce moment... Vous avez un modèle qui gèle sur la table.

Il se précipita dans l’atelier. Une frêle jeune fille posait. Rodin l’avait oubliée et la pauvre, toute nue, grelottait. Rodin lui donna un billet de cinquante francs et des bonbons, pendant que je le grondais. Mais j’en viendrai aux modèles dans un autre chapitre.

Un jour que l’on avait parlé devant lui de certaines choses:

— Si j’avais battu Madame, me demanda-t-il, crois-tu qu’elle m’aurait aimé ?

— Ah! mon pauvre maître, d’un coup de poing vous l’auriez assommée! Vous ne vous doutez pas de votre vigueur! C’est que, la veille encore, j’avais vu Rodin prendre, malgré ses soixante-treize ans, entre ses bras une épreuve en bronze de son buste «la Bellonne» et le placer sur un haut meuble sans qu’il eût l’air d’avoir pris la moindre peine.

A certains moments, je crois devoir l’indiquer, cela avait été terrible. Ainsi en 1911, on avait séparé Rodin de sa vieille femme, de ses amis, de tous ceux qui gênaient un certain plan. Un jour, je dus forcer la porte pour le voir.

— Vous ne verrez Rodin qu’à la condition de lui dire en l’abordant: «Oh! la belle mine que vous avez!» m’avait-on dit.

Je promis pour arriver à mon but. Rodin était méconnaissable. Déprimé, fatigué, vieilli, le front ruisselant de sueur, la lèvre pendante. Un bol de tisane fumait devant lui. Il tenait dans sa main gauche un petit torse antique qu’il caressait, élevait, abaissait, et dans ses yeux éteints, passaient des lueurs d’admiration. Quelques minutes, silencieusement, je l’observai. Puis, ne tenant plus, je m’écriai:

— Mais vous êtes malade, mon cher maître?... Vous avez une mine atroce. Oh! mon Dieu... que ressentez-vous?

Je retenais mes larmes avec peine.

— J’ai toujours soif, me dit-il tout bas. Mais, taisez-vous!

— Ne buvez pas ça, lui conseillai-je, en montrant la mixture. Je reviendrai demain.

Il m’embrassa, me remercia, et parut plus content.

Je courus rue Drouot, chez Dujardin-Beaumetz, à qui je fis part de ce que je venais de voir. Le lendemain, le sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts reconduisit lui-même Rodin à Meudon auprès de sa vieille femme. Le médecin ordonna un régime lacté.

Je venais le voir tous les jours.

— Depuis que je ne bois que du lait, je n’ai plus cette soif irritante, ni ce goût désagréable dans la bouche.

Il demeura quelques semaines à Meudon. Mais un matin, négligeant tous les conseils, il repartit Pour Biron.

Et ceci m’amène à parler du musée Rodin. Quant à la Muse, nous la retrouverons plus d’une fois encore.


Rodin intime : ou l'Envers d'une gloire

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