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III

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Table des matières

Maintenant que nous avons fait connaître le personnel du théâtre Viguier, revenons à la place du Gigot où nous avons laissé Victoire occupée à ses travaux de ménagère.

La matinée était belle et déjà chaude. En pareil cas, on pouvait éviter la désagréable nécessité de faire la cuisine dans la roulotte. Sur un petit fourneau portatif, mijotait un ragoût, exhalant une odeur appétissante, et au-dessus d’un joli feu clair, alimenté par des éclats de sapin, une marmite de fonte, suspendue à trois bâtons en faisceau, faisait entendre de sourds bourdonnements. Victoire venait de lever le couvercle et un nuage de vapeur s’échappait en blanches spirales fortement aromatisées d’un parfum de soupe à l’oignon quand elle remarqua un petit garçon d’une dizaine d’années qui, debout auprès d’elle, regardait la marmite avec des yeux de convoitise. L’enfant était très maigre, pâle sous la couche brune dont la vie au grand air avait couvert son visage, mais beau et bien fait. Ses lèvres très rouges, ses dents blanches, ses cheveux noirs, frisés et luisants disaient son origine italienne, mieux encore que son costume composé d’une peau de mouton, d’une culotte de velours râpé, et d’une singulière chaussure en cuir blanchâtre attachée autour des jambes par de larges bandelettes.

Un petit garçon regardait la marmite.


Il restait là, planté tout droit, les narines dilatées, ne faisant pas un mouvement et contemplant la grande cuiller de fer que Victoire promenait dans le chaudron en ramenant à la surface tantôt un oignon doré, tantôt une belle pomme de terre à demi éboulée.

— Veux-tu une écuellée de soupe, petit? dit la bonne créature, tu as l’air d’en avoir envie?

L’enfant rougit, abaissa ses longues paupières brunes dont la frange soyeuse caressait sa joue, puis d’une voix timide répondit:

— Si, signora .

Victoire courut chercher un grand bol, le remplit de soupe, et le donna au pauvre petit qui se jeta si avidement sur la première cuillerée qu’elle le retint.

— Tu vas te brûler, dit-elle, attends un peu! tu as donc bien faim?

— Si, signora! dit encore l’enfant d’un ton triste.

— Mange tranquillement, mon petit garçon, tu auras après un morceau de pain et un peu de viande froide, cela le fera un bon repas. Mais pourquoi laisses-tu la moitié de la soupe? est-ce que tu ne la trouves pas bonne? Tu ne l’aimes pas, la soupe aux pommes de terre? Elle paraissait à ton goût-tout à l’heure?

L’enfant n’avait guère compris tout ce discours que par l’expression du geste et de la voix; il répondit cependant, en montrant le bol encore à demi plein et en tournant la tête derrière lui.

— È per la nonna .

Dans sa vie errante, Victoire avait appris à entendre assez bien l’italien populaire. Plus d’une fois, Jos avait engagé des sujets de passage, piémontais, napolitains ou toscans. Lui-même s’étant trouvé en rapport avec des Italiens, dans les grands cirques, savait très bien parler leur langue. Sa femme l’appela à la rescousse, et il interrogea le petit garçon. Celui-ci répondit avec aisance et douceur; puis, quand on lui eut promis formellement d’aller porter de la soupe à sa grand’mère, il acheva la portion restée dans son bol avec un empressement disant bien haut la grandeur du sacrifice qu’il avait voulu faire à l’amour filial.

— As-tu des parents? demanda Jos.

— Oui, grand’mère Agnese.

— Et ton père et ta mère?

— Ils sont morts.

— Que faisaient-ils?

— Je ne sais pas.

— Tu ne les as pas connus?

— Non, je ne connais que mère Agnese.

— J’entends bien, mais où vivez-vous, mère Agnese et toi?

L’enfant ouvrit de grands yeux.

— Nous vivons sur la route.

— Mais où dormez-vous?

— Dans la case, avec la Grigiola.

— Qui est la Grigiola?

— L’ânesse, l’ânesse grise qui traîne la case.

— Et de quoi vivez-vous?

— Avec des châtaignes, de la polenta et des tagliarini quand la bourse est pleine.

— Ce n’est pas cela que je te demande. Qu’est-ce que vous faites pour remplir la bourse?

— Oh! mère Agnese fait des tours de cartes, et puis elle chante el joue de la mandoline, et moi je fais des cages pour les petits oiseaux, et je danse et je joue de la zampogna. Vous allez voir!

Il tira de sa peau de mouton une sorte de petit sifflet ou chalumeau, et se mit à en jouer avec une habileté surprenante. On aurait dit qu’une légion d’oiseaux nichait sur ses épaules; tantôt il imitait le gazouillement de la fauvette, tantôt les trilles veloutés du rossignol, puis il entama une joyeuse sicilienne d’un entrain endiablé qui mit le perroquet en goût de musique. A ses coups de gosier, répondirent les aboiements de Baroco, subitement réveillé, et Rita, tirée de son sommeil par les soubresauts de son oreiller, vint s’accouder à la balustrade de la galerie, les cheveux tout embroussaillés et les yeux mi-clos. Elle ne tarda pas d’ailleurs à les ouvrir tout grands, car le petit Italien s’était mis à danser en chantant et en s’accompagnant de castagnettes; sa chanson, d’une mélodie facile à saisir, avait un refrain bien marqué. Il la nasillait un peu, quoique sa voix fût juste et agréable. Quant à sa danse, elle était gracieuse, souple, légère; ses petits bras maigres s’arrondissaient également au-dessus de sa tête, ses pieds agiles frappaient. le sol en cadence, toute sa personne fluette dessinait des lignes artistiques et fines.

Jos l’écoutait et l’admirait sans rien dire. Artiste lui-même, il appréciait la grâce innée de l’enfant et son rare talent musical. Victoire était restée bouche béante et en oubliait le bébé qui tiraillait sa robe en pleurnichant. Pour Rita, elle était dans un complet ravissement Elle descendit quatre à quatre l’escalier de la roulotte et vint en courant interpeller le petit danseur.

— Comment t’appelles-tu? s’écria-t-elle tout essoufflée.

— Riccio, Riccio Blanchi, dit-il.

Rita leva vers son père ses grands yeux étonnés.

— Il s’appelle Mauricio ou Maurice Bianchi, dit Jos, mais son petit nom est Riccio comme le tien, Rita, vient de ton vrai nom: Marguerite.

— Riccio, danse encore! et joue encore les petits oiseaux, dit la petite fille d’un ton impérieux.

Le petit Italien allait obéir, mais Victoire s’interposa.

— Le pauvre enfant mourait de faim tout à l’heure, dit-elle, et il a parlé de sa grand’mère qui avait faim aussi, il faudrait voir si on ne peut pas secourir la vieille.

— Je n’ai pas le temps! dit Jos avec impatience, la baraque ne se montera pas toute seule. Marius va bientôt avoir fini le déchargement, et ce n’est pas ce grand flandrin d’Achille qui avancera beaucoup la besogne...

— Eh bien, j’y vais, dit Victoire. Dis à Léocadie de veiller sur la marmite..

Elle prit le bébé sur un bras, de l’autre main saisit celle de Rita.

— Mène-moi vers la nonna, dit-elle à Riccio, et elle le suivit, réglant son pas sur l’allure des deux enfants.

A une cinquantaine de mètres sur la route qui conduit au lac du Bourget, son conducteur s’arrêta, et, sans parler, lui indiqua de la main un singulier établissement. C’était une cahute en planches, assez semblable aux maisonnettes de bergers qu’on voit en France dans les pays où il y a de grands pâturages pour les moutons. Cette sorte de niche était portée sur des roues pleines cerclées de fer; les brancards, reposant à terre, lui donnaient une position oblique, telle qu’on ne pouvait y séjourner pour le moment. En effet, l’habitante de ce pauvre logis était assise sur un petit talus, les pieds dans le fossé ; tout en égrenant un chapelet entre ses vieux doigts osseux et flétris, elle surveillait du coin de l’œil une belle ânesse grise qui broutait, sans perdre un coup de dents, l’herbe drue au pied des platanes. Rita, un peu effrayée, tout d’abord, se cramponnait à la main de Victoire et contemplait d’un air de stupéfaction l’étrange figure de la vieille Italienne.

Elle avait peut-être, au temps jadis, été une jolie fille, au teint doré, aux tresses brillantes, aux yeux de velours, et quand Giuseppe Bianchi, le hardi pêcheur, l’avait épousée, plus d’un marin de Fiume avait envié l’heureux mari de la brune Agnese. Mais l’âge, la misère, les chagrins, avaient lentement et sûrement opéré leur œuvre néfaste et la nonna avec ses yeux caves, ses paupières ridées, sa peau basanée, son menton saillant, son grand nez crochu, sa chevelure mêlée de mèches grises, s’échappant d’un mouchoir décoloré, n’était plus guère qu’un sujet de pitié. Son regard cependant avait conservé une singulière vivacité, et quand elle répondit aux bienveillantes questions de Victoire, sa voix avait encore des intonations chaudes et des accents fermes.

Elle raconta dans un jargon mi-français mi-italien une triste histoire, ressemblant, hélas! à bien d’autres: son mari, son fils, morts en mer, l’aîné de ses petits-fils tué en Abyssinie; sa fille morte à la peine, la barque et les filets vendus pour rien, la maison et le petit champ devenus la proie des créanciers, et grand’mère et petit-fils sans abri, sans pain, sans soutien, obligés de vivre «a la grazia d’Iddio» , dit-elle en se signant. Tant que l’été durait, cela marchait encore, les signori stranieri , dans les villes d’eaux, donnaient quelques sous au petit joueur de zampognetta, parfois leurs enfants achetaient des cages, des sifflets, des colliers de menus grains de corail et la Grigiola trouvait de quoi se nourrir au bord des routes, mais l’hiver! — ah! l’hiver! avec le froid, la neige, les chemins déserts battus par les-rafales! Sûrement, si ce n’était pour le petit, elle serait bien mieux, la vieille mère, là-haut dans le Paradis avec tous les carissimi qui l’y attendaient, mais Riccio!...

Les deux femmes pleuraient en silence; la vie est si dure aux pauvres gens! et l’avenir si incertain!....

Rita, qui, pendant le récit d’Agnese, avait été en grande conversation avec Riccio, s’était fait montrer de près la zampogna merveilleuse et expliquer son emploi; en voyant les larmes qui coulaient sur les joues de la vieille, elle se sentit tout à coup prise d’une grande compassion:

Marius-Isidore Margasse.


— Ne pleurez pas, pauvre femme, dit-elle, venez avec nous, je vais vous donner de la soupe comme, maman en a donné à Riccio, elle est très bonne; maman fait très bien la soupe. Vous aurez ma part, s’il n’y en a pas assez pour tout le monde; moi, je n’y tiens pas beaucoup, ajouta-t-elle avec délicatesse, pour atténuer le mérite de son offre, et puis, vous aiderez maman à laver la vaisselle, et ce soir, Riccio dansera avec moi sur l’estrade et il fera les «petits oiseaux». Ça appellera le public! dit-elle d’un ton capable.

Les yeux de Victoire rencontrèrent ceux d’Agnese. On y lisait une sorte de tremblant espoir, léger comme une petite flamme qu’un souffle peut éteindre, mais brillant aussi comme une étoile dans un ciel sombre.

— Prenez courage, dit la bonne Mme Viguier, les enfants ont peut-être raison. Venez déjeuner avec nous et nous verrons ce qu’il en pourra résulter. Mon mari est si bon! Et puis, avec ce bébé que je sèvre, j’ai bien de l’ouvrage maintenant. Vous ne serez pas de trop pour m’aider; le petit peut aussi s’employer dans le théâtre; il joue vraiment très bien de sa petite flùte.

— Je n’ose accepter, dit la vieille dont la voix s’altérait, tant son émotion était vive, et puis je ne peux pas laisser la Grigiola.

— Amenez-la près de notre roulotte, dit Victoire, il y a de la place.

Un moment après, Jos, en venant réclamer son déjeuner, vit s’avancer un singulier cortège: en tête, Rita et Riccio gambadaient au rythme de la chanson populaire: Io ti voglio ben assaie. Derrière eux marchaient Victoire et Agnese, portant le poupon qui jouait avec le chapelet de bois noir. A l’arrière garde, la Grigiola, réintégrée entre ses brancards, traînait la cahute en secouant les oreilles, seule manière qu’elle eût de témoigner son mécontentement bien justifié, d’avoir délaissé l’herbe fraîche sous l’ombre des platanes.

La vieille Agnese avait infiniment d’esprit. Ranimée par l’espérance, elle se laissa aller à toute sa verve italienne, et Jos s’en amusa beaucoup. — Au lieu de ne faire que deux bouchées de son repas, comme de coutume, pour courir après sa baraque, il resta à jaser un moment et sirota son café tout tranquillement, ébahissant fort la bonne Victoire qui n’ajoutait pas, aux nombreuses qualités dont elle était pourvue, le talent de la conversation.

Pendant l’après-midi, Agnese endormit le bébé en lui chantant des berceuses, puis elle s’occupa de Rita qui prit sa première leçon de lecture, sa première leçon de chant et sa première leçon d’italien. La vieille ne manquait pas d’une certaine instruction, étant fille d’un maestro di scuola; elle aimait à enseigner et s’y prenait à merveille. Son élève était, du reste, fort ignorante; Jos avait tout son temps pris par son théâtre, ses répétitions, ses exercices, l’entretien de son matériel et ne pouvait s’occuper de l’enfant d’une manière suivie. — Victoire, très laborieuse, mais pas très vive, ne savait pas trouver le loisir de faire lire ou écrire la petite; elle n’avait pas le courage non plus de l’envoyer en classe, et la fillette grandissait, folâtre et insoucieuse comme un jeune chat.

A souper elle accueillit son père d’un tendre: Dammi un baccio, padrino mio , qui enchanta celui-ci. Ce joli langage sur ces lèvres roses caressait si doucement son oreille! La journée avait été bonne, d’ailleurs, toutes les places réservées, ou à peu près, étaient louées d’avance, la moitié des billets de première, placés, on ferait salle pleine très probablement, et sur la grande affiche barbouillée magistralement par Achille, on pouvait lire en vedette:

CE SOIR

Débuts du jeune Riccio BIANCHI

ZAMPOGNERO

A la fin de la pantomime, le jeune Riccio dansera

LA SALTARELLE NAPOLITAINE

Quel émoi pour la vieille nonna, quand vers dix heures, Riccio, vêtu de sa peau de mouton, à laquelle un vigoureux savonnage et quelques rubans rouges, cousus par Victoire, avaient donné un aspect tout à fait élégant, parut sur la scène et fit son salut au public!

L’enfant n’était pas timide, il était beau et gracieux et excellent musicien. Il eut un succès étourdissant, et sa danse mit le comble à l’enthousiasme des spectateurs; on cria bis, on applaudit avec frénésie, et le lendemain, dans toutes les familles, la jeune partie de la maisonnée s’essayait à l’envi à reproduire les gestes et les pas du petit Italien.

Pendant plusieurs jours, la vogue se soutint. Jamais Léocadie n’avait eu une telle série de belles recettes, non, pas même avec l’équilibriste japonais, et quand Jos proposa d’adjoindre définitivement à la troupe Viguier, Agnese, Riccio et la Grigiola, sa proposition fut tout de suite acceptée. Achille seul grognonna pour le principe, mais ses opinions n’étaient pas comptées pour grand’chose.

Six semaines durant, le théâtre des Variétés amusantes continua à faire le bonheur du public d’Aix par ses exercices aussi variés qu’amusants. Jos n’avait pas son pareil pour les barres fixes, le trapèze, les sauts périlleux, les tours d’adresse de toute sorte.

L’hercule jonglait avec des poids formidables, portait des montagnes de chaises et d’escabeaux, au sommet desquels Jos, dans un superbe maillot noir à paillettes d’argent, exécutait des pirouettes vertigineuses.

Achille avait trouvé moyen de faire figurer dans les pantomimes, Baroco, Milka, les singes et même le perroquet gris.

Enfin Riccio et Rita exécutaient des pas de deux ou chantaient de leurs petites voix grêles et limpides des chansonnettes italiennes en duo, et, à l’apothéose finale, sous les lueurs incandescentes d’un feu de Bengale rose, apparaissaient, debout sur les mains de l’hercule, à droite et à gauche de Jos, perché fièrement sur la tête de Marius.

Mais le vent d’automne commençait à disperser les feuilles en éventail des platanes. La crête des montagnes avait revêtu son manteau de neige, les étrangers partaient en foule comme des bandes d’oiseaux frileux, et la baraque ne se remplissait plus. Le moment approchait où les recettes ne couvriraient plus les frais; il fallait donc songer à émigrer pour suivre, dans un climat plus doux, à Hyères, à Cannes, à Nice, la clientèle qui s’égrenait.

Victoire n’aimait pas ces changements, et, le cœur gros, elle se mit à la besogne faligante des emballages, laissant à la vieille Agnese le soin de sa petite Dorothée qui, atteinte d’une assez forte coqueluche, était très difficile à garder. Quant à Rita, fort désœuvrée par suite du branle-bas général, elle rôdait un peu partout, sous prétexte d’aider Riccio qui travaillait avec ses patrons à démolir le théâtre et à rassembler les matériaux.

Les Filles du Clown

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