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V
ОглавлениеDix ans se sont écoulés et nous retrouvons le Théâtre des Variétés amusantes sur une place d’Albertville. Sa tente n’est plus si fraîche; les raies rouges du coutil sont devenues brunes, mais tout est encore en bon état. On vient d’allumer le gaz, et, sous le grand miroir à bordures dorées, Léocadie trône encore, plus majestueuse que jamais, fort engraissée et alourdie pourtant; son corsage de satin vert garni de dentelles blanches craque aux coutures, et sur son cou replet, deux rangées de perles blanches dissimulent assez mal les ravages des années. Debout à côté d’elle, une grande jeune fille, svelte, élégante, brune avec de beaux yeux noirs, regarde d’un air sérieux la foule qui s’amasse peu à peu devant le théâtre. Elle est vêtue d’une robe à jupe courte en gaze bleue semée d’étoiles d’argent, un corselet de toile d’argent enserre sa taille ronde et souple; une draperie de tulle blanc, rattachée par des touffes d’épis d’argent sur les épaules, voile le haut du corsage. Les mêmes épis scintillent dans les boucles de ses beaux cheveux noirs massés sur le sommet de la tête. Ses joues n’ont point de fard, ni ses yeux de cercle noir factice, le rose délicat d’une vigoureuse et saine jeunesse et l’ombre de ses longs cils remplacent avantageusement tous les cosmétiques. De temps à autre, son regard vient chercher le joli couple qui fait la parade. Ce couple, bizarrement assorti, se compose d’une belle chèvre blanche et d’une fillette d’une douzaine d’années, charmante blondine, revêtue d’un costume d’Italienne absolument fantaisiste. La chèvre saute, tourne sur ses pieds de derrière au son d’un air de chalumeau joué par un jeune homme habillé lui aussi en Italien. La jeune danseuse élève son tambour de basque au-dessus de sa tête, le secoue, le fait ronfler avec son pouce, puis danse comme la chèvre et toutes deux semblent s’amuser, et elles s’amusent réellement et la foule applaudit.
Elle fait mieux que d’applaudir, cette bonne foule, elle entre à flots pressés et la grosse Léocadie s’enroue à répéter: «Messieurs, mesdames, les premières sont à droite!»
Imitons la foule, entrons dans la baraque. Elle a pris un cachet plus confortable qu’au temps jadis. Les fameuses premières ont des banquettes rembourrées et à dossiers, les secondes ont des bancs recouverts de feutre et aux troisièmes on peut aussi s’asseoir. Il y a des candélabres à gaz à chaque pilier; le rideau, repeint à neuf, représente un paysage avec un fond de montagnes bleu verdâtre, un coin de forêt avec des arbres vert bleuâtre, une balustrade qui n’est là que pour embellir la chose, car elle sort des touffes de fleurs variées qui s’épanouissent au bas, et se termine par un vase monumental. Ce paysage merveilleux a pour encadrement deux rideaux d’un rouge superbe, les effets de lumière et d’ombre sont largement traités et la frange à crépines d’or qui s’écrase au bas, est peinte de main de maître.
La jeune danseuse élève son tambour de basque.
Dans une sorte de tribune ou de niche artistement drapée, devant un piano d’aspect très respectable, voici Victoire, un peu pâle, un peu maigre, les cheveux tout gris et le front ridé, mais ayant gardé sa physionomie avenante et paisible. Un coin de rideau est entre-bàillé, Jos apparaît dans son brillant costume de velours noir tout pailleté d’acier, il a-moins changé que sa femme, il paraît d’ailleurs heureux et bien portant, il sourit en parlant à Victoire, de ce bon sourire affectueux qu’elle connaît si bien et qu’elle aime tant. Derrière le rideau, Marius Margasse manœuvre ses poids pour exercer son biceps; lui aussi est à peu près le même qu’il y a dix ans et Achille, toujours plus efflanqué et plus geignard, ne pèse pas une livre de plus qu’autrefois, bien que son appétit démesuré fasse le désespoir de la famille Viguier.
La foule entre toujours, la baraque est pleine. Jos, avant de commencer le spectacle, fait un tour d’inspection. Il jette un regard de légitime orgueil sur les places réservées où pas un siège n’est vacant, sur les secondes regorgeant de monde; aux troisièmes, il flaire un instant l’odeur composite répandue dans l’atmosphère déjà lourde, ses yeux distinguent une étincelle rouge piquant l’ombre d’un point lumineux. Il fronce le sourcil et d’une voix brève:
— Eh! là-bas, dit-il au fumeur, vous n’avez pas lu l’écriteau?
— Quel écriteau?
— «On ne fume pas ici.»
— Si, je l’ai lu, mais qu’est-ce que ça me fait?
— Ça fait qu’il est défendu de fumer dans le théâtre.
— Oh! la! la! le théâtre! en voilà une blague! Appeler sa baraque un théâtre! ah! ah! ah! elle est bonne celle-là !
— Théâtre ou baraque, répond Jos que la colère gagne, on ne fume pas ici. Éteignez votre cigarette, ou je vous expulse.
— M’expulser, moi! vocifère le fumeur, vous n’avez pas le droit! J’ai payé ma place! Quand même que je suis pas un aristo, mon argent est bon: j’ai payé ma place, j’partirai pas.
— Alors ne fumez pas.
— J’fumerai si je veux, j’fumerai pas si j’veux pas! Entends-tu, cabotin? J’sui-t-un citoillien libre!
Ici, la poigne de Jos s’abat sur le récalcitrant; les voisins s’interposent, l’homme jette sa cigarette, tout s’arrange; on va frapper les trois coups; on les frappe, le rideau se lève et Rita, radieuse de beauté, ses petits pieds réunis sur une énorme boule teintée de bleu avec un grand zodiaque argenté, commence la danse des étoiles...
Comme elle est charmante à voir! et comme elle se joue aisément des pas les plus difficiles! Tantôt elle s’élève d’un vigoureux coup de jarret et retombe d’aplomb sur son mobile support; tantôt elle semble sans mouvement, les bras tendus, le corps légèrement incliné, tandis que sous ses pieds actifs, le globe d’azur roule sans s’arrêter. Elle enchanté les spectateurs les plus blasés, et, quand, toute rose de fatigue, le sein palpitant, elle saute à bas de la boule et vient saluer le public, un tonnerre d’applaudissements accueille son salut.
Et toute la soirée les exercices se succèdent «variés et amusants», suivant le programme du théâtre. Tout réussit, bêtes et gens font bravement leur devoir, gagnent vaillamment leur argent. La chèvre Bianchina, l’amie de Dorothée et de Riccio, se surpasse, elle grimpe sur un assemblage de dés, elle saute par-dessus des banderoles, dans des cercles, elle dit l’heure à une montre en frappant la terre du bout de son pied cornu, et, rentrée dans la coulisse, elle est baisée, caressée, récompensée par les friandises les plus à son goût.
Elle est si gentille la Bianchina! Elle aussi a toute une histoire. Riccio l’a rencontrée un beau matin, sur la grande route, petit chevreau perdu, bêlant sa mère. Il l’a prise dans ses bras, l’a apportée au logis et puis, docile aux ordres de la vieille Agnese, la probité même, il a, le cœur bien gros, cherché les maîtres de la jolie petite bête. Il les a. retrouvés, hélas! Quel dommage! Mais c’étaient de bonnes gens, ils ont été touchés de la gentillesse du jeune garçon et du chagrin qu’il s’efforce de dominer. «Garde le cabri, lui disent-ils, notre chèvre en a eu deux, on te fait cadeau de celui-ci!» et après des remerciements enthousiastes, il est revenu ramenant en triomphe sa blanche compagne.
Il y a huit ans de cela, Riccio est devenu un homme et Bianchina une belle chèvre remplie de talent; et si bonne! si affectueuse! si fidèle! Elle a suivi partout la famille Viguier, il n’y a guère de soir où elle ne trouve sa place dans le programme et, tous les matins, Rita et Dorothée, grâce à elle, savourent une bonne tasse de lait mousseux. Elle est l’amie de la Grigiola, la brave Grigiola naturalisée française sous le nom de la Grisonne; l’amie aussi de Robin, l’ânon de la Grisonne dont Léocadie fait un animal savant, savantissime. Mais Bianchina ne couche pas à l’écurie, elle dort sur une natte à côté de Riccio qui partage avec Achille la garde du théâtre la nuit. Seulement, Achille a son lit près des animaux et Riccio installe le sien dans la salle même...
... Minuit approche; la pantomime vient de se terminer et les spectateurs, ravis de leur soirée, commencent à escalader les banquettes, à encombrer les portes de sortie. On se bouscule un peu, surtout là-haut dans les troisièmes où le public est plus nombreux et moins patient: le fumeur grincheux est tout à fait réconcilié avec la troupe Viguier et il exprime son admiration d’une façon énergique et bruyante.
— Nom de nom, c’est tout plein chic, sa baraque à c’farceur!... Il y a une belle fille qui danse et la p’tiote qui joue du violon et le garçon qui siffle dans sa petite machine de sifflet, c’qu’il est rigolo! Et puis leur bique blanche! C’est une drôle de bête tout de même! Elle a plus d’esprit que bien des gens! J’en ai oublié de fumer.
— Hé ! vous autres, avancez un peu là-bas! Ah! ma foi, tant pis; on s’en va, il n’y a plus de consigne, j’vas en griller une!
Il tire de sa poche une cigarette et une boîte de petites allumettes. Crac! un éclair, un pétillement, deux bouffées aspirées avec amour, le tabac a pris feu. L’allumette est jetée par l’intervalle que laisse la tenture de grosse toile, entrebâillée, de distance en distance, pour donner passage à un peu d’air.
Lentement, peu à peu, la baraque s’est vidée; les artistes, avant d’aller prendre le repos dont ils ont certes grand besoin, font la toilette du soir. On éteint le gaz, on étend une sorte de housse grise sur les fauteuils des premières; on range les accessoires dans un coin du théâtre. Jos fait sa ronde pour s’assurer que personne ne se cache dans quelque- recoin et que tout est bien clos. Riccio attache son hamac aux solives, apporte à la Bianchina une provision de paille fraîche, allume la lanterne qui doit brûler toute la nuit, puis s’endort en rêvant que Rita est changée en comète et fuit, insaisissable, à travers l’espace azuré.
—... Jos! dit Victoire réveillée en sursaut, on frappe au carreau! on frappe fort! vite! Elle sauta à bas du lit et ouvrit la fenêtre... Riccio, livide d’épouvante, lui apparut:
— Au feu! dit-il d’une voie rauque, le théâtre brûle! et il disparut dans la nuit.
En deux minutes, Jos le suivit. Rita, Dorothée, affolées, se couvrirent à la hâte de ce qui leur tomba sous la main comme vêtements, et, avec Victoire, coururent à la baraque. Une fumée épaisse sortait par les fentes de la toiture, et déjà quelques sinistres lueurs se faisaient jour par intervalles. L’allumette, jetée par le fumeur, était tombée sur de la paille, dans une sorte de petit hangar adossé à une des parois du théâtre, où l’on serrait pendant le jour les accessoires, les décors et en général tout ce qui servait aux représentations; on l’appelait: le magasin, et, pour le soustraire à la curiosité ou même aux rapines des allants et venants, on ne lui avait laissé qu’une seule entrée donnant sur la salle et masquée par une porte de toile. Le feu y avait couvé lentement.
Jos et Riccio, auxquels venait de se joindre l’hercule, cherchèrent à entrer dans la baraque, ils durent y renoncer, et revinrent au dehors à demi asphyxiés.
— Il n’y a rien à faire, dit Jos, — pour le moment du moins. Si nous donnons de l’air à l’intérieur, la flamme éclatera et dévorera tout, tandis qu’avec des pompes, en inondant les toiles, on peut espérer d’arrêter l’incendie.
Mais Riccio et Margasse n’étaient pas de cet avis.
— Les pompes ne seront pas de sitôt en besogne, dit l’hercule. Tâchons plutôt d’isoler le magasin, le feu y est encore concentré, laissons-le brûler tout seul.
Jos essaya de le dissuader; peine inutile, Marius était déjà à l’ouvrage; sous sa forte poigne, les madriers s’ébranlaient, et Riccio, leste comme un écureuil, grimpé sur les solives, défaisait les attaches de la toile. Un grand pan de la cloison céda, un nuage de fumée âcre et noire obscurcit l’atmosphère et fit reculer les hommes. Il n’était pas encore dissipé que Riccio, tête baissée, s’élançait dans l’intérieur du théâtre.
— Où vas-tu? cria Jos. Prends garde!
— Il va chercher sa chèvre, dit Achille, j’ai pu faire sauver nos bêtes par la porte de l’écurie, mais la Bianchina était avec lui.
Un jet de flamme lui coupa la parole, le feu activé par l’air, qui, maintenant, circulait librement, faisait de rapides progrès. Les secours cependant s’organisaient, non sans quelque lenteur, et on entendait rouler la pompe de la ville.
Elle arriva, escortée de pompiers à demi réveillés; les habitants, que le tocsin appelait, commençaient à s’assembler et à former les chaînes; les premiers jets d’eau, insuffisamment nourris, ne produisaient pas grand effet. La toile mouillée résistait au feu sans doute, mais la charpente en bois de sapin très sec s’enflammait de tous côtés.
Le jeune homme parut, traînant la chèvre.
— Riccio! Riccio! cria Jos à pleins poumons.
— Riccio! Riccio! répétaient Rita, Dorothée, Victoire.
Hélas! la vieille Agnese, paralysée des jambes, était restée dans sa cabine en proie à une horrible angoisse.
— Je suis là ! dit enfin une voix qui venait du fond de la scène, et on vit apparaître le jeune homme, les cheveux brûlés, la figure noire de fumée, traînant sa chèvre qui poussait des bêlements lamentables... Il allait sauter hors de la baraque... Tout à coup, un affreux craquement se fit entendre; les bois de la scène, du côté du magasin où le feu maintenant faisait rage, venaient de céder, et la toiture s’effondra ensevelissant sous ses débris le malheureux Italien...
... Un grand cri d’horreur s’éleva, et Jos se précipita sur les débris brûlants. Avec un sang-froid prodigieux, il sautait de place en place, mettant son adresse d’acrobate au service de son dévouement. Les pompiers dirigeaient vers lui le jet de leurs lances. Sous l’eau, à travers la fumée, il tentait d’atteindre un endroit où la toile laissât une trouée, d’apercevoir Riccio, peut-être d’arriver jusqu’à lui... La foule haletante le suivait des yeux avec un indicible effroi. Quelques hommes courageux se tenaient prêts à lui porter secours, mais aucun n’osait comme lui s’aventurer sur un si redoutable chemin. On le vit descendre derrière un pli de toile, sa figure énergique, éclairée par l’embrasement tout proche, une dernière fois il se tourna vers les siens; il leur envoya un dernier regard d’affection, puis disparut dans le gouffre béant...
Sous une avalanche d’eau, l’ardent brasier sifflait et la flamme se tordait, le sauveteur allait-il reparaitre?... Déjà les pompiers les plus avancés sur le foyer même, faisaient des signes de triomphe et, de bouche en bouche, couraient en mots entrecoupés d’heureuses nouvelles.... Il l’a retrouvé encore vivant! Il le tient!... le voilà !!!
Tous les cœurs battent de la même attente inquiète, tous les yeux sont fixés sur le même point...
Une explosion terrible ébranle la place, son fracas, répercuté par les montagnes, roule en échos grandioses et lugubres; un nuage épais de fumée blanchâtre monte et se répand sur les assistants terrifiés.
— Est-ce qu’il y avait de la poudre? demande le capitaine des pompiers à Marius, hagard, blême, stupide.
— Oui! balbutie l’hercule d’une voix qui n’a rien d’humain,... un baril entier!... je l’ai acheté ce matin même, il était resté dans les coulisses!
— Alors, c’est fini pour tous deux, dit son interlocuteur d’une voix grave. Dieu ait pitié de leur âme! Jos Viguier est mort au champ d’honneur!.....
Toute la petite ville, les autorités en tête, assista aux obsèques des humbles saltimbanques; les deux cercueils disparaissaient sous les couronnes, l’église d’Albertville était pleine de monde et, sur la tombe du pauvre Jos, le capitaine des pompiers prononça quelques paroles d’adieu qui firent verser bien des larmes.