Читать книгу Les Filles du Clown - Marie Delorme - Страница 8
IV
ОглавлениеC’était la veille du départ, un beau jour d’octobre, tout ensoleillé ; sur la place du Gigot, d’où avaient déjà disparu les petites baraques de tir, de fritures, de sucreries, les derniers rayons du jour allongeaient les grandes ombres des troncs d’arbres, et se jouaient en teintes rougeâtres sur les tentes d’une étrange colonie arrivée du malin.
Hommes, femmes, enfants, avaient tous le même type bizarre, les mêmes cheveux noirs charbon, crépus et huileux à la fois; le même teint couleur de bronze, les mêmes yeux bruns, sombres et durs, les mêmes vêtements bariolés et en guenilles.
Les petites filles, à peine vêtues d’une sorte de sac de couleur indéfinissable, un collier de corail ou de sequins noircis par la saleté, pendant à leur maigre cou, sur leurs épaules noires; l’air effronté, la démarche hardie, mordillant des pommes ou croquant des noix comme des écureuils, circulaient dans le camp entre les grandes tentes de peaux roussâtres dont l’ouverture laissait voir, dans une profondeur obscure, des nichées de marmots à demi nus, aussi bruns de peau et de cheveux que les mères qui les allaitaient.
Tout cela grouillait, piaillait, criait, parlait une langue aux sons rauques, gutturaux ou criards ne ressemblant à aucune autre.
Les hommes grands, bien faits, d’un aspect farouche, avaient mis au vert les petits chevaux à crinière mal peignée, à poil bourru qui avaient trainé les charrettes recouvertes d’une sorte de voûte en toile épaisse. — Quelques-uns d’entre eux, paresseusement étendus au soleil, fumaient silencieux; d’autres, un rouleau de fil d’archal à la main, ou une charge d’objets de vannerie légère sur l’épaule, s’en allaient par la ville proposer leur marchandise ou leurs services de raccommodeurs, et surtout tenter de grappiller des victuailles pour le repas du soir.
La troupe Viguier n’avait pas vu sans inquiétude ces dangereux voisins, et leur venue avait beaucoup contribué à décider le déménagement.
Gitanos en Espagne, Zingari en Italie, Gypsies en Angleterre, Bohémiens en France, ces tribus errantes promènent dans toute l’Europe leurs vices, leurs mœurs, leurs types, ne se mêlant jamais aux peuples qu’ils coudoient, ne se fixant nulle part, préférant les vexations, la misère, les outrages à la perte de cette liberté sauvage qui est leur seul dieu. — Ils sont rarement en bandes nombreuses, car on tolère difficilement leur séjour en campement dans le voisinage des villes, où ils se signalent toujours par d’innombrables méfaits.
Les Zingari.
A la tombée de la nuit, quand Victoire, à demi morte de fatigue, appela Rita pour la coucher, la petite ne répondit pas à son appel.
— Elle est sans doute chez sa tante, se dit Victoire, et elle alla chez Léocadie.
Celle-ci était hors d’elle-même. Cadèche, une belle jeune oie d’une intelligence remarquable, qu’elle dressait depuis un mois, avait disparu, et elle la cherchait vainement pour l’enfermer dans la cage à claire-voie qui devait lui servir de prison pendant la route.
— Ce sont ces bohémiens de malheur, criait la pauvre femme avec désespoir. Je ne m’en consolerai jamais! Une bête si gentille! Qui m’avait déjà donné tant de peines! Et moi qui comptais dessus pour la prochaine saison de Nice! Ah! les brigands! les bandits! ils prennent tout! l’argent, les bêtes, les enfants!...
— Les enfants!! Victoire tressaillit, puis se mit à courir comme une insensée vers le campement, appelant très fort: Rita! Rita! Les petits bohémiens la suivaient avec de mauvais rires et des sifflements stridents.
Quelques vieilles échevelées et grimaçantes vinrent lui montrer le poing et l’injurier. Déjà les hommes s’approchaient et la regardaient d’une vilaine façon; elle prit peur, revint à la roulotte... Rita n’y était pas. Jos, à demi fou d’angoisse, l’Hercule, Achille lui-même, accoururent et se mirent à chercher partout dans la ville,... sur les routes,... rien! toujours rien!
On avait prévenu la police, les agents arrivèrent, visitèrent les tentes, point de trace de Rita!
La nuit était venue; Victoire, épuisée, sanglotait en berçant sur ses genoux son enfant malade. Les Margasse s’avouaient vaincus; seuls, Jos et Agnese continuaient les recherches, armés de torches dont la lueur fuligineuse rendait plus sinistres encore leurs figures bouleversées et leurs yeux dilatés à force de tout fouiller du regard.
Les Bohémiens avaient allumé de grands feux et les femmes préparaient le souper, les hommes dépeçaient la viande ou allaient remplir leurs cruches aux barils cachés dans leurs charrettes.
La marmaille, enfermée sous les tentes, s’était endormie; le camp n’était plus éclairé que par un jet de flammes de temps à autre ou la lumière rouge sombre des brasiers ardents.
On entendit une saltarelle que jouait une petite flûte.
— C’est Riccio et sa zampogna. Il prend bien son temps pour nous régaler de sa musique! s’écria le malheureux Jos hors de lui.
— Zitto! dit la vieille en levant son doigt décharné.
Et, d’un mouvement brusque, elle éteignit les deux torches et entraîna son compagnon vers les roulottes.
— Mais, balbutia Jos...
— Zitto; in nome della madona santissima, répéta-t-elle d’un ton impérieux.
Il ne résista plus.
La zampogna allait toujours, promenant dans l’ombre ses gazouillements les plus doux et ses trilles les plus audacieux. Tantôt ils semblaient tout près, tantôt ils s’éloignaient, puis se rapprochaient jusqu’à paraître sortir du camp même.
Un chien grogna sourdement, puis un aboiement rauque s’éleva... Un Bohémien alla du côté où il s’était produit, regarda autour de lui, ne vit rien et vint s’asseoir près du foyer, en proférant une invective.
On n’entendait plus le zampognero; les chiens se turent et les gitanos se mirent à souper.
Si Riccio avait cessé sa musique, c’est que maintenant il courait à perdre haleine pour rejoindre Agnese et Jos... Ils étaient avec Victoire. Les yeux brillant d’une sorte de fièvre, tremblant d’une agitation qu’il avait peine à dominer, et pourtant, assez maître de lui pour parler à voix basse, il dit à sa grand’mère:
— Rita est dans le camp!
— Où ? Comment la police ne l’a-t-elle pas trouvée?
— Elle est cachée dans une petite charrette couverte de vieux tapis, là-bas, au coin de la route. Les agents n’ont pas pensé à chercher là.
— Ni nous non plus, grand Dieu! En es-tu sûr?...
— Elle m’a parlé, elle a entendu la zampogna; elle m’a appelé tout doucement, parce que les femmes qui l’ont prise lui ont dit qu’on la tuerait si elle appelait au secours; mais en entendant la zampogna si près d’elle, elle a pensé que j’étais seul et deviné que je la cherchais.
Tout ceci avait été dit en italien; mais Jos l’avait compris. Il expliqua la situation à Victoire qui courut prévenir les Margasse, et on tint conseil. L’hercule voulait qu’on allât tout de suite s’emparer de la charrette et enlever l’enfant de vive force. Jos fit observer que c’était risquer d’attirer tout le camp sur soi, et que dans la bagarre on pouvait attraper de mauvais coups et exposer même la vie de la petite.
Victoire et Léocadie parlèrent d’aller chercher la police.
— C’est bien par là qu’il faudra commencer, dit Jos; mais la police est toujours longue à ébranler!... avant qu’elle soit arrivée, les Bohémiens, qui ont le plus grand intérêt à ce qu’on ne trouve pas chez eux l’enfant volée, la feront disparaître.
— Ce ne sera pas long, dit Agnese; un de ces diables à face brune la prendra dans ses bras, l’empêchera de crier en lui mettant la main sur la bouche, sautera sans selle ni étriers sur le dos d’un des petits chevaux; en cinq minutes, du train d’enfer dont ils iront, ils seront perdus dans la nuit, et allez donc les chercher! ils ne suivront pas les routes, vous pensez bien!
— Voilà, reprit Jos qui avait profondément réfléchi pendant qu’elle parlait, voilà ce qu’il faut faire: Marius va aller tout raconter à la police et nous amènera du renfort. Achille et moi...
— Et moi, dit Riccio qui écoutait attentivement.
—... Et toi aussi, à condition que tu seras prudent, — nous allons nous approcher de la charrette et faire bonne garde pour empêcher qu’on vienne nous arracher la petite.
— Ah! mon Dieu, ma petite! ma pauvre Rita! sanglota Victoire.
— Léocadie et toi, vous resterez pour surveiller nos voitures que ces bandits viendraient piller en notre absence...
— Andro con voi! dit la vieille, et ses yeux eurent un éclat si soudain et si ardent que nul ne se soucia de la contredire.
Jos décrocha des parois de la roulotte un petit revolver, Achille prit celui de son père et Agnese, après avoir été fourrager dans sa cabine, revint en tenant un objet qu’elle tenait caché à demi, mais qui, sous un rayon du bec de gaz voisin, laissa percer un filet lumineux tel qu’en reflète une lame d’acier poli
La nuit était sans lune, le ciel couvert et sans clarté. La petite troupe s’éloigna de la roulotte par une route qui bifurquait avec celle où se trouvait la charrette dans laquelle la pauvre petite Rita, enfermée depuis plusieurs heures, derrière un amas de sacs et de caisses, pleurait et tremblait à demi morte de peur.
Au bout d’une cinquantaine de mètres, on prit sur la gauche, à travers des prairies marécageuses; puis, en rampant, on approcha lentement, sans bruit, avec mille précautions, de la voiture dont la masse sombre attirait tous les yeux.
Un chien attaché aux brancards donna de la voix. Jos, Achille et Riccio s’aplatirent dans l’herbe humide.
Le chien gronda en tonnerre...
— Faut-il tirer? murmura Achille.
Jos lui retint la main.
— Reste tranquille, le coup de feu attirerait l’attention, dit-il.
— Que faire alors?
Agnese avait pensé à tout. Un gros morceau de bœuf rôti, — tout le dîner de la famille, — fut jeté devant le farouche gardien, et tandis que ses crocs déchiquetaient la viande, les trois hommes s’étaient blottis, Achille dessous, Jos derrière et Riccio dessus la charrette, attendant avec une mortelle angoisse la venue des hommes de la police.
Ah! comme certaines minutes sont longues! Enfants joyeux, qui vous amusez follement de quelque passe-temps à votre goût, quand on vous prévient qu’il faut rentrer ou reprendre le travail, vous vous écriez: «Déjà ! il n’y a pas un quart d’heure que nous jouons!» Une heure a passé pourtant; mais elle s’est envolée sans que vous vous en doutiez, vous étiez si contents!
Ce n’est pas déjà,... c’est enfin!... que se dit tout bas Jos, quand, après une attente mortelle, il aperçut sous les arbres de l’avenue la lueur des fanaux. IL était temps! Le chien avait fini sa pitance et recommençait à gronder. En furetant autour de lui, il découvrit Achille. Celui-ci fit un vrai saut de carpe pour échapper aux crocs qui le menaçaient. Le chien alors aboie furieusement. Grand remue-ménage au camp des bohémiens; des jeunes gens accourent: l’un d’eux saisit Achille à la gorge; mais, souple comme une anguille, le clown lui glisse entre les doigts. Riccio, saisi par un grand diable de gitano, se débat dans son étreinte. Mère Agnese, blottie dans l’herbe, tire par les jambes l’adversaire de son petit-fils; le bohémien, pris par surprise, tombe le nez par terre, et, pendant qu’il essaie de reprendre l’équilibre, lâche Riccio, qui, rapide comme l’éclair, court au-devant des nouveaux venus.
On s’approcha sans bruit, en rampant.
— Vite! vite! crie-t-il, au secours!...
Margasse, pour la première fois de sa vie, se presse; de deux formidables coups de poing il étend par terre deux bohémiens qui voulaient lui barrer le passage et il arrive juste à temps pour tirer Achille d’une bande de mégères, car, maintenant, tout le camp est sur pied; c’est une bataille générale.
Les habitants des maisons voisines, éveillés par le bruit, ouvrent leurs fenêtres; quelques hommes courageux viennent prêter main-forte aux sergents de ville. Quant à Jos, il n’a pas perdu un instant pour récupérer son précieux trésor, et, tandis que dans la nuit on se bat pour elle, Rita, la figure convulsée, les yeux hagards d’épouvante, les cheveux épars, tout son petit corps agité de secousses nerveuses, se pend au cou de Victoire qu’elle embrasse d’un mouvement passionné.
— Maman! oh! maman! dit-elle, et papa, ô papa chéri! et elle éclate en sanglots.
Grâce à l’arrivée des gendarmes, la bagarre se termina promptement, et, dès le lendemain, les bohémiens expulsés d’Aix se remettaient en route. La troupe Viguier ne partit que deux jours plus tard.
Rita fut assez longtemps à reprendre sa gaieté. Un enfant d’un caractère moins bien trempé que le sien eût sans aucun doute conservé de cette aventure une impressionnabilité maladive, nuisible à son développement moral et physique, mais la fille de Jos n’était pas une nature ordinaire, elle sortit de cette crise mieux armée pour la bataille de la vie; il lui en resta toutefois un souvenir très vif, très net, amenant avec lui une persuasion intime qu’il ne faut désespérer de rien, qu’on peut se tirer d’affaire même dans les cas les plus graves; et puis, elle apprit aussi à être prudente et à aimer une vie sédentaire. Elle cessa de rôder autour des roulottes, de courir à droite et à gauche. Agnese eut moins de peine à lui faire apprendre ses leçons, elle s’accoutuma peu à peu à aider Victoire dans les soins du ménage, à garder sa petite sœur, à occuper son temps et ses doigts. Au lieu de chercher à lier connaissance avec les enfants des baraques voisines, ce qui avait plus d’une fois navré Victoire, trop faible pour imposer sa volonté, et fâché Jos, trop occupé pour surveiller la fillette, elle les fuyait avec une sorte de terreur. N’était-ce pas en suivant deux petites gypsies qu’elle avait pénétré dans le camp, été entraînée sous une tente et failli perdre ses parents, sa liberté, peut-être la vie?