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III
L’APOTHÉOSE DE L’ALLEMAGNE A L’EXPOSITION UNIVERSELLE DE1900.
ОглавлениеL’Exposition universelle de1900sera l’occasion superbe, depuis longtemps espérée et impatiemment attendue par l’Allemagne, d’une véritable apothéose mondiale de l’Empire, apothéose qu’elle a préparée avec une habileté extraordinaire, et avec une majestueuse ampleur, de façon à en imposer à l’univers par le spectacle vraiment émouvant de ses progrès dans toutes les branches de l’activité humaine, et à donner à l’orgueil de tous les confédérés allemands la satisfaction la plus complète, comme récompense et comme encouragement pour tout ce qu’ils avaient fait et qu’ils devaient faire encore afin de développer la prospérité, la puissance et la gloire de la commune patrie.
Au milieu de la rue des Nations, le Gouvernement impérial élève un pavillon magnifique et grandiose, original et pittoresque, dans le style de la Renaissance allemande, l’époque où l’Empire, par l’avènement de la Bourgeoisie, industrielle et commerciale, s’affranchit énergiquement de l’influence française, qui, aux XIIe et XIIIe siècles, fut si intense et si profonde. Une tour, haute de75mètres, dressée au-dessus d’un vaste bâtiment rectangulaire, qui couvre une superficie de700mètres carrés, domine tous les pavillons d’alentour, et affirme orgueilleusement la recherche du «kolossal», qui sera la marque caractéristique générale des installations allemandes dans toutes les sections de l’Exposition. Les pignons élancés des trois façades, et les verrières des grandes baies, sont couverts de peintures, à l’aspect de fresques, aux sujets évoquant les vieilles légendes germaniques. L’aigle impériale forme le principal et éclatant motif de tous les ornements intérieurs et extérieurs. «Kolossal» aussi est l’escalier de16mètres de hauteur, autour duquel s’ouvrent les différents halls d’expositions, escalier de marbres de Bavière, aux rampes hardies, ornée d’énormes candélabres, où la lumière, qui tombe des verrières, répand une atmosphère de cathédrale, et fait religieux, plein de mysticisme, le décor de tentures sombres et de lourdes boiseries de vieux chêne sculpté. Le drapeau, arboré au-dessus de l’édifice, porte dans ses plis la devise pangermanique: «Deutschland über alles (l’Allemagne au-dessus de tous)!».
Pour atténuer ce que cette démonstration publique de la force de l’Allemagne pourrait avoir pour la France de trop brutal et aussi d’inquiétant, de nature à la mettre en éveil et à lui inspirer le sentiment et le désir d’une revanche, le Gouvernement allemand fera installer, dans le salon d’honneur du pavillon impérial, une exposition de nombreuses œuvres d’art français du XVIIIe siècle, provenant des châteaux de Potsdam: des peintures exquises de Watteau, de Lancret, de Pater, de Chardin, de Coypel, de Van Loo, des sculptures délicieuses de Houdon, de Pigalle, de Bouchardon, de Coustou le jeune, de Lemoyne, etc., etc. Et, dans le catalogue général de la section allemande, il mettra ce compliment galant à l’égard de la France d’antan:
«Sa Majesté l’Empereur a gracieusement donné la permission de faire dans sa collection un choix, grâce auquel les salles de représentation de la Maison allemande ont pu être décorées d’une manière absolument digne et artistique. Ces objets sont encore d’un plus haut intérêt lorsque on se rend compte de l’importance qu’ont eue l’art et le goût français sur le développement artistique de l’Allemagne au XVIIIe siècle; ils deviennent non seulement un hommage pour Frédéric le Grand, l’ami et le protecteur des sciences, de la philosophie et des arts français, mais ils sont encore une démonstration glorieuse de l’histoire des arts du Peuple français.»
A l’extrémité du quai de la Seine, dans la section maritime, le phare «kolossal» du port de Brême semble être, par ses dimensions et par la puissance de ses projections, le phare officiel de l’Exposition universelle.
La porte du vestibule de la galerie allemande, à l’Esplanade des Invalides, est faite d’un rocher «kolossal», sur lequel l’aigle impériale éploye ses ailes immenses, et s’apprête à déchirer, avec ses serres formidables, un dragon pantelant: allégorie saisissante du Pangermanisme domptant et écrasant l’ennemi traditionnel de l’Allemagne. Dans ce rocher, s’ouvrent, en façon de cavernes de cyclopes géants, les divers stands des artistes industriels.
Au Champ-de-Mars, les portiques des classes allemandes de l’Électricité, des Machines, et de la Métallurgie, sont de «kolossales» constructions en fer forgé, dont les arceaux hardis et les fières volutes se terminent uniformément par une «kolossale» tête de Méduse, comme sur la consigne générale d’un symbolisme artistique constant, destiné à terrifier tous les concurrents des grandes industries allemandes: aucun visiteur intelligent et subtil ne pourra s’y méprendre. Dans tous les comptes rendus de l’Exposition faits par des écrivains sérieux, sachant voir et comprendre, l’on remarque des réflexions identiques à ce propos. L’un dira, avec une éloquence incisive: «La rude matière est bien pour leur convenir; sa résistance même leur est chère, puisqu’ils la domptent, puisqu’elle avive la conscience de leur autorité, en leur fournissant une occasion de victoire, puisqu’elle incarne enfin l’idée de la force et qu’elle favorise l’expression de cette puissance, de cette majesté où tend si impérieusement l’art germanique à l’aurore du XXe siècle.»
Un autre écrivain résume ainsi ses sensations: «Partout s’affirme et s’impose le modernisme, rude, sombre, un peu fatidique, que le règne du sabre et de l’impérialisme expansif font planer depuis plusieurs années sur la vieille terre des rêveuses Marguerites. C’est là l’expression d’une race fortement disciplinée, soumise au sentiment de fer qui la gouverne, mais vigoureuse, et qui prétend mater l’art, le réduire à ce qu’elle veut.»
Le catalogue officiel de la section allemande est lui-même, en quelque sorte, un manifeste impérial, une proclamation urbi et orbi, expliquant et commentant le grand Œuvre allemand, et cela avec une vigueur, une netteté et une précision singulièrement démonstratives et éloquentes.
En voici l’exorde:
«L’Empire d’Allemagne offre, au tournant du XIXe siècle, le spectacle d’un État bien ordonné qui se trouve dans une période d’heureux développement. Contrastant singulièrement avec le déclin du siècle précédent, qui fut témoin de l’écroulement des derniers jours d’un Empire, dix fois séculaire, l’année1900marque une étape importante sur la voie de la consolidation intérieure de l’État relevé, et fort dans son unité reconquise.»
A deux pas du tombeau de Napoléon Ier, et à quelques lieues du palais de Versailles, ces allusions historiques avaient une très nette intention et une formelle signification, que l’instinct de la courtoisie la plus élémentaire aurait fait écarter instantanément par tout autre hôte de la France, mais qui en prenaient l’allure d’une véritable injure à l’égard de la nation vaincue en1870, à laquelle avait été réservée la douleur de la restauration de l’Empire germanique dans la résidence même de Louis XIV. Cette allure était encore accentuée, en façon de défi, par la fin de l’avant-propos de ce catalogue:
«La prospérité économique et politique de l’Allemagne ne repose point sur un développement accidentel de forces capricieuses, mais bien sur un travail sérieux et réfléchi, s’étayant sur le système bien ordonné d’une instruction et d’une éducation richement ramifiées; loin de chercher le complément de son développement dans la seule jouissance de vulgaires biens matériels, la nation, d’un pas robuste et sain, suit la route qui conduit vers des conquêtes de la plus noble essence: l’intelligence de l’art, le goût artistique, la culture intellectuelle.»
C’était déjà, sur un théâtre mondial, l’affirmation solennelle de la supériorité de la «kultur» allemande, et de l’ambition de l’Allemagne de régénérer le monde en lui imposant ses idées et ses vertus, en même temps que les produits de ses industries multiples et diverses.
Viennent ensuite dans ce catalogue de nombreuses pages de statistiques et de renseignements, destinés à faire la preuve des progrès incessants, accomplis dans tous les domaines:
L’accroissement continu de la population de l’Empire, doublée depuis l’année1815, et augmentée, chaque année, d’un million depuis la Guerre de1870, malgré les immigrations transocéaniques, présentées non point comme un affaiblissement, mais bien, au contraire, comme un affermissement de la nation;
Le développement constant de l’industrie, témoigné par une augmentation de71% des classes industrielles et commerciales, dont la production générale, triplée de quantité et doublée de valeur en douze ans, dépasse le chiffre de10milliards de marks, et dont plus du tiers s’exporte à l’étranger;
Le chiffre prodigieux des capitaux allemands engagés dans le monde entier, dépassant14milliards de marks;
L’extension de l’instruction publique reçue par le5e de la population totale de l’Allemagne dans 59.300écoles populaires fréquentées par près de9millions d’enfants, dans1.400écoles secondaires réunissant360.000jeunes gens, 2.200écoles d’agriculture de divers degrés, 26écoles supérieures techniques et professionnelles comptant plus de 100.000élèves, et22universités dont la population scolaire dépasse32.000étudiants: le tout doté d’un budget d’un demi-milliard de marks. Et, dans ces chiffres divers ne sont pas comprises, ajoute-t-on soigneusement, «les innombrables institutions privées déversant à flots l’instruction et l’éducation aux artistes et aux ouvriers».
En ce qui concerne particulièrement les Industries d’art, le catalogue signalait, en des chapitres nombreux, leurs progrès immenses et leur évidente supériorité sur les industries des autres nations.
Par exemple, on y pouvait lire ceci:
«L’Impression allemande est arrivée à un tel degré de perfectionnement que ses produits supportent la concurrence de tous les autres pays du monde;
«L’Impression des illustrations est arrivée à une très grande perfection, surtout celle des journaux illustrés, qui est si parfaite qu’aucun autre pays ne l’atteint;
«La Lithographie et la Chromolithographie occupent un grand nombre d’ateliers, dont les excellents produits sont répandus dans tous les pays; quelques maisons mêmes ne travaillent que pour l’étranger, surtout pour l’Amérique et l’Angleterre;
«La Photomécanique (héliogravure, phototypie, autotypie, zincographie) s’est constamment développée depuis des années, de sorte qu’aujourd’hui ses produits comptent parmi les meilleurs sur le marché international;
«La Papeterie est la plus importante du monde entier; elle s’est rendue presque complètement indépendante de l’étranger en ce qui concerne la matière première et les machines dont elle se sert.»
Pour les industries de la Céramique, de la Verrerie, de l’Orfèvrerie et de la Bijouterie, le catalogue publiait avec fierté les chiffres de leurs ateliers et de leurs ouvriers:
288.072céramistes, répartis en12.567ateliers, dont la production annuelle atteint près de114millions de marks, le tiers exporté;
65.231verriers, fabriquant pour115millions de marchandises diverses, dont le cinquième est acheté par l’étranger;
40.836orfèvres et bijoutiers employés dans 6.859ateliers;
50.000ouvriers dans l’industrie des jouets, dont les deux tiers de la production dépassant50millions de marks sont exportés;
43.674personnes–dont31.561femmes–occupées à faire des dentelles et des broderies, qui pour le plus grand nombre sont vendues à l’étranger, qui paye annuellement de ce fait à l’Allemagne près de34millions de marks.
Les optimistes n’ont cessé de répéter, pendant et après l’Exposition universelle de1900, que la participation si brillante, et si habilement organisée, de l’Allemagne n’était qu’un simple bluff destiné à jeter de la poudre aux yeux de l’univers; et ils ajoutaient même que l’érection d’un pavillon impérial allemand aussi somptueux et aussi imposant avait été décidée simplement pour faire honneur à une Exposition que le Kaiser désirait inaugurer au côté du Président de la République française, pour témoigner de son ardente volonté de maintenir la paix de l’Europe.
Malheureusement, les statistiques officielles des années qui vont suivre l’Exposition démentent cet optimisme béat, et prouvent qu’il n’était rien moins que l’expression, naïve, de la sottise et de l’ignorance, sinon de la duplicité, de ceux qui faisaient le métier de le professer publiquement et de le propager.