Читать книгу De Livres en Livres - Maurice Hébert - Страница 4
L’ŒUVRE POÉTIQUE DE CRÉMAZIE
ОглавлениеOctave Crémazie ne nous a légué que vingt poèmes. Car le Chant du vieux Soldat canadien, le Chant des Musulmans, etc., et les trois Envois de son recueil ne sont pas assurément des feuillets détachés. Il faut les relier aux pièces qu’ils achèvent, surtout le Chant du vieux Soldat qui,—de même que le Drapeau de Carillon,—a tant ému et émeut encore les vrais cœurs de chez nous.
Ces poèmes sont composés d’environ trois mille vers, écrits entre les années 1854 et 1876. On n’a point de notre auteur ce qui s’appelle des œuvres de prime jeunesse. S’il s’y est essayé, il les a dû détruire. Crémazie débute donc à vingt-sept ans. Il se montre romantique à souhait, mais point amoureux. Son romantisme a tous les caractères de l’héroïsme, au sens absolu autant qu’au sens littéraire. Et ainsi il alignera des strophes, dont la plupart ne manquent point de solennité, jusqu’en 1862; après quoi il écrira une seule pièce, trois années avant sa mort, laquelle survient en 1879. A vrai dire, sa carrière poétique est close au moment où sont tirés les volets sur la librairie de la rue de la Fabrique et où le barde s’exile, très douloureusement. Plus tard, il se montrera le ferme prosateur que l’on sait, par ses Lettres et son Journal du Siège de Paris. Hélas! de son propre aveu à l’abbé Casgrain, le rêve aura beau prendre dans sa vie «une part de plus en plus large ...», «les poèmes les plus beaux» seront «ceux que l’on rêve mais qu’on n’écrit pas».[1] Et Crémazie ne les aura point écrits. L’Huissier ayant chassé la Muse, pour la postérité que nous sommes Crémazie poète n’aura vécu que de 1854 à 1862: soit huit courtes années!
Que se révèle-t-il donc lui-même dans son œuvre totale en vers, que celle-ci soit de valeur moyenne ou d’excellence relative?
Il s’y révèle d’abord l’évocateur d’amitié ou de circonstances honorables, ou mieux de personnages d’une importance fort locale, convenons-en sans ambages, ou encore d’un chef d’Eglise qui eût mérité une fortune poétique plus glorieuse. Et puis, le peintre de morceaux de genre, qui tente ensuite de s’élever jusqu’à la méditation philosophique et à la plus haute fantaisie. Enfin, le chantre de notre foi religieuse et de notre fidélité au Canada et à la France.
Voilà ce que nous montre son inspiration très peu compliquée, souvent impuissante à se dégager de certaines lourdeurs formelles et parfois susceptibles de nous faire entendre un accent très profond,—nous allions affirmer, et nous l’affirmons en effet, unique en notre pays jusque-là.
***
Or Crémazie avait une noble idée de la vocation poétique. Il croyait que le poète, fils des dieux, ne doit point s’en laisser imposer par les circonstances, et que le sujet de commande est habituellement un écueil où vont se briser les plus ardentes bonnes volontés. Aussi n’a-t-il pas réussi en ces poèmes-là.
Ecartons donc résolument les lignes consacrées à la mémoire de M. de Fenouillet (elles ne manquent pas de banalité). Ecartons celles qui commémorent le retour de l’Abeille, la gente feuille que publiaient les élèves de notre Petit Séminaire de Québec—lignes où il y a bien de l’érudition et aussi une sorte de pressentiment de l’exil:
Sous des cieux étrangers mon bonheur s’envola. (p. 142.)
mais, hors cette érudition et ce pressentiment, rien de tout à fait remarquable. Ne prêtons pas une attention trop soutenue au péan que Crémazie entonne pour célébrer le 200e anniversaire de l’arrivée de Mgr de Laval au Canada—et dont le poète lui-même n’était pas satisfait. L’envol du début s’y soutient mal; il y a des clichés («débris fumants», p. 159), des rimes conventionnelles («vagues mugissantes», «églises naissantes», p. 158.) et, pour couronner le tout, de la prose. Négligeons assez les sixains d’Un Soldat de l’Empire, dédiés à la famille Evanturel, et où l’on trouve, dès le premier, une construction de phrase amphigourique et ailleurs, seulement, quelques recoins perdus de poésie. Poussons le sans-gêne, jusqu’à escamoter les pages offertes à M. et Mme Hector Bossange, puisque Crémazie veut s’y acquitter d’une dette de gratitude, au moment où sa verve rimante l’a quitté depuis quatorze ans.
Voilà un peu de terrain éclairci. Ce n’est point assez, au gré de quelques-uns, fort difficiles. Selon eux, on devrait encore oublier de relire la Guerre d’Orient. Et le poète aima pourtant cette pièce, la première de son œuvre, où l’on distingue un souffle très généreux d’inspiration hugolienne. (Notez, au passage, combien notre barde est supérieur à ses devanciers: à Quesnel, à Mermet, à Denis-Benjamin Viger, à Bibaud et même à Lenoir.)
Si nous nous prêtions au rigorisme de certains, il faudrait encore sauter à pieds joints, et sans calembour, Sur les Ruines de Sébastopol (où il n’y a point que du verbiage héroïque), et tourner bride devant le poème qui s’intitule la Paix (où il se trouve des traces d’obscurité, une vive dose des Orientales d’Hugo, et fortuitement, une grammaire un peu faible). Cependant, ne découvre-t-on pas ici bien davantage que Crémazie n’est point un peintre de miniatures, mais de fresques virilement traitées et où l’élément intellectuel peut devenir plus évident que le sensible? Alors, sera-t-on contraint d’ignorer Castelfidardo, poème de vers uniformes, d’un intarissable débit, qui présente cette image forcée:
Prompte comme l’éclair, la vapeur condensée
Emporte dans ses bras une foule pressée. (p. 196.)
et de se récuser devant la Guerre d’Italie (pièce qui ne manque pas tant d’emphase que d’originalité)?
Au pis aller, fort bien. Mais que l’on reconnaisse au moins, d’abord, en Crémazie une fidélité parfaite à l’amitié, un culte des héros et un extraordinaire amour de la France, amour que nos ancêtres éprouvent si intensément, eux qui ont l’inguérissable nostalgie de notre Mère d’outre-océan et de Nos Gens, comme les appelle notre poète lui-même. Que l’on perçoive enfin cette ferveur encore maladroite à s’exprimer et, par échappées soudaines, ce mouvement qui est d’un poète-né, lequel n’a point donné en ces ouvrages toute sa mesure. On ne fera que rendre ainsi au barde canadien la justice la plus élémentaire.
***
Que reste-t-il donc, nous direz-vous, à quoi l’on doive s’attacher dans l’œuvre versifiée de Crémazie? Ses poèmes de genre? ses méditations? sa fantaisie macabre? Peut-être. Voyons cela ensemble, si vous le voulez bien.
C’est probablement faire erreur que d’appeler poèmes de genre les compositions qui se nomment la Fiancée du Marin, l’Alouette, les Mille-Iles, le Chant des Voyageurs. A coup sûr, ce sont des peintures de genre canadiennes, ou qui le veulent être. Et c’est là leur signe distinctif et leur intérêt propre. Nous rentrons graduellement, puis décidément chez nous, en ouvrant ces pages-ci.
Quoi qu’il en soit, la Fiancée du Marin est une adaptation d’une légende nébuleuse dont on découvre des indices en toutes les littératures nordiques. C’est une ballade du septentrion, à la manière romantique. Mais le faste des images et leur imprévu en est absent. Une étonnante construction y deviendra même une source de quiproquo:
Cette voix fraîche et sonore
C’était une pauvre orpheline. (pp. 170-1.)
et ces rimes historiquement appauvries de Lia et d’Ophélia (p. 171.) n’allégeront pas le sujet. Cependant, la dernière strophe indique déjà l’idée en germe de la Promenade des Trois Morts:
On dit que le soir, sous les ormes,
On voit errer trois blanches formes,
Spectres mouvants,
Et qu’on entend trois voix plaintives
Se mêler souvent sur les rives
Au bruit des vents. (p. 176.)
Il y a aussi ce déplorable lapsus qui consiste—et on le voit ailleurs—à mettre au centre d’un vers un mot dont la finale est identique à la rime, ce qui déroute extrêmement l’oreille. Ici, c’est l’adverbe souvent et le substantif vents.
L’Alouette est un petit poème gracieux, en mètres mêlés. Une strophe est de trois vers de trois syllabes et d’un vers de dix, le tout se répétant; et puis quatre strophes sont formées d’octosyllabiques, et deux strophes de deux alexandrins et d’un vers de six syllabes, un tel procédé se multipliant quatre fois en ces stances finales.
Voici la première strophe:
Alouette,
Gentillette,
Ta voix jette
Chaque matin un chant si radieux,
Si sonore
Que l’aurore
Doute encore
S’il naît sur terre ou s’il descend des cieux.
Il y a plus brillant, mais il y a pire. Plus loin, Crémazie ne craint pas l’emploi de quelques répétitions de mots. Son vocabulaire, étonnamment riche pour l’époque, est quand même, de temps à autre, indigent par quelque côté.
Les Mille Iles décrivent beaucoup d’accessoires géographiques «étrangers à la cause», et peu de tant d’îles. Fait intéressant, il y a, quelque part, l’une des très rares (pour ne pas dire l’unique) allusions à l’amour que Crémazie se soit permises:
O fleuve, témoin de l’ivresse
De nos jeunes cœurs de vingt ans. (p. 192.)
Il demeurera toujours cette ressource à nos érudits de graver des noms sur ces cœurs deux fois jeunes; à moins qu’il ne s’agisse d’une émotion devant un tableau de la nature!
Avec le Chant des Voyageurs commence, nous le pensons du moins, à se dégager vivement en Crémazie ce quelque chose qui chante un aspect de notre vie de plein air, de notre âme canadienne en mouvement à travers les grands espaces de notre pays. Ecoutez ce bref poème de cinq strophes, et figurez-vous entendre une page de folklore qui ravirait bien des étrangers curieux de nos mœurs pittoresques. Comme dans le folklore authentique, il y a ici un tour fruste et vigoureux, une cadence facile, un chant proche du cœur, au lieu d’un art consommé.
LE CHANT DES VOYAGEURS
A nous les bois et leurs mystères,
Qui pour nous n’ont plus de secret!
A nous le fleuve aux ondes claires
Où se reflète la forêt!
A nous l’existence sauvage,
Pleine d’attraits et de douleurs,
A nous les sapins dont l’ombrage
Nous rafraîchit dans nos labeurs! ...
Dans la forêt et sur la cage
Nous sommes trente voyageurs.
Bravant la foudre et les tempêtes,
Avec leur aspect solennel
Qu’ils sont beaux, ces pins dont les têtes
Semblent les colonnes du ciel!
Lorsque, privés de leur feuillage,
Ils tombent sous nos coups vainqueurs,
On dirait que, dans le nuage,
L’Esprit des bois verse des pleurs ...
Dans la forêt et sur la cage
Nous sommes trente voyageurs.
Quand la nuit de ses voiles sombres
Couvre nos cabanes de bois,
Nous regardons passer les ombres
Des Algonquins, des Iroquois.
Ils viennent, ces rois d’un autre âge,
Conter leurs antiques grandeurs
A ces vieux chênes que l’orage
N’a pu briser dans ses fureurs ...
Dans la forêt et sur la cage
Nous sommes trente voyageurs.
Puis sur la cage qui s’avance
Avec les flots du Saint-Laurent,
Nous rappelons de notre enfance
Le souvenir doux et charmant.
La blonde laissée au village,
Nos mères et nos jeunes sœurs,
Qui nous attendent au rivage,
Tour à tour font battre nos cœurs ...
Dans la forêt et sur la cage
Nous sommes trente voyageurs.
Quand viendra la triste vieillesse
Affaiblir nos bras et nos voix,
Nous conterons à la jeunesse
Nos aventures d’autrefois.
Quand, enfin, pour ce grand voyage
Où tous les hommes sont rameurs,
La mort viendra nous crier: «Nage!»
Nous dirons, bravant ses terreurs:
—Dans la forêt et sur la cage
Nous étions trente voyageurs.—
(pp. 198-9.)
Ne sentons-nous pas que ce qui fera durer Crémazie s’avère déjà en cette pièce? tout l’élan naturel du poète vers nos gens à nous, la pénétration de son esprit au fond d’eux-mêmes, et l’expression spontanée des âmes collectives. Crémazie s’identifie avec son peuple, il en glorifie un métier, comme il en glorifiera le plus constant travail: celui de la guerre, qui nous a faits, défaits, refaits et qui s’est enfin transportée dans le domaine politique et social, où nous ne cessons de lutter pour notre survivance française. Comme l’on voit par là qu’il nous faut un barde pour continuer l’œuvre de Crémazie où celui-ci l’a abandonnée! En certains poèmes de Crémazie tout un peuple est en rumeur. Et c’est à cause de cela que le peuple se plaît à lire Crémazie, comme il ne se plaira pas à lire M. Paul Morin, qui a la clientèle précieuse, enviable, mais restreinte, des mandarins de nos lettres.
Dans un autre ordre d’idées, le poème des Morts nous montre un Crémazie plus grave, occupé des choses de l’au-delà, religieusement recueilli et si désabusé, s’il n’avait la foi pour se relever!
Car vous n’entendez plus les vains discours des hommes,
Qui flétrissent le cœur et qui font que nous sommes
Méchants et malheureux. (p. 117.)
Mais ici encore, en ce poème de novembre, Crémazie ne s’isole pas de son peuple. Il a des accents si sincères pour dire la piété canadienne envers nos disparus! Et son sujet l’emportera jusqu’à lui faire transcrire le plus consolant symbole et le plus harmonieux de son livre, à savoir que nos prières raniment les âmes de nos défunts, comme nos larmes rafraîchissent (si on peut dire) les fleurs d’automne de leurs tombes, fleurs qui
Versent tous leurs parfums sur les morts endormis. (p. 123.)
Et cela nous amène à ce qui, dans la pensée de Crémazie, est son poème principal: la Promenade des Trois Morts.
Et d’abord, c’est une fantaisie, du moins au sens grec de phantasia, imagination. Et c’est une hypothèse macabre, en ceci que les corps, séparés des âmes jusqu’à l’instant de la résurrection, souffrent de tomber en pourriture. Hypothèse entièrement gratuite, et romantique sans romanesque. Et c’est cela que le poète développe en quelque six cent vingt vers, qui eussent été complétés par huit ou neuf cents autres, si Crémazie eût écrit tout ce qu’il avait en sa mémoire.
Il est difficile d’extraire de ce poème ce qui est le plus propre à une citation. Crémazie n’est généralement pas un poète dont on colporte telle beauté fragmentaire, tel éclat de génie, tel passage, tel mot. Son mérite est surtout—et nous l’avons remarqué ailleurs et autrement,—dans cette pensée continue, compacte et pesante, il est vrai, mais qui nous touche sûrement.
C’est donc peu de souligner ces alexandrins qui donnent le ton du poème:
Les morts soupirant une plainte inconnue
Se lèvent dans leur morne et sombre majesté. (p. 203.)
Ou cette réponse du vieux mort au jeune qui lui indique qu’un ver s’attache à sa joue flétrie:
La femme a sa beauté; le printemps a ses roses,
Qui tournent vers le ciel leurs lèvres demi-closes;
La foudre a son nuage où resplendit l’éclair;
Les grands bois ont leurs bruits mystérieux et vagues;
La mer a les sanglots que lui jettent les vagues;
L’étoile a ses rayons; mais la mort a son ver! ...
Ou cette transposition des termes, où l’on voit Crémazie pratiquant l’antithèse et rendant ce quelque chose de flou que doit être la mort entrevue dans un rêve:
Un jour,—était-ce un jour ou bien une nuit sombre?
Je ne sais, car pour nous le temps n’a plus de nombre;
Nous n’avons qu’un seul jour, c’est l’éternelle nuit—
Les vers rassasiés dormaient sur mon suaire;
Ma tombe était muette, et là-haut sur la terre
On entendait la Mort qui moissonnait sans bruit.
Ou la ballade de la larme (un mort croit que sa mère pleure sur lui); ou ce cri désespéré:
... Ah! pour briser ma chaîne
Je ne puis plus même mourir! (p. 225.)
Ou la symphonie des vers rongeurs se répondant de proche en proche. (p. 226.)
Ou le vol de l’oiseau de proie suivant les spectres dans la nuit ...
Tout cela n’est gai! M. Henri d’Arles l’a dit.[2] Et quand même, ce poème inachevé, inégal, extrême, redondant, simple, furieux, effarant, traversé de douleur et de douceur et d’angoisse a valu que Mgr Camille Roy en écrive, toutes restrictions établies: «Cette pièce témoigne d’une puissance de conception et d’idées générales qui auraient pu faire de l’auteur un très grand poète.» Rien de plus exact.
Figurez-vous, si vous avez l’âme forte, l’accueil qu’auraient reçu nos Trois Mousquetaires de la Mort, survenant en leurs anciennes demeures, où ils se croient encore aimés, et vous aurez le plan sommaire de la partie inédite de ce poème.
L’abbé Casgrain note que Crémazie s’inspire de la Comédie de la Mort de Gautier. Pas plus, sauf erreur, que Gautier ne s’inspire de Balzac et du Colonel Chabert de celui-ci. Vous vous souvenez, Chabert, le rescapé du cimetière d’Eylau, à cette différence près que le colonel est un faux-mort!
***
Mais Crémazie poète est bien nôtre en ses compositions purement nationales (où nous ferions revenir le poème à Mgr de Laval, si son cas littéraire n’était déjà réglé). Et l’influence du barde canadien se continue jusqu’en nos campagnes. Il est peu de maisons où l’on n’ait lu en nos veillées d’hiver, la Fête nationale, le Canada, et lu et relu et re-relu le Vieux Soldat et le Drapeau de Carillon. Car le vieux soldat, par exemple, qui veille aux remparts, n’y est point seul. Il porte en son cœur la race entière, dont il transmet le sang à son fils, la race qui attendait le retour de la France et qui par le guerrier chantait:
Dis-moi, mon fils, ne paraissent-ils pas?
La Fête nationale (p. 162.) est une timide ébauche, si on la compare au Vieux Soldat et à Carillon. Il y persiste un métier assez gourd. Hélas! c’est une pièce de circonstance, fourvoyée en ce lieu, mais qui a un peu de relief. Le Canada, malgré qu’il y soit question de gloire, de soleil et de fécondité, est un raccourci de tristesse. Il y a une angoisse sous-jacente, qui nous empoigne, si nous songeons à l’exil qui se préparait! Et c’est alors que s’analyse incidemment ce trait du talent de Crémazie: la peinture objective des choses et secrètement, aux tréfonds de tout cela, une palpitation d’âme désolée qui ne sait pas qu’elle traduit sa désolation, sans nous la dire, et comme bouche close. Douleur contractée et d’autant plus prenante. Qu’importent ensuite les lieux communs! Crémazie n’est pas un virtuose du moi. Il est un simple poète, très uni, très réservé, très humain, très vrai et très attachant, tout de même, pour qui s’ingénie à le découvrir.
Quant au Vieux Soldat canadien et au Drapeau de Carillon, répétons à dessein que chacun les connaît, au pays, à moins d’être ignare avéré ou coiffé de sottise. (Et, Dieu merci! personne n’est de cette façon-là parmi nos lecteurs.) Il n’est point nécessaire d’y chercher ce qui n’y est pas: l’éblouissement verbal, la forme impeccable. Il suffit d’y rencontrer une âme éprise de sa patrie et qui la chante assez haut pour être entendue de tous, d’un océan à l’autre, si tant est que tous aient un peu vif le sentiment canadien et français et donc la claire intelligence de
Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux. (p. 136.)
***
Enfin, Crémazie poète n’a qu’une œuvre assez peu considérable et assez austère. Pourquoi donc a-t-il eu et conserve-t-il une vogue de bon aloi? C’est qu’il est facilement accessible et qu’il parle pour nous qui ne pouvons sortir de nous-mêmes nos émotions patriotiques. C’est qu’il a été un éveilleur, un moment, une date de notre histoire littéraire, et, au risque de le redire de si près, une voix de son peuple. Il a réalisé une entreprise unique, avec de bien rustiques outils et dans un temps où notre culture était encore moins générale qu’elle ne l’est aujourd’hui. C’est qu’il a été comme le centre de ralliement de l’Ecole de Québec, celle de 1860. Près de lui s’épanouissent ou autour de lui gravitent, l’inspirant ou s’en inspirant, les deux Garneau père et fils, Ferland, Jean-Charles Taché, Gérin-Lajoie, Fréchette et LeMay, prosateurs et poètes de chez nous. Sans doute Fréchette le dépassera-t-il pour la forme et LeMay pour la délicatesse; mais à Crémazie revient le premier succès dans la nationalisation de notre poésie. Sans doute, l’Ecole littéraire de Montréal, de 1900 à nos jours, produira-t-elle des ouvriers plus subtils—un Nelligan tourmenté, un délicieux Lozeau—mais ceux-ci se confineront plutôt dans le domaine psychologique. Sans doute M. Nérée Beauchemin et M. Albert Ferland seront-ils, au gré de plusieurs, les plus canadiens de nos poètes; mais ils ne continueront pas tout à fait l’accent héroïque crémazien: ils ne seront pas aussi absolument des bardes: il y aura plus de finesse en leur force poétique, plus d’art; chez M. Ferland, peut-être plus de dessin et moins de voix que chez Crémazie, mais quelle forte, quelle pieuse sensation poétique! et, chez M. Beauchemin, quelle délicatesse, quelle suavité de l’âme et du verbe! Sans doute, Madame Blanche Lamontagne, libre en sa lointaine Gaspésie, sera-t-elle un poète bien canadien encore; mais elle chantera, avec cette rustique douceur dont nous sommes vivement pénétrés, plutôt le terroir que la race et la patrie totales. Sans doute, l’actuelle Société des Poètes Canadiens-français, qui doit à d’audacieux fondateurs une vie pleine de promesses et dont l’action veut se répandre à toutes les provinces du pays, suscitera-t-elle quelque jour,—ou sera-ce l’Ecole littéraire, ou sera-ce le souffle des «quatre vents de l’Esprit»?—ici même, en la métropole, en la capitale fédérale, à Percé, en Saskatchewan, en la fraternelle Acadie ou n’importe où sous notre ciel, un poète absolument national, notre poète, Le Poète. Rien, ni personne n’empêchera tout de même Crémazie d’avoir été ce qu’il s’est révélé: un malheureux génie tronqué, dont la souffrance nous touche un peu à la façon d’une symphonie inachevée de Schubert.
Dans l’édifice littéraire national, les plus rudes pierres sont à la base. Et cela convient. Les plus fines seront au sommet, comme il conviendra aussi. Et il n’y aurait point de colonnes, de frises, ni de corniches ouvrées, ni de flèches ni d’élans vers la nue, s’il n’y avait eu auparavant l’humble, la solide, la dure assise que le temps a marquée et qu’il n’a point détruite. Et Crémazie, apercevant ceux qui sont à la tâche et ceux qui viendront, leur dira, en les reconnaissant pour ses frères de même race et d’expression plus déliée, il leur dira, lui qui n’a jamais eu d’égoïsme, ces mots canadiens qui sont exquis et qu’il ne nous faut point désapprendre de dire: «Je vous espérais».
[1] Lettre du 29 janvier 1867.
[2] «Un Barde précurseur»: Octave Crémazie. Conférence à l’Université Laval, Québec, 21 janvier 1910.