Читать книгу ...et d'un livre à l'autre - Maurice Hébert - Страница 5
NOS IMMORTELS[1]
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En France un homme n’est en passe de devenir célèbre que du moment où on le satirise. Il y a, outre-Atlantique, seulement les rien du tout qui échappent à la charge et à la caricature; à tel point que c’est truisme de dire que celles-ci consacrent vraiment les réputations. Chaque homme politique en est l’objet, s’il a de la veine, et peut-être surtout de la déveine; pas un littérateur de marque ne s’en défend, s’il a de l’esprit. Aussi, la satire et la caricature bien faites, et sans lâcheté, enferment, sous le couvert de beaucoup d’humour, autant de sérieux et de vérité. L’exagération même, la charge évidente éveillent le goût critique du lecteur, l’aiguillonnent, lui font chercher, et souvent découvrir, parmi les déformations voulues, les traits justes des oeuvres et des caractères.
Une telle satire n’est blessante que lorsqu’une seule personne y est visée, ou lorsqu’elle n’est pas encore entrée dans les moeurs du pays.
En effet, rien n’est plus triste à voir qu’un satirisé solitaire. Le rire de tous le poursuit, alors qu’il est charmant d’être caricaturé en bonne compagnie. Si les auteurs valent la peine qu’un authentique sottisier des lettres, à la façon d’un Germain Beaulieu, prodigue pour eux le meilleur de la matière grise enfermée sous son crâne poli et se dépense également pour chacun, qui oserait se plaindre?
Chez nous, la critique littéraire a d’abord usé de l’encensoir ou de la matraque avec une égale virtuosité maladroite, aux jours où florissaient, par exemple, Placide Lépine et Jean Piquefort, «au siècle de William Chapman», comme écrit précisément M. Beaulieu. Et puis, elle s’est largement humanisée avec Mgr Camille Roy, M. Louis Dantin, le Père M.-A. Lamarche, et quelques autres, en particulier M. Séraphin Marion, dont le souple jugement sait se conformer à la preuve,—pour retomber, de-çi, de-là, en une manière crue et violente, plus propre au génie encore vert qu’à l’équitable maturité, ainsi que l’affirme l’un de nos amis, poète-né, en qui se réveille toujours un critique au sens très net des réalités.
Il restait à donner à l’art ingrat par excellence, après la grimace et le sourire qu’il avait pratiqués, le rire enfin.
L’état de nos moeurs littéraires le permettrait-il? Comment s’en accommoderaient nos puériles susceptibilités?
Assez bien, à la vérité.
Deux amants de l’escarmouche, messieurs Francoeur et Panneton, le feutre de travers et la plume au vent, furent les premiers à en être assurés. Leur livre A la manière de... eut un vif succès. C’était un recueil de pastiches habiles, drôles, mafflus, impertinents, pas toujours charitables, et d’une critique plutôt destructive.
Les dieux nous aiment, tout Québécois que nous sommes. Ils ont permis que Montréal, après avoir pris à nos régions MM. Olivar Asselin, Edouard Montpetit, et le Frère Marie-Victorin, nous prêtât un M. Louis Francoeur, plus fin lettré que quiconque, confit dans le métier journalistique, et un M. Germain Beaulieu, ironiste comme pas un, ayant des clartés de tout et sur tous, une expérience sceptique des hommes, une indulgence vite muée en raillerie, qui ne peuvent être que l’apanage d’une âme curieuse même des moindres choses et encline, malgré les épreuves, à professer toujours que bien rire est nécessaire à la bonne digestion d’un livre.
L’ouvrage de M. Beaulieu, Nos Immortels, contient des piécettes ouvrées en pointes, de petites études burlesques sur les camarades de l’Ecole littéraire de Montréal, y compris Germain Beaulieu! Chaque article est précédé d’une caricature due à la plume si spirituelle d’Albéric Bourgeois. Texte et dessins, tout est fondu dans une même tonalité suggestive.
A M. Jean Charbonneau, engoncé dans un immense faux-col, à la fente duquel une cravate-papillon papillonne, M. Germain Beaulieu lance ses primes pointes. Il le fait en soulignant cette apparente incompatibilité entre une existence agréable et une oeuvre douloureuse. Puis il explique cela par la prédominance du chiffre 13 dans la vie de sa victime! Le rire, a dit à peu près Ernest Hello, provient d’une relation brisée. M. Beaulieu ne manque pas de mettre à contribution ce procédé. Même il l’aggrave en tirant du titre d’un recueil de M. Charbonneau, les Blessures, une scie de titres-rimes: les Meurtrissures, les Déchirures, les Gerçures, les Eraflures, les Engelures, les Egratignures, sans oublier les Sublimes Piqûres... Cette carence de relation entre la cause et l’effet, M. Beaulieu la pousse jusqu’à l’absurde, où se cache quelque narquoise vraisemblance. Ainsi, il exposera que M. Charbonneau s’est écarté «de la route de ses devanciers pour s’en tracer une à lui», et il écrira:
Le malheur est qu’il a été seul à s’y aventurer et qu’il l’a faite si étroite, si presque imperceptible, que personne autre n’a voulu l’y suivre, peut-être parce que personne ne l’a trouvée assez large, et, qui sait, peut-être aussi que personne ne l’a pu voir.
Ou bien parlant de M. W.-A. Baker, poète et philosophe, au front chauve duquel M. Bourgeois met une mouche, par amitié, pour ne pas y mettre une araignée de plafond, M. Germain Beaulieu indiquera le verbalisme et la nébulosité de son homme en lui faisant construire une phrase comme celle-ci, qu’il faut lire à haute voix en roulant tous les r et sifflant toutes les sifflantes:
La vertigineuse rapidité de déplacement de ses molécules anesthétiques cerébro-spinales l’emportant parfois à des élucubrations de trajectoires d’une volonté trop spontanée dans son genre dubitatif pour avoir la souplesse intérieure et la concentration de la pensée spinosienne, Goethe, bien qu’éclectique à la manière d’Aristote par la forme et la gestation infra-périphérique de sa pensée irrationnelle, est cependant sub-cartésien par le dévergondage désintégral des facultés supera-fécondantes de sa méthode intuitive appliquée à sa modalité intensive et hétérogène d’action sub-directrice de ses spinules concrétisées.
Sur M. Gustave Comte, également, M. Beaulieu se prononce sans merci:
Comte reçut une instruction qui ne fut nullement en rapport avec ses goûts et ses aptitudes; c’est ce qui fait qu’il a toujours été par excellence un auteur en perspective. Il faut admettre immédiatement qu’il n’a jamais rien écrit si ce n’est en ébauche. Mais quelle débauches d’ébauches! Il a tout abordé, tout attaqué, et il n’est pas de terrain sur lequel il n’ait aventuré un premier pas, quelquefois deux.
Et sur M. le juge Desaulniers:
Desaulnier est grec avant tout, comme il est grec après tout. Il est classique à la grecque, jurisconsulte à la grecque, économiste à la grecque, philosophe à la grecque, religieux à la grecque et gentilhomme à la grecque. S’il sort de son tempérament helléniste, ce ne sera que pour un bain de quelques heures aux eaux thermales dans lesquelles se sont plongés Virgile et Horace, qui, d’ailleurs étaient les hellénistes de leur temps. Aussi, en littérature, en poésie surtout, Desaulniers se ressent-il de ce concubinage infiniment doux avec les Grecs d’une part, et Virgile et Horace de l’autre part.
Quant à M. Louis-Joseph Doucet, voyons ce qu’il attrape pour son rhume:
Doucet est le plus rustique de nos écrivains, ce qui fait qu’il combine en lui et dans ses oeuvres toutes les qualités et toutes les absurdités de la rusticité.
Sa manière est simple: il écrit comme il marche, comme il regarde et comme il digère. Tout ce qui lui vient à l’idée, il l’écrit. Si cela a de la suite, tant mieux; si cela est sans suite, tant mieux encore. Il est toujours content de lui; certain que tout le monde devra faire comme lui, et si tout le monde est content de lui, tant mieux; mais si tout le monde est mécontent, tant mieux encore.
Et voici décochée la flèche de Parthe:
M. Louis-Joseph Doucet, «le matelot poète»!
M. Albert Laberge mérite aussi d’être mis à l’ordre du jour par M. Beaulieu, mais celui-ci s’acquitte de sa tâche plus en naturaliste qu’en critique:
Laberge est, avant tout, l’écrivain de la précision. Il voit, il respire, il ressent, en un mot, il vit, et il veut que l’on voie, que l’on respire, que l’on ressente et que l’on vive avec lui et comme lui. Mais ne voyant que les détails et ne saisissant pas l’objet entier, le grotesque ou le laid n’apparaissent pas à ses yeux, cela se comprend. Examinez une charogne, elle sera épouvantable dans son ensemble. Fermez les yeux sur l’ensemble et regardez les détails: c’est une vie, une vie nouvelle qui fourmille dans cette puanteur. Oh! les jolis insectes par centaines et par centaines, les uns les ailes irisées, les autres à la livrée multi-colore. Oh! ces vers qui s’agitent et s’entrecroisent gracieusement! Et tout autour, comme la végétation s’est faite belle et forte et éclatante pour voiler ce qu’il peut y avoir de repoussant dans ce cadavre qui, hier encore, était un animal rayonnant de vie, de force et, disons le mot, de beauté!
Et puis au tour de M. Albert Ferland:
C’est un esprit timoré qui n’est jamais satisfait de lui-même et qui ne le sera jamais des autres.
Je vous le dis, Ferland aime son art, ou plutôt ces deux arts jumeaux: la Poésie et la Peinture. S’il est vrai qu’en peinture il n’a jamais manié que le crayon ou le fusain, il l’a fait avec une perfection telle que je suis à me demander si, dans ces conditions, le pinceau n’est pas inférieur au crayon. Et ces deux arts ont été toute sa vie. Il a tout renié pour eux. Ils ont été ses maîtresses suprêmes, et c’est dans la douceur de cette paradisiaque bigamie qu’il a oublié les vicissitudes d’une existence qui en fut toute remplie. Pendant que d’autres recherchaient la fortune, les plaisirs, les honneurs, les adulations, lui, l’artiste et le poète, se retranchait dans son atelier comme Achille sous sa tente, et l’on pouvait voir sur sa porte bien cadenassée les mots: «Albert Ferland, poète et artiste.»
M. Germain Beaulieu a une façon particulière de discuter du sublime, au cours de son étude amusée sur Lionel Léveillé. Il en profite pour faire patte de velours à quelques intimes:
Est-ce à dire que la poésie de Léveillé manque de sublime? Je vous avouerai que je ne crois pas au sublime: en général, c’est du snobisme et les exemples de sublime que l’on m’a fournis quand j’étais en Belles-Lettres ne me paraissaient l’être que dans la croyance de mon professeur à la parole de son professeur à lui. D’ailleurs, il y a diverses manières d’arriver au sublime. Les membres de l’Ecole littéraire,—pour ne pas citer, en dehors de l’Ecole, de multiples noms qui en seraient sans doute des exemples encore mieux appropriés,—les membres de l’Ecole littéraire, dis-je, l’ont démontré avec une évidence généralement plutôt convaincante; ainsi Charbonneau a le sublime de l’ineffable, Ferland a le sublime de la détermination, Doucet a le sublime du verbiage, Baker a le sublime de l’incohérence; il se pourrait donc fort bien que Léveillé eût le sublime de l’insignifiance. Mais cela importe peu.
On en conçoit que Paul Morin et Lionel Léveillé sont, comme qui dirait, éléphant et rhinocéros; ils se regardent avec des yeux qui se disent Zut! les uns aux autres. C’est qu’ils sont l’antithèse l’un de l’autre: Morin reprochera toujours à Léveillé d’avoir une poésie trop simple et trop facile à comprendre, et Léveillé, de son côté, reprochera toujours à Morin d’avoir, pour faire des vers incompréhensibles, des mots encore plus incompréhensibles. Et il le lui a dit, d’abord dans sa pièce intitulée: Heureux les simples!
A propos de M. Ubald Paquin, M. Beaulieu invente de profondes sentences:
L’amour est le petit cor au pied du coeur. C’est ce qui explique que ça soit si douloureux quand on nous marche dessus.
Si la femme savait sc tisser une toile elle serait la plus parfaite des araignées.
C’est parce que toute cloche a deux sons que toute tête a deux oreilles.
M. Beaulieu ne se ménage pas plus lui-même. Témoin ce quatrain:
C’est une face à la Voltaire
Sous un crâne bien épilé;
Il se tait quand il faut parler
Et parle quand il faut se taire.
Et il ajoute:
Dans son opinion, Germain Beaulieu est certainement le plus grand littérateur et le plus grand savant que le Canada français ait produit jusqu’à ce jour. Cette opinion est généralement partagée par presque tous ceux qui n’ont jamais entendu parler de lui.
Albert Boisjoly, Albert Dreux, J.-A. Lapointe passent aussi à tour de rôle sous les fourches Caudines. Mais il faut bien abréger nos citations.
Certains articles ou parties d’articles explosent comme des pièces pyrotechniques. Ailleurs, il y a moins de verve et d’originalité. M. Beaulieu ne fouaille pas tous ses amis intimes avec toujours le même entrain. Même les autres sont roulés sur les orties. Monseigneur Camille Roy, M. Albert Pelletier, M. Jean Bruchési et quelques-uns encore reçoivent au passage leur petite bourrade et ce qui s’ensuit, que tous les initiés à leur style et à leur manière apprécieront ou regretteront, selon le cas.
Sans doute y a-t-il bien des allusions qui ne seront entendues que des initiés; ainsi tel geste de M. le juge Desaulniers. C’est le sort éphémère des livres d’esprit. Le sel s’en affadit avec le temps. On doit bientôt recourir à des commentaires et à des gloses pour n’en rien perdre.
Il se peut que bien des camarades visés par M. Beaulieu ne sourient pas à le lire autant qu’il pouffe lui-même sous cape à les accabler. Mais, si chacun lui reconnaît beaucoup de malice, au sens où malice est admise, personne n’attribuera à la méchanceté ni à l’envie les critiques de notre auteur.
Ce livre de Nos Immortels s’appellerait aussi bien Têtes et Crânes. M. Albéric Bourgeois y a assemblé la plus belle galerie de billes d’ivoire et de tignasses à la Clodion le Chevelu qui se voie sous nos climats.
Le lecteur voudrait connaître davantage tous ces messieurs. Il ne se contente pas de ce que M. Beaulieu en a consigné, ni des cocasses et adroits pastiches qu’il a faits à leur sujet, car le public sait que dorment dans les cartons de Germain Beaulieu tous les documents nécessaires à la préparation d’une histoire très complète de l’Ecole littéraire de Montréal. Nos lettres doivent beaucoup à ceux qui, vers 1900 et dans la suite, ont donné à la pensée écrite chez nous plus d’air, de lumière et de variété et soutenu de leur amitié un poète qui fut baisé du génie: Emile Nelligan. Nous entrevoyons d’ici que cette histoire serait parsemée de portraits, d’anecdotes, d’observations, toutes plus piquantes et surtout plus instructives les unes que les autres.
Ainsi, Nos Immortels nous auront-ils gagnés par le rire à mieux entendre tout ce qu’un livre subséquent de M. Beaulieu contiendra de nuances, de finesses et, soyons-en sûrs, de sérieux, et d’émotion. Non seulement notre auteur y mettra tout son esprit, qui est très vif, mais bien encore tout son coeur, qui est très grand.
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[1] Nos Immortels, par Germain Beaulieu, orné de caricatures par Albéric Bourgeois.—Editions Albert Lévesque, Montréal, 1931.