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LES PIERRES DE MON CHAMP[1]
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De graves bonshommes ont accusé la femme de toujours loger en sa cervelle un petit grelot qui tintinnabule plus souvent qu’à son tour. Ce sont des misogynes. Ils n’avaient point qualité pour juger; s’ils l’ont fait, c’est aux dés, comme le Bridoie de Rabelais. Eux qui se targuent d’avoir tant de plomb dans la tête, n’est-ce pas dans l’aile qu’ils s’en sont mis?
Ils ne raisonnent guère que la patience est femme et que, toutes pensées hâtives devant périr aussitôt nées, ce sont les patientes pensées seules qui durent. Le temps, en effet, cristallise celles-ci, les polit et en forme de chatoyantes pierres. Si donc, par un sortilège complaisant, messieurs les misogynes pouvaient distinguer ce qui leur est caché, ce n’est pas le grelot qu’ils apercevraient en la tête de certaines femmes, mais de solides et bonnes pensées devenues autant de pierreries agréables.
Du moins, vous le concéderez, à l’examen de ces sortes de pensées lapidaires que Mademoiselle Taschereau a tirées de ses méditations, pour vous les offrir, bien qu’elle se refuse à les appeler précieuses.
Précieuses, elles le sont, dans notre monde où tout est si fragile et où les diamants ne sont pas tous de la plus belle eau. N’allient-elles pas quelques atomes de ce que Pascal trouve aux antipodes: l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse? et ce dont les philosophes ont accoutumé de se défendre, en se gardant bien de s’en démunir, toutefois: l’imagination.
Certes, la formule est assez originale. Et pour établir l’harmonie entre des choses si diverses, il fallait un coeur de femme.
Rien de cela n’a manqué vraiment chez celle qui composa les Pierres de mon Champ.
⁂
L’esprit de géométrie! Pourquoi pas? Les pierres de ce recueil ne sont pas du tout amorphes. Donnons-nous la peine d’en étudier ensemble quelques-unes. Ainsi, bornons-nous à celles qui traitent le mieux de l’homme.
Et d’abord, cette définition spécifique:
Le nom de l’homme est chercheur. (p. 23.)
D’où «la conclusion individuante»:
Qu’est-ce que le moi et quand suis-je moi-même? Quand je pense... (p. 24.)
Or l’individu est sociable; et la première loi de la vie en commun est l’humilité, comme elle est la première de la vie individuelle:
...D’où me viennent ces pensées? de qui n’ai-je pas subi l’influence? Cependant, je dis: mes idées, mes opinions, sans me rendre compte que la pensée humaine est anonyme et que l’individu doit presque tout à l’espèce. (p. 24).
Ce qui, avec des nuances assez personnelles, est s’appuyer sur Descartes («Je pense, donc je suis») et Pascal («L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant») pour en revenir à Pascal seul qui a écrit, sauf erreur: «Toute la suite des hommes, pendant le cours des siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement». Seulement, en Descartes, il y a une satisfaction de soi, celle d’une personne qui, s’étant perdue quelque part, se retrouve en un poêle hollandais, et se tâte, pour s’assurer de soi; et, dans Pascal, la glorification de l’intelligence inépuisable, de la perfectibilité indéfinie de l’homme, sous une si frêle enveloppe. Tandis que, chez Mademoiselle Taschereau—toutes proportions de talents observées, d’ailleurs,—se glisse cette note d’effacement devant autrui, qui s’appelle discrétion; et devant le devoir, qui s’appelle vertu.
Et la preuve?
Quand notre moi a reçu l’empreinte finale, on nous propose, comme suprême retouche, de l’assujettir à une règle extérieure: c’est dire que nous ne formons notre volonté que pour en faire hommage. (p. 28.)
Bien plus; voici le pons asinorum social franchi:
Il est pénible mais nécessaire d’admettre que la justice repose sur l’ordre et non sur l’égalité. (p. 104.)
En remontant au principe intellectuel et moral de l’homme et en établissant la valeur relative de celui-ci, sa subordination, notre auteur n’en a point souligné l’égoïsme. C’est encore nous consoler d’être au monde. Et si, peu après, Mlle Taschereau assigne à l’humanité l’obligation de se hausser vers l’idéal du génie, elle n’hésite pas à lui marquer la nécessité de la sainteté (p. 82.), car
...une seule chose rend à l’homme son essor, le détachement. (p. 85.)
Même
Le mot gloire s’écrit en collaboration (p. 85.)
et
L’orgueil est le manteau de nos misères. (p. 50.)
Mais, toutefois,
Les traits du génie semblent être les réponses paternelles de Dieu aux inquiètes recherches de ses enfants. (p. 65.)
Vous avez bien lu: les inquiètes recherches...
Donc:
Le nom de l’homme est chercheur
et chercheur d’infini.
Pierre à pierre, voilà démontré le théorème divin de l’homme et, par ricochet, l’esprit de géométrie dont nous vous assurions, encore que Mademoiselle Taschereau ait éparpillé ses pierres démonstratives, au lieu de les arranger ainsi, ou de toute manière logique dont elle avait un ample et meilleur choix à faire.
⁂
L’esprit de finesse? Et pourquoi pas, également?
Il se présente sous deux caractères: le proverbial et le délicat. Par l’un, il rejoint la finesse du peuple, appliquée à discerner les choses de l’expérience et consacrée en des mots savoureux; par l’autre, il entre dans le domaine des longues et subtiles cultures de la pensée et du style.
Mademoiselle Taschereau s’écriera, de la même façon que le bon peuple philosophe:
Si tu aimes la route, évite l’impasse.
Si tu tires à blanc, n’espère point le gibier (p. 22.)
Toute chose n’est parfaitement bonne qu’en sa saison. (p. 27.)
Pour gravir une cime, il faut choisir un bâton. (p. 33.)
Qui n’a jamais rencontré son semblable est un heureux aveugle. (p. 51.)
La souffrance est tellement le lot de chacun qu’on se demande où l’envie prend sa raison d’être. (p. 74.)
Des peines des autres nous pensons trop souvent: fatigue de fourmi traînant son fardeau. (p. 74.)
Il suffit de mettre la dent sur une personne pour prendre goût à la déchirer. (p. 40.)
(Certes! il n’y a que la première bouchée qui coûte...)
Quand tu sèmes, implore la pluie: quand tu moissonnes, laisse glaner le pauvre. (p. 111.)
Tout cela ne peut évidemment avoir cette fleur spontanée du vrai peuple, qui est plus rude; mais on a ramassé peu d’aphorismes chez nous qui soient ainsi comme issus de l’âme élémentaire d’une race fine entre toutes.
Il faut beaucoup de culture à un penseur pour en arriver à pareille simplicité.
Mais la culture a encore d’autres façons de s’exercer, au risque qu’on la devine plus ouvertement.
Pesons bien ceci:
L’avenir aura la couleur de ton caractère. (p. 26.)
Il faut plaindre les isolés, non les solitaires. (p. 32.)
Fais en sorte de n’avoir point de meilleure retraite qu’en toi-même! (p. 33.)
Et ceci, qui est un commentaire:
Apprenons à faire silence et nous serons charmés par la voix qui le remplit. (p. 33.)
Et ceci, en outre, qui est saisissant:
Si l’on pouvait arracher la vanité du coeur humain, un grand silence se ferait sur la terre. (p. 70.)
Ou ces autres lignes, prises au hasard:
Le corps a parfois cette supériorité sur l’esprit de sentir sa misère quand l’esprit l’ignore. (p. 60.)
Il est rare que l’on succombe sous le poids d’un chagrin, parce que l’on en est toujours distrait par un autre. (p. 115.)
Ou des paroles très douces et d’un sens exquis:
Le sourire est une victoire de l’esprit. (p. 75.)
Le goût est la solution d’un problème d’harmonie. (p. 39.)
Et enfin ce cri d’énergie morale:
Si tu veux être fort, sois un soutien (p.35.)
qui évoque en nous le souvenir d’un lambeau de strophe, autrefois lue:
Tu m’as rendu la force en t’appuyant sur moi...
Finesse des proverbes et finesse de la culture se voisinent donc et se compénètrent dans les Pierres de mon Champ.
⁂
Quant à l’imagination, elle tient bonne compagnie à ces deux finesses-là. Car tant de raison n’a point détruit l’âme voyante. Et c’est bonheur que ce soit le contraire que l’on puisse établir.
Ainsi, l’expérience et la sagesse enseignent que
Chacun mange le fruit de sa vie. (p. 27.)
Mais qui donc a fourni cette pittoresque expression de l’idée, sinon Dame Imagination?
Nous lui devons également ces autres:
Si nous nous tenions par la main, nous serions sans jalousie devant l’heureuse arrivée du chef de file. (p. 30.)
Quand le communisme nous aura obtenu le droit de boire tous au même verre, comment nous assignera-t-il notre tour. (p. 57.)
Et telles et telles pierres encore dont vous ferez vous même le profitable examen.
Il est vrai que l’imagination égare parfois notre auteur, en lui faisant prendre une arme pour une preuve, l’ironie pour un agent de conviction,—ainsi ce jeu vif de décocher de petites pointes aux pauvres hommes tout court et aux poètes!
Pour les hommes, constatons, sans plus, que ce sont les misogynes qu’une solitaire a visés. Et ne lions point partie, nous qui ne sommes ni l’un ni l’autre.
Pour les poètes (Un enfant apprend à pleurer silencieusement dans l’espace de quelques années, mais un poète n’a point assez de toute sa vie (p. 46). Et caetera.), pour les poètes, disons, notre lourde prose nous mettant, comme Sancho Pança, hors de cause en toute l’affaire, disons donc que Mlle Taschereau généralise prestement; mais sans aller au point de croire cette parole de nous ne savons plus quel analyste: «Il n’y a pas d’oeuvre d’art sans participation du démon». La question serait plutôt de savoir quels poètes a surtout lus notre philosophe et quelles boursouflures romantiques l’ont dégoûtée. Ou fait-elle tenir la poésie dans les mots ou l’unique forme versifiée qui est pourtant musique délectable à l’oreille, lorsqu’elle est bonne? Cependant Bossuet et Pascal sont poètes. Et David et toute la Bible. Et les plaintes de Chimène, sont-elles pleurnicherie? Et Musset lui-même, le coeur à nu, a tracé ces vers où il n’entre que de la force, de la beauté, des larmes refoulées, et point d’artifice:
L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,
Et nul ne se connaît tant qu’il n’a pas souffert.
Et nous devons à une femme, Marceline Desbordes-Valmore, ces deux vers si déchirants, adressés au railleur:
Toi qui ris de nos coeurs prompts à se déchirer,
Rends-nous notre ignorance, ou laisse-nous pleurer.
Et humblement, tout près de nous, quelle dignité en un Albert Lozeau et quel drame effroyable en un Emile Nelligan!
Poètes vrais (les autres nous en faisons fi), consolez-vous. Mademoiselle Taschereau a écrit, sans doute, pour vous qui avez une âme:
Que de personnes tu rencontreras, avant de pouvoir t’écrier: voilà une âme! Mais alors, ton étonnement sera plus pur et plus émouvant que la surprise d’un chant d’oiseau dans un désert. (p. 31.)
Et pour vous qui ne voulez les mots que remplis, à éclater, de votre moelle même:
Qui a dit que la poésie est la musique des mots? N’est-ce pas plutôt la flatterie? (p. 95.)
Et, pour vous dont la parole est un chant, à travers vos pleurs, Mlle Taschereau a peut-être composé cette phrase consolante:
Heureux qui parle aux simples; il ressemble à celui qui sème près des sources. (p. 27.)
Pour vous, pour vous sans conteste, elle a commis ce vers, bien cadencé, portant beau, sonnant ses dix syllabes césurées à l’endroit classique: 6 + 4, (par une virgule, s’il vous plaît! et donc une légère suspension du sens,) et que vous n’avez peut-être point noté, tout à l’heure, comme étant un vers:
Si tu veux être fort, sois un soutien;
Ou ce petit poème en prose:
Regarde et vois: le printemps chante, l’été parle, l’automne pense, l’hiver se recueille. C’est ainsi que le temps te dépouillera de bien des choses et t’apprendra à faire silence. (p. 112.)
Et notre auteur est certainement persuadé qu’un grand poète est aussi nécessaire à notre Patrie qu’un grand penseur. Témoin ce qu’il a déjà dit, à la page 91 de son livre antérieur, intitulé Etudes: Mais quand viendra-t-il celui que nous attendons, le maître de l’art? Car il viendra. Les sauvages beautés de notre pays doivent être chantées comme elles le méritent... Aussi souhaite-t-il que l’avenir nous réserve l’un et l’autre: poète et penseur.
Cependant, Mademoiselle Taschereau ne s’abandonne pas au lyrisme. Il ne lui vient pas sans étude. Même celui de la prière si grave qui termine les Pierres de mon Champ.
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Elle ne s’abandonne guère non plus à son coeur. Mais ce coeur aussi est présent. Il est si noble, si discipliné qu’il s’appelle presque sagesse. Il n’a rien de sentimental. Il est vigoureux et sain, parce qu’il s’est voué à l’action et subordonné à l’esprit.
Voyez-le s’exprimer en des maximes tour à tour gracieuses ou fortes, souvent profondes:
Si tu veux marcher droit, garde dans la tienne la main de ton enfant. (p. 35.)
Et c’est une application appropriée du: Si tu veux être fort, sois un soutien.
Ou encore
Le coeur est à l’effigie de la pensée. (p. 23.)
Qui est maître de ses pensées est maître de son coeur. (p. 25.)
Le coeur humain a des côtés trop sombres pour que la psychologie ne soit pas une science essentiellement triste. (p. 114.)
Il n’est rien de plus cruel qu’un amour passionné: aucune plainte ne l’émeut que la sienne. (p. 114.)
Les Pierres de mon Champ sont serties de beaucoup de coeur; et ce coeur est d’un moraliste.
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Enfin, l’auteur a beau les appeler sarments (p. 22.), feuilles, clefs de chambres mystérieuses (p. 18), flambeaux (p. 41), stimulants (p. 42.)—voyez comme l’imagination se plaît à rompre la cohérence des images,—ces pierres d’un futur édifice (p. 110.) n’en sont pas moins celles que nous avons vues.
De telles pierres ne sauraient donc être comparées à de ternes cailloux des champs. L’auteur lui-même n’explique-t-il pas, aussi, qu’elles sont extraites de son champ de vision (p. 5.), et, en outre, n’est-ce pas assez sensible?
Des qualités particulières: la mesure, la l’acuité du jugement, le don de l’image et celui du coeur brillent encore aux angles de ces Pierres.
Qu’il s’interpose des galets de fontaine? Nous l’avouons. Mais les pierres fines semblent plus lumineuses, par contraste. Que certains galets soient usés, usagés ou en rappellent vaguement d’autres, entrevus quelque part? Cela est, sans plus. Que d’autres ne soient point parfaitement composés, sous la loupe la plus exigeante? Qui vous a conté le contraire? Par dessus tout, qu’une ordonnance, une relation suivie (comme en donne exemple le Père Gabriel Palau dans son Catholique d’Action, si l’on s’en tient à un livre moderne de maximes,—ou Mademoiselle Marguerite Taschereau, si l’on retourne à ses propres Etudes) eussent conféré à ce recueil de pierres-pensées quelque chose de plus attachant et de plus probant? Nous le savons, encore que plusieurs pierres soient réparties en petits groupes fraternels. Que nous ayons fait miroiter certaines des meilleures, tout en connaissant les autres. Il conste, selon le baragouin des doctissimes. Qu’il eût mieux valu pour notre auteur qu’il séparât les pierres des galets et ne se tîntqu’à celles-là? Il va de soi.
N’importe, il y a extrêmement plus de pierres que de galets en ce recueil.
Et ce qui fait le prix des Pierres de mon Champ, c’est l’intensité de vie intérieure qu’elles révèlent chez celle qui les a façonnées, et l’effort, aussi soutenu que possible, vers la consciencieuse stylisation de sa pensée.
A une époque où la femme réfléchit peu,—tant de femmes, du moins, et tant d’hommes aussi!—et s’épuise en gestes faux ou en psittacisme, voici une âme pensante et bien pensante. N’est-ce pas qu’en rentrant dans la tradition chrétienne et française la femme recouvre sa royauté en train de se perdre?
Hélas! combien de familles canadiennes s’en sont allées à l’oubli, faute de cette royauté de la femme. Celle à laquelle appartient notre auteur n’a point péché de ce côté-là. Songeons à la belle lignée des nobles dames de chez nous qui ont inspiré ces seigneurs, ces légistes, ces magistrats, cet homme d’Etat, ce prince de notre Eglise nationale. Elles sont de même tradition que l’auteur des Pierres de mon Champ.
Elles justifient une parole de Mademoiselle Taschereau, en lui ôtant ce qui y est conditionnel:
Si la femme se tenait sur les sommets, l’homme ferait de sa vie une ascension. (p. 116).
La Providence d’ailleurs n’a point créé certains hommes pour l’horizon borné de la plaine.
Voilà, sans doute, ce que ne se refuserait pas d’admettre l’auteur des Pierres de mon Champ.
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[1] Par Marguerite Taschereau. Les Editions du Mercure, Louis Carrier et Cie, Montréal, 1928.