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III.
CHASSE AUX PAPILLONS ET AUX CHENILLES.

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Table des matières

APRÈS s’être muni de filets&de boîtes de chasse, les unes en carton, à fond de liége, pour les papillons, les autres en fer-blanc, à fenêtres de toile métallique pour les chenilles; d’une pelote couverte d’épingles de différents numéros; de brucelles, de plusieurs fioles, etc., M. Desparelles appela son domestique&le chargea, outre la provision de vivres pour la matinée, d’un parapluie de toile auprès duquel mon parapluie de paysagiste n’était qu’une ombrelle, d’une perche, d’une longue boîte d’herboriste, d’une petite bêche tout en fer pour la recherche des chrysalides dans la terre, d’un sécateur s’adaptant au bout de la perche pour couper les hautes branches où l’on peut découvrir des chenilles, d’une pelote de fil, avec aiguilles&ciseaux, pour raccommoder les filets en cas d’accident, etc., etc.

Le nègre était enchanté. Plus son maître le chargeait, plus il semblait léger. Nous partîmes. La journée s’annonçait magnifique.

«Nous pouvons fumer un cigare, me dit mon savant. Nous avons pour une demi-heure de marche jusqu’à la forêt, où nous nous mettrons en quête, en suivant le ruisseau qui la traverse; mais une fois la chasse commencée, il faut que toutes vos facultés soient tournées vers un but: deviner, découvrir, voir&saisir. Ce n’est pas tout d’avoir du goût, il faut encore de l’oeil&beaucoup de jarret.»


Je ne l’écoutais plus: j’étais parti comme une flèche, en criant: «Un papillon! un papillon!»&, à coups de chapeau, je cherchais à l’attraper. Je le pris enfin&l’apportai en triomphe. Il était charmant. Il ressemblait à une feuille vert pâle. Sans regarder ma capture, que je tournais&retournais entre mes doigts, M. Desparelles me dit:

«C’est Rhamni (le citron), espèce commune&pérannuelle.

–Attraper les papillons au filet&non au chapeau! me dit le nègre en étouffant de rire. Papillon jaune, vilain! Tuer tout de suite.»

Mais, au lieu de l’écouter, je lâchai le papillon, ce qui parut contrarier M. Æthiops, car il avait une aversion décidée pour tout ce qui ne lui rappelait pas la couleur de sa race,&il l’exprimait naïvement devant son maître débonnaire&souriant.

«N’écoutez pas Æthiops, me dit-il, il a une manière de voir à lui, &ses classifications ne ressemblent en rien à celles de Linnée, Latreille ou Boisduval.»

Quand nous fûmes arrivés sur la lisière de la forêt, Æthiops développa le parapluie gigantesque,&, saisissant d’une main la perche, de l’autre tenant le parapluie ouvert&renversé:

«Battre pour le monsieur!» dit-il.

Et il frappait, comme un abatteur de noix, sur les branches d’un chêne, en tournant tout autour.

«L’opération que vous faites là n’arrange guère les arbres, lui dis-je. Si vous étiez aux environs de Paris, on vous ferait un mauvais parti.

–Mais nous sommes ici un peu au désert, répondit M. Desparelles,&les paysans croient que nos insectes nous servent à faire des drogues.–Halte! ne tape plus! Voici quelques chenilles de Polyommates dans le parapluie, des arpenteuses qu’on prendrait, au premier coup d’œil, pour de petites branches sèches. Ne semble-t-il pas qu’elles sont ainsi afin de pouvoir échapper même à l’oeil perçant des oiseaux? Tenez, en voici une enfermée dans un fourreau qu’elle traîne partout avec elle: on appelle cette famille les Psychés. Elles vivent&se transforment dans cette maison portative. Rangeons tout ce monde séparément dans diverses boîtes, avec quelques feuilles, afin qu’elles aient de quoi manger jusqu’à ce soir.»

Il lit ensuite le tour de l’arbre en cherchant au pied, dans la mousse &les brins d’herbe.

«Tenez, lui dis-je, voici une chrysalide enveloppée dans un réseau de soie&de mousse. C’est comme un petit nid d’oiseau. La connaissez-vous?

–Je vous dirai bien que c’est une chrysalide de noctuelle, genre Catocala, je crois; mais, quant à l’espèce, je ne la connaîtrai qu’après l’éclosion.

–Il y a donc plusieurs espèces sur le même arbre?

–Un seul en nourrit quelquefois plus de cinquante. On a cru longtemps que chaque plante nourrissait une espèce particulière de chenilles; mais la même espèce peut se trouver sur vingt plantes différentes. Pourtant ne cherchons ni sur les noyers, ni sur les platanes; aucune de nos espèces d’Europe ne vit sur les plantes exotiques. Quant aux plantes indigènes, toutes sont dévorées sans exception, même les plus vénéneuses, telle que l’euphorbe, qui est sans action destructive sur certaines espèces.

–Donne-moi la pelle, dit-il au nègre. Voici de la terre légère, propice aux chrysalides.»

Il en trouva effectivement deux petites d’une couleur roussâtre.

«Noctuelles!» dit-il en les mettant dans la boîte.

Comme nous passions sur des tapis de violettes sauvages, il me fit remarquer des feuilles rongées.

«Arrêtons-nous ici&cherchons, dit-il. Si, en écartant les feuilles, vous voyez par terre de petites crottes noires, regardez autour,&vous trouverez peut-être quelque chenille d’Argynnis (nacré).»

Après quelques instants d’examen, je commençai à me plaindre de la chaleur, car le soleil me tombait d’aplomb sur la tête.

«Bah! dit-il en riant, cherchez toujours. Un entomologiste ne doit craindre ni le froid, ni le chaud, ni la pluie, ni le soleil.

–Voilà quelque chose, m’écriai-je. Une chenille avec des épines sur le dos.»

Il vint vers moi.

«C’est l’Argynnis Paphia (tabac d’Espagne). Je vous fais mon compliment, car elle est difficile à trouver durant le jour, à l’état de chenille. Eh! eh! vous l’avez aperçue! Allons! l’œil n’est pas mauvais!

–J’ai soif! lui dis-je en prenant ma gourde. J’ai bien mérité de boire!

–Le chasseur, jamais avoir ni faim, ni soif, dit Æthiops en s’essuyant le front; mais bouleaux là-bas! Allons-y.»

En passant près d’un chêne, mon professeur m’arrêta.

«Voyez-vous sur l’écorce? dit-il.

–Quoi donc?

–Cette petite boursouflure.

–Non.

–C’est la coque du Bombyx-Milhauseri (de Milhauser), très-difficile a voir, même pour un œil exercé.»

Cela, en effet, ressemblait tellement à l’écorce, que j’y regardai à deux fois,&de très-près, avant d’y croire. Je ne vis même la chrysalide que lorsqu’il eut ouvert la coque.

«Aux bouleaux!» cria de nouveau Æthiops en brandissant la perche d’un air menaçant.

Mais aux bouleaux, qui étaient fort éloignés, nous attendait une de ces amères déceptions si fréquentes, hélas! pour les jambes du naturaliste. Je l’ai appris depuis.

De loin, ces arbres ne nous paraissaient pas très-élevés; mais, à mesure que nous approchions, ils semblaient croître à vue d’œil. Arrivés au bas du premier, nous pûmes constater qu’il avait une tige droite& lisse d’au moins dix mètres sans une seule branche.

«La perche est trop courte! dit d’un ton calme M. Desparelles. Nous ne pouvons pas battre celui-ci; cherchons-en un autre qui soit branché moins haut; mais je crains qu’il n’y en ait pas, car ces arbres paraissent tous du même âge.

–En voici un plus abordable,» m’écriai-je en prenant la perche.

Déjà j’étais mordu de cette passion nouvelle.

Mais comme le bout de ma perche n’atteignait que le bout des feuilles, il me vint une idée: «Bon nègre, ne bougez pas, dis-je en me saisissant du parapluie. Je vais vous grimper sur le dos.»

Il me laissa faire. Me voilà donc à califourchon sur son échine, la perche en main. Au premier coup frappé dans les feuilles, une grande &belle Lichénée tombe dans le parapluie. Æthiops, ne se sentant plus de joie, lâche mes jambes, qu’il tenait,&se précipite sur cette chenille comme s’il craignait de la voir s’envoler. Manquant de soutien, j’abandonne la perche qui lui tombe sur la tête,&je me trouve assis dans les genêts épineux.


«Malheureux! m’écriai-je, tu ne peux donc pas modérer tes passions! il fallait m’avertir, au moins! Par ta faute, me voici larde outrageusement.

–Oui! oui! dit-il; belles chenilles là-dessus. Recommençons.»

Malheureusement c’était la seule branche que la perche put atteindre. Nous passâmes à un autre bouleau, à un quatrième, à un cinquième. Ils étaient tous plus hauts les uns que les autres! Æthiops arrachait sa laine avec désespoir.

«Moi aller chercher une échelle! dit-il; mais avant, essayer de grimper!» Et, se débarrassant de son fourniment, il se mit à l’œuvre. Ce fut sans succès. L’ascension était impossible. Les bouleaux sont des arbres ensorcelés, on les croirait savonnés du haut en bas. Lassé de vains efforts, il fut, en jurant, s’asseoir sur l’herbe brûlée par le soleil.

Je lâchai alors perche&filet,&m’escrimai à lancer des pierres& des mottes de terre dans le feuillage; mais rien ne tomba que mes projectiles.

«Fatalité! m’écriai-je. Il y a des chenilles là-dessus&nous ne les aurons pas! Coupons l’arbre!»

C’était une idée; mais, outre que nous n’étions pas chez nous, nous manquions des instruments nécessaires,&puis c’était l’heure des papillons. M. Desparelles avait vu voler des Nymphales&des Hespéries sur les bruyères qui longeaient la forêt. Ramassant tous nos engins sans rien dire,&jetant un dernier regard de fureur sur les bouleaux, nous quittâmes ces lieux maudits pour nous enfoncer dans les allées ombreuses de la forêt. La nature avait triomphé de l’homme!


Nous marchions depuis un quart d’heure, la tête basse, récoltant de temps à autre quelques chenilles microscopiques roulées dans les feuilles. Nous étions dans un endroit frais; un filet d’eau serpentait sur les cailloux, à travers la mousse&les racines des vieux arbres.

«Asseyons-nous ici, dit M. Desparelles,&déjeunons.

–Cela me va beaucoup, répondis-je. Depuis une demi-heure, j’ai d’affreux tiraillements d’estomac&des faiblesses dans les jambes. Je n’osais pas le dire.»

Pendant que le nègre apprêtait le déjeuner, M. Desparelles m’appela vers lui. Il venait d’arracher quelques plantes dans le ruisseau,& me montrant une espèce de chenille:

«Voici, dit-il, une chenille d’Hydrocampa, qui vit&se chrysalide dans l’eau. Vous ne connaissiez pas ce mode de transformation? Le papillon éclôt au pied de la plante fontinale que sa chenille a choisie, grimpe le long de sa tige&vient se développer a l’air. Du reste, 1insecte parfait ne quitte guère les alentours du lieu de sa naissance.

–Comment! lui dis-je, il y a donc des chenilles partout?

–Presque partout&dans tout, répondit-il. Tenez! la première feuille venue!

Il prit une feuille de ronce,&me montrant une petite raie sèche qui la parcourait, ici en zigzag, là en spirale, comme une broderie capricieuse:

«Voilà, me dit-il, le chemin que la larve microscopique d’une tinéide trace en toute sa vie; sur cette petite feuille, qui lui sert de maison& de pâturage, l’insecte naît, se transforme,&, après cette longue existence d’une huitaine de jours, il s’envole pour s’accoupler&mourir le lendemain. La famille des Teignes est assez connue par les ravages qu’elle exerce sur nos habits et nos pelleteries.»

Le déjeuner fut très-agreste. Quoiqu’il dût être mangé froid, il se ressentait de l’ardeur du soleil, de même que la boisson, que nous n’eûmes pas la patience de laisser rafraîchir assez longtemps dans le ruisseau.

Tout en déjeunant, M. Desparelles me dit:

«Vous n’avez sans doute jamais remarqué une analogie quelconque entre l’insecte&la plante sur laquelle il vit, soit à l’état de larve, de chrysalide ou de papillon? Vous serez charmé en même temps que frappé de ces analogies, si vous mordez à ces études.

«Par exemple, la chenille du Papilio Machaon, qui se nourrit sur la carotte, subit l’influence de son suc colorant; le fond dominant de la robe de la larve est du même vert que les tiges de la plante,&elle est zonée de la même couleur orange que la carotte elle-même. Chez l’insecte parfait, vous retrouvez encore des ornements du même ton.

«Le ton des saxifages, dont les fleurs sont généralement rouges& blanches, se retrouve aussi dans la couleur des Parnassiens, le blanc tacheté de rouge.

«Les localités que fréquentent les papillons&l’époque de l’année où ils se montrent ont sur eux la même influence; car il existe une harmonie générale dans la nature. Les Piérides, avec leur blancheur florescente, leurs dessins de mousse délicate, leur jaune de primevère ou de bouton-d’or, sont bien les papillons des prairies du printemps; les Coliades, soufre&souci (Edusa&Hyale), ne paraissent au contraire qu’à l’automne, quand la nature a déjà pris la teinte jaune &brûlée; les Lycénides, couleur d’azur, ne vivent que dans l’air bleu de l’été; les Argvnnis, aux tons cuivrés, parsemés d’or ou d’argent, ne fréquentent que les endroits séchés par le soleil, cherchant la maigre fleur du chardon, qui leur rappelle peut-être leur première existence de chenille hérissée de piquants. Les chenilles des Vanesses-Io, Urticœ, Atalanta, sont pourvues d’épines brûlantes comme les orties où elles naissent.

«Vous verrez quelle ressemblance existe entre une chenille de Satyre&un épi de graminée! Vous remarquerez, quand vous les connaîtrez, que celles dont la teinte est plus terreuse vivent toujours sur des herbages plus secs&iront se métamorphoser en terre; leurs papillons, s’ils fréquentent les arbres ou les rochers couverts de lichens, auront sous leurs ailes inférieures les mêmes tons, afin d’échapper aux yeux de leurs nombreux ennemis.

«Parmi les Sphinx, la chenille de Ligustri, quoique fort grosse, représente tellement la silhouette d’une des feuilles pliées dont elle se nourrit, qu’en regardant d’en bas, il est très-difficile de l’en distinguer. Tous les Smérinthes sont encore plus difficiles à trouver, quand bien même vous avez le nez dessus. Les papillons des Smérinthes-Populi, Quercus&Tiliœ (peuplier, chêne&tilleul) sont identiquement semblables à l’écorce&aux feuilles sèches de ces arbres.

«Quant aux chenilles des Chelonia Purpurea&Orgva-Fascelina, qui se plaisent sur les genêts, elles ont la plus grande analogie avec les gousses de ces légumineuses. Les chenilles de plusieurs espèces de Lasiocampa-Quercifolia (feuille de chêne), entre autres,&des Catocala, sont tellement adhérentes aux écorces,&d’une apparence tellement moussue, qu’on n’est souvent averti de leur présence que par le froid de leur corps, en passant la main le long des branches. Aussi sont-elles fort bien baptisées Lichénées.

«Dans les Cossus, la ressemblance avec l’écorce des saules sur laquelle ces lépidoptères vont déposer leurs œufs est encore plus frappante.

«La chenille du genre Dicranura ne paraît, au premier abord, avoir aucune analogie avec les peupliers sur lesquels on la trouve. Il y en a cependant entre le rouge vineux de sa tête, le ton feuille morte de son dos, le vert sale de son ventre&les feuilles mortes qu’elle dévore durant l’automne. Ajoutez que sa coque, appliquée contre le tronc de l’arbre, ne paraît être, comme celle du Milhauseri que je vous ai montré, qu’une excroissance de l’écorce.

«La coque de Diloba-Cœruleocephala n’est pas moins curieuse. La chenille choisit un lichen, pénètre dessous&y fait sa coque, qui ne paraît à l’oeil qu’une petite boursouflure de la plante. Quelques Phalenides se chrysalident de la même manière,&l’analogie est encore plus grande chez elles, car leurs chenilles ressemblent à de petites branches verdâtres&moussues. Les ailes des Leucanides, qui vivent&se transforment dans l’intérieur des roseaux, paraissent nervées&veinées comme le tissu de ces plantes.

«Mais les plus curieuses sont les Géomètres. Elles sont si semblables, comme forme&comme couleur, aux branches sur lesquelles elles se tiennent, qu’il faut les voir remuer pour s’assurer que ce sont bien des chenilles. En chassant, il m’arrive souvent de m’y tromper à première vue, malgré la grande habitude que j’ai de les observer. Toutes les espèces qui éclosent à l’arrière-saison sont ternes&tristes comme les brouillards de novembre où elles se perdent.»

Ici j’ouvrirai une parenthèse&, quittant pour un moment la narration de ma promenade avec M. Desparelles, je rapprocherai de ses réflexions sur les analogies mystérieuses ce fragment d’une lettre que je reçus quelques années plus tard sur le même sujet:

«Je viens de recevoir pour toi, de notre ami Edmond Planchut, un magnifique envoi de papillons des îles Philippines.

Autrefois, quand tu étais le disciple de M. Desparelles, tu craignais de nager en pleine mer&de te lancer dans l’étude des exotiques. Depuis que tu en as pris toi-même&que tu as recueilli des larves&des chrysalides dans les forêts vierges de l’Amérique, tu apprécies davantage cette faune éblouissante des régions privilégiées;&moi, en attendant que tu viennes nommer&classer ces nouveaux arrivants, j’admire&je compare tout ce merveilleux petit monde. Cela donne bien à penser sur ce profond&sublime mystère que tu appelais le rôle du luxe dans la création. Pourquoi en effet cette prodigalité inouïe, presque folle de la nature dans ses plus minutieux détails? Je regarde dans tes collections une Tinéide du Brésil, un Yponomeute, je crois?&je découvre, à la loupe, au bas de sa courte jupe plumeuse, une bordure d’anneaux d’or rouge, encadrés de noir. Au reste, nos micros indigènes ont aussi de ces coquetteries insensées, presque invisibles à l’oeil nu, tu me l’as fait remarquer souvent. Ce que tu ne m’as pas dit, ce que tu ne me diras pas, mon cher enfant, c’est le pourquoi de cette ostentation d’ornements chez des êtres dont l’utilité ne nous est pas encore bien démontrée, puisque plus d’une espèce, parmi ces infiniment petits, est même très-nuisible à l’emménagement de l’homme sur la planète. L’homme veut faire des provisions, la mite&la teigne en font leur profit. L’homme ne peut atteindre ces misérables ennemis qui le dépouillent;&quand, armé du microscope, il en saisit quelques-uns, le voilà forcé de s’extasier sur l’armure de parade de ces ravageurs lilliputiens. Si la mite de nos armoires&l’alucite de nos blés n’ont pas été créées, comme il semble bien, pour le plus grand avantage de nos denrées, la nature proteste donc contre le roi de la création,&, rieuse&fantasque, jetant à pleines mains sur ces nuisibles micros l’or&les pierreries, elle s’est donc plu à leur dire: Vous serez beaux, bien faits, admirablement organisés&habillés, par-dessus le marché, des tissus les plus précieux! Cela sera parce que tel est mon caprice de vous élever, par le vol&par la beauté, au-dessus du bipède sans ailes, sans plumes&sans écailles, qui prétend avoir accaparé mes prédilections&mes faveurs.

N’allons pas plus loin, nous n’en sortirions pas, nous qui adorons quand même une providence,&contentons-nous de dire que le beau est un mystère dont la raison d’être échappe à toute investigation. C’est évidemment quelque chose de tout-puissant&de sacré,&l’homme, le roi des destructeurs au bout du compte, ne peut empêcher l’éternelle reproduction de cet élément superflu, mais probablement nécessaire, de l’équilibre universel.

Encore, si nous pouvions savoir comment se produit le beau dans la nature! Mais là nos questions restent également sans réponse. La chimie aura beau constater en quoi c’est fait, comme disent les enfants, jamais elle ne saisira le mode des mystérieuses opérations qui désagrègent ceci ou cela, pour le réagréger&le transformer à d’autres fins. Comment les Morpho, ces lépidoptères métalliques de la Nouvelle-Grenade, qui volent sur les mines de cuivre, prennent-ils l’éclat&les reflets chatoyants de l’azurite&des diverses combinaisons de couleur que le minerai cache au sein de la terre? Tu as fait une étude de ces affinités frappantes ou plutôt de ces réactions du milieu sur l’être qui s’y produit. Me diras-tu comment le métal semble transmuer ses oxydes irisés en tissu squalleux, en laque gommeuse, en plumes imperceptibles, pour dorer en vert, en bleu, en rouge, en jaune, en orange, en violet étincelant, la chrysalide, la chenille&la robe de ces incomparables papillons? Tu dis que les Indiens ne s’en cassent pas la tête&qu’ils supposent tout bonnement que c’est le vert-de-gris qui les colore de la sorte. Mais moi, je crois qu’ils ont raison, ces bons sauvages,&que la nature tire tous ses matériaux de travail du même alambic. Seulement, comment s’y prend-elle? Comment, dans les froides régions où elle n’a plus le concours d’un généreux soleil pour faire pleuvoir diamants&rubis sur ses créatures, compose-t-elle avec les purs reflets de la neige, les sombres couleurs des lichens&les satins des ecorces, ces douces harmonies des espèces boréales?

Pourquoi la Pantherode pardalaria, si bien nommée, offre-t-elle l’image frappante de la robe de la panthère?

Pourquoi la Callithea Leprieuri, du fleuve des Amazones, est-elle un résumé de toutes les nuances du vert disposées en ondes, comme les reflets emportés&brouillés par les flots rapides?

Pourquoi ces Héliconiens à ailes de gaze complètement diaphanes, l’Hetera piera, par exemple, avec ces formes élégantes qui semblent chercher l’immatérialité?

Pourquoi ces Leptocircus à ailes transparentes aussi, ces Érycines&ces Argus bleus à longues queues doubles ou quadruples imitant celles des Lyres, des Veuves&autres oiseaux des mêmes climats?

Pourquoi&comment toutes choses? Il n’y a que cela qui nous embarrasse!

Mais ce qui n’embarrasse ni toi ni moi, c’est de savoir si nous nous aimons. A cela point de doute,&que Dieu débrouille le reste!

GEORGE SAND. »

Je pense que le lecteur ne me saura pas mauvais gré de cette digression qui rentre si bien dans mon sujet,&je le prie de revenir en arrière pour s’asseoir avec moi sur la mousse en compagnie de M. Desparelles.

En fumant&devisant, il remarqua, au pied d’un jeune frêne, l’herbe éparpillée&la terre fraîchement remuée.

«Nous ne sommes pas venus ici, dit-il,&voilà des traces de chercheurs de chrysalides! C’est le pharmacien! un fameux savant qui ose prétendre, entres autres énormités, que le petit paon de nuit est le papillon le plus rare du département! Je lui en revendrais à la livre!»

Pendant que nous nous remettions en marche, il m’apprit que, pour certains papillons, comme les Satyres, il fallait attendre patiemment qu’ils se fussent posés&les prendre au filet; que, pour d’autres, comme les Argynnes, il était nécessaire de les saisir lestement au passage.

«Il en est, ajouta-t-il, les Nymphales par exemple, qui reviennent tout de suite à la place où on les a manqués; d’autres, seulement une heure après; beaucoup ne se montrent plus au même endroit. Dès qu’un papillon paraît fixé sur un point, on doit en approcher doucement,&il faut avoir soin, autant que possible, de se placer de manière à avoir son ombre derrière soi. Une fois qu’il est pris, on le cerne rapidement dans un des coins du filet, sans lui donner le temps de s’y débattre,&, à l’aide des brucelles, par-dessus la gaze, on lui presse la poitrine en dessous, puis on le pique sur le milieu du corselet, en faisant bien attention à ne pas enlever sa poussière, ou, pour mieux dire, ses écailles. Les entomologistes exercés savent le tuer, ou au moins l’étourdir dans le blet même, au moyen d’une adroite pichenette sur la tête. Mais celui qui n’a pas la main habile, lui enlève souvent les deux épaules en employant ce procédé.

«Puisque vous paraissez prendre un vif intérêt à cette étude, je vais vous faire part d’un secret, ou plutôt d’une découverte que je dois à un de mes amis qui s’est occupé de préparations entomologiques. Il s’agit tout bonnement de toucher la tête du papillon avec le bout d’un pinceau mouillé d’éther, dès qu’il ne remue plus dans le filet. Il se trouve asphyxié instantanément. On peut alors le piquer tout à son aise, &on gagne à cette méthode un temps énorme. Je dois vous dire que l’éther n’a aucune influence sur les couleurs&qu’on peut s’en servir sur les papillons, avec modération toutefois, sans aucun inconvénient; mais il faut que vous sachiez aussi que cette asphyxie ne dure qu’un quart d’heure&que l’insecte n’en meurt pas. Donc, étouffez-le avec les brucelles avant qu’il ne se réveille&ne se débatte le long de l’épingle.»

Pour compléter ces instructions, M. Desparelles me montra une sésie sur une fleur,&me dit que pour cette espèce de lépidoptère, le blet était inutile. Il prit, en effet, la sésie facilement avec les pinces, engin de chasse muni de tulle, dont les branches recourbées me rappelèrent les fers à papillotes des coiffeurs.

«C’est l’Apiforme, dit-il,&c’est une capture intéressante à vous faire observer.

–Comment, lui dis-je, c’est là un papillon? Je l’aurais pris pour une guêpe!

– Ah bien oui! répondit mon professeur, il a une trompe. Dans les classifications, vous le verrez placé au nombre des crépusculaires,& cependant il ne vole que par un soleil ardent. Pas un de ce genre ne vole la nuit.

«Mais nous voici sur la bruyère. Mettons-nous en chasse&prenons tout. On ne sait jamais si l’on ne trouvera pas quelque variété dans une abondante récolte. Allons donc nous mettre a l’affût, a moins que vous ne préfériez courir comme un enfant à travers les ronces. Æthiops, mon garçon, tu vas aller faire un tour sur les genêts,&tu mettras dans cette boîte toutes les chenilles noires ou blanches que tu trouveras.»

Æthiops parti, M. Desparelles, étendu à plat ventre dans la bruyère, le blet couché obliquement à côté de lui, prêt à saisir sa proie, ne bougea plus&attendit certains papillons qui venaient se poser sur les parois d’une grosse souche suintante. J’imitai cette tactique; mais je ne fus pas si heureux que lui; j’en manquai les trois quarts.

«Ne vous pressez pas, me disait-il; cela viendra!»

Nous eûmes bientôt une grande quantité de Satyres, peu d’espèces différentes, mais quelques variétés pour le nombre&la place des yeux sur les ailes. Nous étions occupés à les ranger dans les boîtes de chasse, quand de grands cris, partant à peu de distance de nous, nous firent lever la tête.

«Bonne chance&bonne chasse! nous criait un personnage qui agitait d’une main un blet à papillons,&de l’autre son chapeau de paille.»

Je ne pouvais distinguer sa figure, j’avais le soleil dans les yeux.

«C’est le pharmacien! dit mon professeur en soupirant. La chasse est finie pour le moment. Serrons tout. Mais ne serait-ce pas votre ami qui le suit de loin?»

C’était Pigeot, en effet, qui brandissait en l’air son sac de paysagiste au bout de sa pique.

Le pharmacien arrivait ou plutôt bondissait&gambadait à travers la bruyère. Comme il n’était plus qu’à cinq ou six pas de nous&qu’il se disposait à nous saluer, je le vis tout à coup trébucher; son chapeau vola d’un côté, son filet de l’autre,&il disparut dans les hautes herbes.

M. Desparelles ne put retenir un grand éclat de rire. Il courut cependant au secours du pétulant pharmacien qui n’avait aucun mal.


«Je ne sais pas ce que j’ai rencontré sous mes pieds, dit ce dernier en se relevant; mais j’ai fait là une belle chute!

–Vous n’avez pas l’œil, mon cher, répondit M. Desparelles d’un ton tranquille.

–Je n’ai pas l’oeil! je n’ai pas l’oeil! vous me dites toujours la même chose!»

Pigeot était près de nous. Nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre.

«Après trente ans d’absence! Vous permettez, monsieur?... dit-il en s’adressant au pharmacien.»

Là-dessus, nouvelle accolade.

–Et puisque je retrouve un ami si fidèle,

Ma fortune va prendre une façon nouvelle!

criait-il d’un ton emphatique. Ah çà, qu’es-tu devenu, hier soir?

–Je suis devenu élève entomologiste, répondis-je. Et toi?

–Moi? dit-il en m’attirant à l’écart, j’ai couru longtemps après cette lumière qui fuyait toujours. J’ai fini par l’attraper sur la grande route, où je me suis trouvé, je ne sais comment. Devine ce que c’était? La diligence, mon cher! J’y suis monté en désespoir de cause,&j’y ai fait la connaissance de ce monsieur qui venait de la chasse aux hannetons. Je ne m’en réjouis pas. Figure-toi que j’ai fait tout au monde pour le quitter,&qu’il n’a pas voulu me laisser aller à l’auberge. Bon gré, mal gré, il m’a fallu souper avec lui à Châteauroux&l’entendre parler d’un tas de bêtes,&cela fort longuement. J’ai pris le parti de m’endormir à table, après avoir avalé de rage plus d’un petit verre. Ce matin, comme je me disposais à venir à ta recherche, ce maudit bavard s’est obstiné à m’accompagner. Et nous voilà! Que le diable l’emporte maintenant!

–Eh bien, lui dis-je, j’ai eu plus de chance que toi; j’ai rencontré un homme charmant à qui je vais te présenter.»

En ce moment, Æthiops revenait en criant de loin:

«Belles chenilles! belles chenilles!

–Tiens! un sauvage!» s’écria Pigeot.

Et il se mit à danser devant Æthiops, à la façon des singes, en lui disant:

«Eau de feu! bon visage pâle! échange! produits chimiques! cacao! montre à répétition! habit rouge!»

Insensible à ces avances, le nègre tournait autour du pharmacien en criant toujours:

«Belles chenilles! belles chenilles! d’un air presque féroce.

–Pas manger lui! disait Pigeot. Lui pas bon! eau de feu! eau de feu!»

Tout à coup Æthiops s’arrête, regarde Pigeot, l’appelle farceur,& se met à rire de son rire homérique. Puis il revient au pharmacien, ouvre sa boîte et lui dit:

«Chenilles noires! bien belles! sur les bouleaux! Toi prendre ma perche! vas-y. Bien bon! bonne chance.

–En vérité? s’écria le pharmacien; c’est sur les bouleaux que vous avez pris ces chenilles! Ne serait-ce pas des Cossus?

–A peu près! répondit M. Desparelles en riant plus silencieusement que son nègre. Ne vous gênez pas! Nous n’en avons battu que deux, seulement pour montrer à monsieur, ajouta-t-il en me désignant.

–Ah! ah! monsieur est entomologiste de Paris, sans doute? dit le pharmacien ébahi, en me regardant. Vous avez une belle collection, sans doute?»

Pigeot répondit pour moi:

«Mon ami ne collectionne que les punaises! mais quelles punaises, monsieur! Vingt-cinq cadres,&il n’y en pas deux de pareilles!

–En vérité? fit le pharmacien. Je croyais que leurs couleurs passaient en vieillissant?

–Oui, dis-je; mais j’ai un secret pour les conserver intactes.»

Il voulut nous entraîner avec lui; mais M. Desparelles lui dit qu’il avait affaire&nous engagea à dîner. Le pharmacien s’était attaché à ses pas. Le nègre les suivait, portant les bagages. Restés en arrière, nous les suivions aussi, Pigeot&moi, à une certaine distance. Tout à coup, mon ami ramasse un gros scarabée noir qui courait sur le sable.

«Attends un peu, dit-il, tu vas voir!» Il s’arrête, ouvre sa boîte, tire son pinceau&sa palette&se met à peindre en bleu le coléoptère; il passe du rouge sur le corselet, l’orne d’une paire de buffleteries en croix, lui pose des points jaunes imitant des boutons,&lui enfonce une épingle dans le corps. Après quoi, nous appelons le pharmacien, qui ne tarde pas à s’arrêter.

«Voilà un fameux insecte! lui crie Pigeot; un insecte rare, je crois, car je n’ai pas encore vu son pareil!

–Il est fort rare en effet, dit M. Desparelles gardant admirablement son sérieux. C’est le scarabée-militaris.

–En vérité? dit le pharmacien; mais je n’ose le prendre! M. Desparelles le veut sans doute?

–Non! non! répondit M. Desparelles. Ce merveilleux insecte vous appartient, puisque c’est à vous qu’on l’apporte; c’est comme si vous l’aviez trouvé vous-même.»

Le pharmacien éclatait de joie. Il serra précieusement l’insecte dans sa boîte,&comme nous prenions à gauche, il nous quitta, non sans avoir fait promettre à Pigeot de lui chercher d’autres insectes.

Quand nous fûmes un peu loin de lui, M. Desparelles se livra à une grande hilarité en pensant au scarabée peint&aux chenilles de Caja prises pour des Cossus.

«Il faut que ce pauvre pharmacien soit encore plus simple que je ne croyais,» dit-il.

Pigeot s’aperçut alors que M. Desparelles n’avait pas été dupe de sa plaisanterie,&commença à lui montrer de la considération.

Le soleil baissait.

«Il est cinq heures, dit M. Desparelles,&les espèces diurnes ne volent plus maintenant. Il n’y a plus guère que des phalènes, que nous pourrions prendre en battant les broussailles; mais ce n’est pas la peine. Ce soir, vous verrez comment je me les procure, ainsi que les noctuelles. Chaque saison demande une chasse particulière. Il y a des papillons toute l’année, même en hiver, mais ils sont rares durant les froids. Les mois qui fournissent le plus d’espèces sont ceux de juin, juillet, fin septembre&octobre. Pour les chenilles, il faut chercher en février&mai les chrysalides de sphinx, visiter les plantes basses en avril, battre les arbres&faucher sur les graminées en mai&juin.

«Faucher? lui demandai-je. Est-ce donc ce que vous faisiez hier soir?

–Précisément. Je cherchais des chenilles de satyres. En juillet, on trouve les chenilles de sphingides sur les légumineuses. En août& en septembre, on ne trouve plus que des espèces destinées à passer l’hiver à l’état de chrysalide.

–Pardon, observa timidement Pigeot: vous parlez de faucher les chenilles. Est-ce que ça pousse dans votre pays comme de la luzerne?» Je n’étais pas moins curieux que lui de me faire expliquer le ramassage de rosée dont j’avais été témoin la veille.

«Vous n’avez pas regardé le troubleau dont se servait mon brave Æthiops, dit notre hôte en s’adressant à moi. Le troubleau sert ordinairement à pêcher des insectes dans les marécages. Moi, je l’ai modifié &approprie à la récolte des chenilles. C’est un grand filet à papillons, solidement établi&garni d’une forte toile au lieu de gaze. En le promenant à la manière des faucheurs, on ramasse toutes les chenilles& insectes qui dorment ou pâturent la nuit sur les plantes basses.»


Nous suivions un petit sentier sablonneux. En nous parlant, M. Desparelles s’arrêta, se baissa pour observer&toucher de petits grains noirs, puis regarda dans un arbre, juste au-dessus de sa tête.

«Venez ici, me dit-il,&suivez mes yeux. La voyez-vous?»

Je ne voyais rien d’abord.

«C’est la chenille de Dicranura-Erminea, reprit-il; au bout de ce petit rameau, sur sur cette feuille à demi-rongée.

–Ah! oui vraiment? m’écriai-je. Comment l’avez-vous devinée là-haut en cherchant à vos pieds?

–Chasse à la crotte! dit Æthiops; bonne chasse pour les grosses chenilles.

–De même que vous avez trouvé tantôt dans les violettes une Argynnis par ce moyen, de même, reprit M. Desparelles, vous trouverez les grosses chenilles sur les arbres, en cherchant sur le sable ou sur la terre la trace de leurs déjections;&en remarquant celles qui sont fraîches, vous pourrez dire à coup sûr: Elle est là au-dessus de moi.

–Ma foi, dit Pigeot émerveillé, on parle des ruses&du génie d’observation des sauvages dans les forêts du nouveau monde...

–Ne riez pas, dit M. Desparelles: un naturaliste alerte&passionné en remontrerait aux Indiens de ce cher M. Cooper, que j’aime pourtant de tout mon cœur. Avec un peu d’habitude, il n’est pas plus difficile de reconnaître par la forme des laissées la tribu&le genre d’une chenille, que de reconnaître un papillon à sa manière de voler. Le papillon plane, le satyre sautille, la nymphale vole follement, la phalène vole sans bruit, comme un oiseau de nuit, l’hépiale rase la terre&retombe sans fournir une longue course, la zygène part lourdement en ligne droite, le sphinx fend l’air, la noctuelle décrit des courbes, le bombyx vole comme un fou&semble vouloir se cogner à tous les arbres.

«Mais tous ces habitants de l’air n’ont qu’une médiocre valeur dès qu’ils ne sont plus frais,&je ne saurais mieux vous faire comprendre la différence qui existe entre un papillon fraîchement éclos&un autre papillon qui a déjà volé, qu’entre une prune fraîche, toute couverte de cette buée qu’on appelle vulgairement la fleur,&une autre prune essuyée portée au marché&ayant déjà été maniée par plusieurs chalands. Il faut donc absolument chasser la chenille, car il y a, outre l’attrait de former une collection de premier choix, des espèces que vous ne verrez jamais voler, attendu qu’elles n’ont pas d’ailes.

«Dès le mois de février, aussitôt que la température se radoucit, mettez-vous en chasse pour explorer les feuilles sèches: c’est là que la proie se réfugie tout l’hiver. Voilà comme je m’y prends avec Æthiops. Je le charge d’une claie en fil de fer, montée sur quatre pieds,&d’une grande nappe. Arrivés dans la forêt, nous tendons le drap sous le châssis &nous faisons des amas de feuilles sèches que nous épluchons à tour de bras sur la claie. Tous les insectes enfermés dans les feuilles passent seuls a travers les mailles&tombent sur la nappe. Il faut avoir soin de choisir les endroits ou, sous les feuilles sèches, commencent à pousser les violettes, les plantains, les primevères, le lierre terrestre&les différentes espèces d’oseille. C’est ainsi que je me procure presque toutes les espèces de noctuelles de la première saison. Il faut, pour compléter la série de celles qui n’éclosent qu’à l’arrière-saison, battre à coups de gaule les saules&les trembles. Les jeunes chenilles sont réfugiées dans les chatons&les pousses nouvelles. En mai&juin, les mois où il pleut des chenilles, vous pouvez récolter jusqu’à deux cents espèces différentes dans une seule chasse.


«Il y a bien encore un moyen de faire tomber les chenilles des branches: c’est, à l’aide d’un maillet de plomb entouré de cuir, de frapper un coup sec sur le tronc des arbres encore jeunes. La secousse brusque imprimée à l’arbre surprend les jeunes larves qui se laissent choir sur la nappe étendue au-dessous. Mais je ne vous conseille pas cette opération dans les bois de l’État, les gardes forestiers vous feraient des procès-verbaux que vous mériteriez bien, car chaque coup de maillet est une blessure faite à l’écorce de l’arbre, blessure cachée, il est vrai, mais qui n’en existe pas moins. Les gros arbres s’en moquent, ils ne frissonnent seulement pas sous vos coups.

«Je vous recommande de chercher en juillet la chenille&la chrysalide de la Gortyna Flavago, dans l’intérieur des tiges de l’yèble. Quand, trop loin de chez moi pour y revenir en temps opportun, je trouve cette charmante espèce, je l’emporte&l’élève dans mon jardin en la greffant.

–Comment! dit Pigeot, voilà que vous greffez les chenilles?

–C’est une manière de dire. Je choisis des yèbles ou des sureaux bien sains, je coupe la tige à deux ou trois décimètres de terre, car la chenille aime à se blottir dans la partie basse de la tige, la partie humide. Après avoir fendu cette tige en deux&pratiqué une petite loge pour contenir mon élève, je l’inocule, pour ainsi dire, au milieu de la moëlle,&après avoir rapproché les deux parties de la tige fendue au moyen d’un bout de fil, je laisse à la chenille le soin de pourvoir à ses besoins. Elle creuse alors sa galerie en dévorant l’intérieur du sureau, se pratique une ouverture dans l’épaisseur du bois afin de sortir plus tard en papillon,&elle se chrysalide. J’agis de la même manière pour toutes les larves endophytes, c’est-à-dire celles qui vivent cachées,& j’obtiens ainsi des papillons plus beaux que par l’élevage en serre. Il est vrai que j’ai le soin d’aller chercher la tige que j’arrache avec sa racine contenant la chrysalide, quelques jours avant l’éclosion,&que je la mets à l’humidité. La plante, n’ayant pas le temps de sécher&de se rétrécir, n’étouffe pas le joli insecte encore au maillot, qui périrait écrasé dans la tige contractée.

«Je cherche, autant que possible, à faire oublier la nature à mes élèves,&à toutes celles qui vivent de plantes susceptibles d’être mises en pot, je sers la nourriture toute plantée; cela réussit beaucoup mieux que de faire tremper les tiges dans l’eau. Vous savez que les plantes prennent leur nourriture par les racines; du moment que vous les coupez &que vous remplacez leur nourrice la terre par de l’eau claire, vous les débilitez. Cette plante étiolée, devenant à son tour la nourrice de la chenille, influe sur sa santé&occasionne ces maladies que l’on appelle la jaunisse, la moisissure,&c. Je dois vous mentionner un autre genre de recherches que j’appellerai «la chasse au marais.» Il s’agit d’aller en juillet dans les étangs couper ou plutôt arracher les joncs qui sont percés d’un petit trou bouché avec de la soie. Les chenilles&les chrysalides de plusieurs espèces de nonagrides, toutes fort intéressantes, habitent l’intérieur de la tige, parfois immergée à deux ou trois pieds. Il n’est pas toujours sans danger de se promener dans l’eau jusqu’au ventre sur ces fonds tourbeux au milieu des joncs de trois mètres de haut. Vous pouvez y disparaître sans que personne s’en doute&y rester à tout jamais. Mais cette crainte ne doit pas plus arrêter le naturaliste que celle d’attraper une fluxion de poitrine ou la fièvre cérébrale, sans compter bien d’autres agréments tels que maux de dents, rhumatismes, morsure des serpents,&que sais-je encore!


«Mais si ces dangers ne vous font pas reculer&que vous vouliez vous livrer à la chasse des chenilles, il est indispensable de savoir un peu de botanique.»

Et M. Desparelles, qui me parut aussi versé dans cette science que dans l’autre, appliqua, chemin faisant, ses préceptes en nous apprenant à distinguer un plaintain d’une primevère, un polygonum d’un liseron, un lierre terrestre d’une linaire, un delphinium d’une géraniée, une graminée d’un carex, etc., etc.

«Connaître les plantes qui nourrissent les différentes espèces, dit-il, est déjà beaucoup; mais ce serait insuffisant si l’on ne connaissait aussi les époques de l’année où la chasse offre le plus de succès. Puisque vous me paraissez mordre à la science, je vous ferai cadeau d’un almanach que j’ai dressé à mon usage, vous y trouverez le mois où la chenille a atteint sa taille&la plante sur laquelle elle vit.»


Le monde des papillons : promenade à travers champs

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