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I.
L’ENTOMOLOGISTE.

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Table des matières

DEPUIS PLUSIEURS JOURS, nous avions projeté, Pigeot & moi, d’aller faire des études de d’après nature dans la forêt de Châteauroux, dont certaines parties, comme les Trois-Fouineaux, sont si remarquables par la beauté de leurs arbres séculaires. Après avoir fait une pochade dans la matinée&déjeuné fort modestement sous la voûte de verdure des grands chênes, nous nous sentîmes saisis de frissons, bien qu’il fit un temps magnifique&que nous fussions dans les premiers jours de juin. . «ne sais, me dit mon camarade, si c’est le veau froid&le petit bleu qui passent mal, ou l’humidité qui règne sous ces grands coquins d’arbres, hauts comme des piliers de cathédrale &droits comme des tuyaux d’orgues, mais je suis gelé.»

Je lui proposai d’aller faire une autre étude sur la brande.

«Avec plaisir! Assez d’arbres pour un jour. En ayant! au désert! au soleil!–Holà! cria-t-il au petit paysan qui nous avait servi de guide, viens ici, jeune homme des bois, ramasse les bribes du festin, mets-les dans ta poche, car je suppose qu’il n’y a plus de place dans ton estomac, &partons!

–Y a-t-il encore du veau? demanda le petit paysan.

–Il y a encore du veau!» répondit Pigeot d’un ton solennel.

Notre jeune guide ramassa le bâton de houx qu’il avait taille& ratissé toute la matinée,&sourit agréablement a mon ami.

«Ferme donc la bouche, lui cria l’artiste, tu me fais peur.»

Après avoir plié bagage&chargé le jeune Sylvinet de nos parasols, nous gagnâmes la lisière de la forêt,&bientôt nous fumes en pleine brande.

«Arrêtons-nous ici, dit Pigeot, voici un motif. Un sentier de sable au milieu des bruyères&des genêts en fleur. Du blanc, du vert, du rose, du jaune; une ligne droite comme une règle a1horizon violet; le ciel bleu tout balafré de nuages gris,&le soleil sur tout ça. Il n’y a qu’à peindre au premier plan maître Sylvinet, la perle des guides, grattant son bâton,&voilà un tableau tout fait pour le prochain Salon.»

Pigeot ouvrit sa boîte à couleurs, prépara sa palette, s installa devant sa toile&alluma sa pipe. Au bout d une heure de méditation:

«Ça manque d’effet,» dit-il.

Et tournant le dos au motif qui l’avait déjà séduit:

«Ça n’est pas mal non plus de ce côté-ci, reprit-il en clignant les yeux; silhouette de forêt sur un soleil couchant... mais trop d effet.»

Il regardait en penchant la tête de droite&de gauche, se faisait une longue-vue de ses deux poings à demi fermés. Il alla même jusqu’a regarder la nature à l’envers, en se mettant la tête en bas, si bien que Sylvinet, qui s’était remis à chapuser, c’est ainsi qu’il appelait la dernière touche donnée à son brin de houx, arrêta son travail pour le regarder d’un air moitié craintif, moitié dédaigneux,&, se hasardant a lui faire une question, lui dit:

«C’est-il donc que vous voulez faire passer un chemin de fer par ici, que vous levez des plans?

–Un chemin de fer? dit Pigeot surpris. Non, mon doux fils, je cherche l’effet.

–C’est qu’avec tous ces sortiléges-là, vous allez amasser la grêle.

–Allons, bon! me voilà sorcier, à présent; mais il a raison, le drôle, voici l’orage.»

Quelques larges gouttes de pluie venaient de tomber,&la nuée qui montait rapidement allait nous crever sur le dos.

«Je l’avais bien dit, reprit le petit paysan, voilà l’eau. Si nous nous en allions?

–C’est ce que j’allais avoir l’honneur de vous proposer, monsieur Mathieu Længsberg,» répondit mon camarade en bouclant les courroies de son sac&en déployant son parapluie.

Et nous partîmes à travers la bruyère. La nuit venait,&l’orage assombrissait encore les chemins à peine tracés que nous suivions sur la lande. Pigeot nous devançait en chantant:

«Au soleil couchant

Toi qui vas cherchant

Fortune,

Prends garde de choir:

La terre, le soir,

Est brune.»

Nous marchions depuis quelques minutes, sans nous dire un seul mot, quand le jeune Sylvinet se hasarda à rompre le silence.

«Il fait si noir que ça en fait peur! dit-il. Je crois bien que nous sommes perdus!

–Vois à l’horizon,

Aucune maison.

Aucune!»

lui répondit Pigeot.

En effet, nous nous étions perdus. Notre guide nous donna pour excuse qu’il nous avait suivis; que, puisque nous passions devant, c’est que nous savions le chemin. Que faire? Tout à coup, mon camarade me dit qu’il apercevait une lumière; mais elle était si éloignée, que, pour l’atteindre, il nous fallait bien encore une heure de marche.

Nous en étions à discuter si nous irions de ce côté, quand notre jeune paysan nous dit d’un air décidé:

«Moi, je n’y vas pas! Il n’y a pas de maison par là. C’est pour sûr un flambeau (feu follet)! ou peut-être pis: le grand ramasseu de rosée!

–Suivons cette direction, dit Pigeot,&, si nous avons affaire à ce fantôme indigène, nous lui demanderons à souper; Guzman ne connaît pas d’obstacle!

–N’y allez pas! n’y allez pas! cria notre guide. Nous sommes bien à trois lieues d’Ardentes... Je reconnais le chemin; vaut mieux s’en retourner que de passer par la forêt de Châteauroux à cette heure de la nuit.»

Aller demander l’hospitalité à un garde forestier eût mieux valu que de refaire trois lieues de pays,&quelles lieues! Mais nous eûmes beau prier ou menacer notre guide, il réclama son salaire,&ne l’eut pas plutôt dans la main qu’il se sauva à toutes jambes.

«Que Dieu te gard de male peur! lui cria Pigeot. Au plaisir de ne plus te revoir!

–Allons sur cette lumière, dit-il; je meurs de faim,&je ne serai pas fâché de boire aussi beaucoup!»

Tout en pataugeant à travers les fondrières, mon compagnon me parlait d’omelette au lard sous les couleurs les plus alléchantes; mais ce fanal qui, pour nous, était l’étoile polaire du souper, ne se montrait plus que par intervalles. Il semblait même nous fuir, à mesure que nous avancions.

«Je commence à croire qu’il y a là du fantastique, dis-je à mon camarade.

–Holà! la chandelle! ohé! du feu follet! héla Pigeot, en faisant un porte-voix de ses deux mains.

Nous arrivâmes sur la lisière de la forêt, assez éloignés l’un de l’autre. Nous nous appelions de temps en temps. «Je marche droit sur la lumière!» me répondait mon camarade. J’en faisais autant. C’était à qui arriverait le premier. Croyant gagner du terrain, je m’enfonçai dans un fourré. J’entendis au loin la voix de Pigeot, mais je lui répondis en vain; le vent était contraire, il ne m’entendait pas,&bientôt je ne l’entendis plus moi-même. Croyant sortir du fourré, je m’y engageai tout à fait. L’orage s’était dissipé aussi rapidement qu’il s’était formé, mais la nuit restait sombre,&je n’apercevais plus le moindre fanal.

Prendre gîte dans l’épaisseur d’une forêt de quinze ou vingt lieues d’étendue&y passer la nuit sans manger n’eût guère été de mon goût. A force de tâtonner, je trouvai un sentier&je m’y engageai à tout hasard, quoiqu’il me parût aboutir à mon point de départ. J’y avais fait cent pas à peine, quand tout à coup, à ma grande satisfaction, je revis, au travers du feuillage, une lumière qui, pour être faible, n’était point douteuse. L’espoir me revint,&j’avançai aussi vite qu’il me fut possible. Mais j’eus bientôt un nouveau désappointement. La lumière que je poursuivais se mit à changer de place,&ne tarda pas à disparaître complétement. Je résolus de continuer mon chemin en marchant toujours du côté où je l’avais vue. Me voilà donc, encore une fois, trébuchant contre toutes les souches, me rencontrant avec toutes les branches, traversant le fourré&cassant tout sur mon passage. Meurtri, harassé, épuisé de fatigue, je m’arrêtai&me laissai choir au pied d’un gros chêne que je venais de heurter dans l’obscurité.

J’étais là à me demander si j’y passerais la nuit, ou si je reprendrais ma course à travers les broussailles, quand je fus tiré de mes tristes réflexions par un bruit étrange. Il fut d’abord régulier, continu, puis il cessa. Je n’entendis plus rien que le petit grésillement des chauves-souris. Je retenais mon souffle&je cherchais à deviner la cause de ce bruit, lorsqu’il se produisit de nouveau. Cette fois, il était plus distinct&semblait plus rapproché de moi. On eût dit du sifflement uniforme d’une faux dans les herbes. Mais qui pouvait faucher à pareille heure,& comme a tâtons, dans une forêt? Le bruit cessa encore, puis j’entendis comme quelqu’un qui aurait soufflé en reprenant haleine. Je ne sais pourquoi les avertissements du petit paysan me revinrent à l’esprit,& j’attendis avec un certain malaise, qui n’était pas sans charme, quelque chose d’inexplicable.

Une clarté surgit subitement à dix pas de moi,&je vis, au milieu des herbes, debout&se reposant sur un grand bâton, un être tout noir de la tête aux pieds; le blanc de ses yeux brillait seul&paraissait refléter cette lumière vive&immobile qui partait je ne sais d’où.

«Satyres, bons satyres, venez vite!» disait ce bizarre personnage.

Et il se remit à faucher en mesure, mais sans rien couper; car il ne faisait que promener je ne sais quel instrument sur la tête des herbes. C’est le grand ramasseur de rosée, ou le diable en personne, me dis-je. Il s’arrêta; la lumière parut se rapprocher de lui,&une autre voix se fit entendre.


«Prends garde de les tuer! dit-elle.

–Tuer les blancs, rien que les blancs! répondit l’homme noir.

–Non! aucun,» reprit l’autre d’un ton d’autorité.

J’en étais à croire que je faisais un rêve singulier, quand la lumière se rapprocha tout à fait. Je distinguai alors une lanterne portée par un homme vêtu d’une étrange façon pour le lieu&la circonstance. Il était en habit noir&en cravate blanche, mais le tout assez négligé. Il s’accroupit par terre. Le noir vint vers lui, en fit autant,&tous deux se mirent à chercher&à ramasser je ne sais quoi, en disant:

«Faune! Mégère! Tithonus! Hermione! Bon! Ah! voici la Bacchante! très-bien!»

Je regardais partout, espérant&craignant tout à la fois de voir apparaître quelque démon des bois; mais rien ne se montra. L’homme en habit noir, m’ayant découvert dans les broussailles, s’avança soudain vers moi et me dit d’un ton ironique:

«Ah! ah! je vous y prends! Vous venez encore m’épier; mais, vous avez beau faire, vous n’avez pas l’oeil!

–Que diable veut-il dire? pensai-je. Celui-ci est un homme, un fou probablement! Mais l’autre?...

–Avez-vous quelque chose? me dit-il.

–Ah! pensai-je, c’est un voleur.

–J’ai trente sous&j’ai très-faim!» lui répondis-je d’un ton fier &menaçant.

Au son de ma voix, il me mit dans la figure sa lanterne, que je fis sauter par terre pour me mettre sur la défensive, ma pique de paysagiste à la main; mais il ramassa tranquillement sa lanterne&me demanda pardon, en me disant qu’il me prenait pour le pharmacien.

«Moi, un pharmacien! m’écriai-je. Je suis peintre&perdu dans la forêt. Je vous prenais de loin pour une auberge.

–Pas d’auberge par ici!» dit l’autre en s’approchant.

J’avoue que je repensai sérieusement à me défendre en le voyant venir sur moi. C’était un nègre du plus beau noir&d’une musculature imposante.

«Si vous voulez coucher quelque part, me dit le blanc, vous avez deux lieues à faire avant de gagner la Verrerie; c’est le plus près; mais je demeure à deux pas d’ici;&, puisque vous êtes artiste, je vous prie d’accepter l’hospitalité chez moi.»

Voyant que je n’avais affaire qu’à un être bienveillant, je ne me le fis pas dire deux fois; mais j’annonçai que j’étais avec un ami qu’il me fallait d’abord retrouver.

Alors, tous les trois, nous appelâmes Pigeot. Le nègre surtout développa une telle puissance de poumons, qu’il fallait que mon camarade fût à une bien grande distance pour ne pas l’entendre. Les deux inconnus me tranquillisèrent sur son sort en me promettant d’envoyer à sa recherche,&m’engagèrent à les suivre à leur domicile.

Mon hôte éteignit sa lanterne qui le gênait, disait-il, pour s’orienter, la donna au nègre&passa devant. Tantôt nous eûmes à traverser d’immenses clairières, tantôt nous nous engageâmes dans des sentiers& tantôt dans d’épaisses broussailles. Ce fut une véritable course à vol d’oiseau. Ce personnage fantastique marchait très-vite&ne rompait le silence que pour dire de temps en temps, à voix basse&comme se parlant à lui-même, des mots bizarres que je ne comprenais pas. J’allumai ma pipe pour tromper la faim qui me travaillait. Nous suivions en ce moment une haie de houx sur les bords de la forêt.

«Malheureux! s’écria le nègre, pas fumer.

Tiens! est-ce que c’est défendu? lui répondis-je. Nous sommes en dehors de la forêt, il n’y a pas de danger pour le feu.

–Éteindre ça! Éteindre! reprit-il.

–Vous êtes sous le vent! me dit le maître; ayez la complaisance de ne pas fumer.

–Est-ce donc contraire à la santé de l’un de vous? demandai-je.

–Oh! nullement!» me fut-il répondu.

Convaincu de plus en plus que j’avais affaire à des fous, je commençai à regretter d’avoir accepté leur hospitalité. Je serrai ma pipe& continuai de les suivre. Tout à coup le maître s’arrête, rallume sa lanterne&me dit:

«Ne bougez pas! Attendez-moi ici. Je suis à vous dans dix minutes.»

Résigné forcément à subir toutes ses extravagances, je m’assis. Je le vis avec son nègre, à une vingtaine de pas de moi, s’arrêter, regarder la haie, élever&baisser sa lumière&marcher pas à pas, en prenant je ne sais quoi. Ils allèrent fort loin,&les dix minutes durèrent bien une demi-heure, au bout de laquelle, ne voyant&n’entendant plus rien, je pensai qu’ils m’avaient oublié. Comme cela ne faisait nullement mon affaire, je me mis à crier après eux. Ce fut en vain,&je me disposais à partir seul, à l’aventure, quand j’entendis tout à coup une voix près de mon oreille.

«Je vous ai fait attendre un peu, me dit l’homme à la cravate blanche, mais c’était indispensable. Le temps était bon ce soir; cependant rien de nouveau, si ce n’est Livida!»


Je me perdis en conjectures sur ce nom cadavérique,&je me hasardai à demander ce qu’ils avaient été voir; mais je ne pus rien obtenir d’intelligible. Les paroles devenaient de plus en plus mystérieuses. Je commençais presque à avoir peur, quand mon hôte poussa une petite barrière au milieu d’une haie vive, en me disant:

«Nous y voici! Entrez.»

Il m’introduisit dans une salle à manger fort exiguë, m’offrit une chaise&me dit qu’on allait me servir à souper. Il ne me donna pas le temps de le remercier, car il sortit aussitôt. Resté seul, j’examinai le local. Trois ou quatre cadres d’insectes&de papillons ornaient les murailles. Un buffet-dressoir, couvert de quelques assiettes à fleurs, une table de noyer, quatre chaises de jonc&un poêle de faïence composaient tout l’ameublement; un gros corbeau, perché sur le dos d’une chaise, dormait à cœur joie, sans se tourmenter de ma présence.

Le nègre reparut;&, tout en mettant le couvert, il me questionna si bien que j’appris chez qui j’étais.

«Monsieur entomologiste, comme mon maître?

–Ah! ah! votre maître est entomologiste! Comment l’appelez-vous?

–M. Desparelles. Très-savant... Moi aussi, mais pas tant comme lui. Æthiops, moi, monsieur! un joli nom, comme celui de beau papillon tout noir. C’est moi, monsieur, qui les ai tous pris.»

Et il me montrait les cadres avec orgueil.

«Mais il n’y a là que des papillons noirs, que des insectes noirs ou d’un brun sombre?

–Moi pas aimer d’autres couleurs. Joli que le noir.

–Vous avez raison à votre point de vue. Moi qui croyais qu’il n’y avait que des papillons blancs en France!»

Il éclata d’un rire à la fois badin&formidable;&, après m’avoir bien regardé, il reprit:

«Monsieur pas entomologiste! En ce cas, quoi donc?

–Peintre! artiste! Savez-vous ce que c’est?

–Moi aussi, artiste! Moi, jouer de la musique sur guimbarde,& demain, si vous voulez...»

M. Desparelles revint&interrompit les épanchements d’Æthiops, en l’invitant, d’un ton paternel, à servir promptement. Sachant ou jétais,&commençant à voir clair un peu dans la conduite de mon hôte, je me mis à souper de grand appétit.

«Vous êtes peintre? me dit-il. Et moi aussi, je me suis cru peintre; mais je n’ai gardé de toutes mes études que ce dont j’ai besoin aujourd’hui pour reproduire fidèlement un insecte ou une plante. Je cherchais dans cet art ce qui n’était pas l’art, mais la copie servile de la nature. Quoique j’admirasse les maîtres, mon instinct se révoltait contre l’interprétation dans le détail,&c’est tout au plus si je faisais grâce aux Mignon&aux Vanspaendonck. J’avais tort; la peinture est le sentiment &non le calque des choses. Je l’ai compris plus tard en rêvant&en contemplant au sein de la création. J’ai retrouvé la grande synthèse quand j’ai pu satisfaire mes instincts qui m’entraînaient à l’analyse; mais il n’était plus temps de retourner à mes pinceaux. J’étais ravi par une étude mieux appropriée à mes facultés positives&patientes.

«Après la mort de mon père, qui me laissa une modique fortune, je vins m’établir ici, aimant mieux étudier par moi-même&jouir seul de mes découvertes ou de mes observations, que d’avoir à subir les idées des autres. J’ai de grandes joies, monsieur, des joies sans orgueil, car on ne peut toucher à une branche de la science sans être forcé de connaître les autres,&je m’aperçois souvent que je ne sais rien. Parfois je suis tellement occupé que j’oublie jusqu’à mes repas. Vous croyez peut-être que je suis insensible à ce que vous appelez la nature? Détrompez-vous! J’en jouis plus que vous, peut-être, car vous ne pouvez rendre en peinture ni la fraîcheur des bois, ni l’odeur des marécages, ni l’effet du soleil ardent sur les grandes bruyères qui paraissent trembloter&flamboyer au-dessus des terrains sablonneux. Rien n’est beau, rien n’est délicieux comme une nuit de printemps sur la lande, quand l’air vous apporte par bouffées les parfums des prairies lointaines. Et quel art exprimera le charme du silence? Le silence de la campagne n’est pas le mutisme du néant! C’est une mélodie que l’esprit seul peut entendre&qui chante dans l’âme ouverte à la poésie. Comme mes jouissances sont différentes des vôtres! Vous regardez un effet, vous, cherchez une composition; quelque poëte que vous soyez, il vous faut toujours exprimer un aspect, fixer une scène, un moment dans l’espace &dans la durée. C’est une vive satisfaction; mais moi je n’ai rien à traduire, j’absorbe tout. Je suis l’égoïste de la création. Couché à plat ventre dans les herbes, je passe des heures entières à suivre avec admiration les mœurs d’un être microscopique. Dans une touffe de lichen grouille un monde mystérieux qui vit, aime, s’agite, en proie à des instincts plus sûrs que nos passions illogiques&confuses. La beauté de ce petit monde se révèle bientôt à celui qui l’observe avec amour. La couleur&la forme sont aussi riches dans le moindre détritus de l’écorce d’un arbre de la forêt que dans la forêt tout entière. Qu’ai-je besoin d’aller chercher des splendeurs pittoresques au fond des contrées lointaines? Je découvre un paysage dans un flocon de mousse, une contrée dans la cassure d’une pierre! Et vous croyez que je ne suis pas artiste?

–Je suis bien convaincu, répondis-je, que vous l’êtes plus que personne; mais comment faites-vous pour vous abstraire entièrement des soucis de la vie?

–Je ne puis ni ne dois, reprit-il, m’en abstraire entièrement. Tout homme a besoin de vivre avec ses semblables. L’étude de l’humanité, de la morale&de la politique est une belle étude assurément, mais remarquez qu’elle est souvent navrante, excitante toujours. Ce n’est pas à elle qu’il faut demander l’apaisement des passions, car c’est précisément la source des plus pénibles réflexions&des émotions les plus périlleuses. Dans l’étude de la nature, au contraire, vous trouverez ce complément des forces vives de l’intelligence qui faisait dire à Gœthe mourant ce grand mot digne de son génie: Toujours plus calme! Ne brisons donc pas avec la vie de nos semblables, tolérons leurs travers, servons leurs progrès. C’est là le devoir! mais ne croyez pas que ce pauvre atome tienne une si grande place sur terre, qu’il faille oublier pour lui les sublimes lois de l’univers. Sachez que le moindre insecte tient aussi sa place,&qu’il n’est pas moins nécessaire que vous-même à l’harmonie des mondes. Ouvrez votre esprit à la notion du grand tout, ce sera une grande félicité acquise; car pressentir&désirer la vie dans l’infini, c’est déjà la posséder.»

Il me parla longtemps ainsi,&loin d’étaler à mes yeux la sécheresse du classificateur, il me révéla l’enthousiasme naïf du véritable naturaliste. Plus je l’écoutais, plus cet homme, qui m’avait d’abord paru un peu froid, me devenait sympathique. Il ouvrait un champ tout à fait nouveau à mon imagination. En l’écoutant, je ne voyais plus qu’insectes bizarres courant dans des plantes fantastiques; je pénétrais avec lui jusqu’aux entrailles de la terre; je la peuplais d’embryons antédiluviens; j’aurais voulu être initié tout de suite à tous les mystères de la nature: mais il m’arrêta dans mon élan scientifique, en me disant que j’étais trop ambitieux,&que, pour bien connaître seulement une des plus petites divisions de la classification universelle, il fallait des années.

«Ne vous rebutez pourtant pas, ajouta-t-il; vous ne comptez pas abandonner la peinture,&comme vous ne voulez probablement que vous faire une idée de certains détails, je peux, en deux ou trois jours, vous donner un aperçu de la branche entomologique qui m’occupe dans ce moment. Vous m’avez surpris chassant le papillon.

–Je n’y ai rien compris du tout, lui dis-je,&je suis bien curieux de savoir comment vous vous y prenez.

–Chasse de nuit, chasse de jour, classement, éducation&conservation des sujets, tout cela se tient, reprit-il;&comme demain, de bonne heure, je me remets en quête dans la campagne, si vous n’êtes pas forcé de me quitter, j’aurai un grand plaisir à vous enseigner l’art du chasseur de papillons&à vous faire parcourir les chapitres sommaires de leur histoire.

–Va pour les papillons! m’écriai-je,&vive la chasse! c’est-à-dire vive la promenade avec un aimable compagnon comme vous! Je n’ai jamais fait grande attention à ces folâtres insectes, je vous le confesse; mais par le peu que j’en ai vu dans les cadres d’Æthiops,&par les noms bizarres que vous leur donniez en les recueillant dans la rosée du soir, je m’attends à des merveilles.

–Imaginez tout ce que vous pourrez, s’écria-t-il, vous serez encore au-dessous des richesses de la nature!»

Malgré mon désir de profiter de l’intérêt que mon hôte avait su donner à notre causerie, je me tourmentais de la perte de mon camarade Pigeot, lorsque le paysan envoyé à sa recherche arriva, porteur du billet que voici, écrit en hâte au crayon sur un feuillet d’album:

«J’apprends que tu as trouvé un bon gîte, mais il est trop loin de celui que la Providence m’envoie. A demain, au même endroit de la forêt, pour finir les études à l’heure de l’effet.

«PIGEOT.»

Comme minuit sonnait, M. Desparelles me conduisit à la chambre qu’il m’avait fait préparer, en me déclarant que ce n’eût pas été avec le pharmacien qu’il se fût montré si expansif.

«Qu’est-ce donc que ce pharmacien? lui demandai-je.

–Un imbécile qui se croit naturaliste&qui me gâte le pays; mais il chasse peu la nuit; il craint trop les coups de fusil.

–Comment, les coups de fusil? Êtes-vous donc si féroce entomologiste?

–Oh! non, pas moi! mais les paysans sont capables de tout dans leur frayeur superstitieuse. Croiriez-vous qu’ils voient en moi le grand ramasseur de rosée?

–Ma foi, lui répondis-je, j’ai failli en faire autant.»

Nous nous quittâmes les meilleurs amis du monde, en nous serrant la main.


Le monde des papillons : promenade à travers champs

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