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L’OISEAU BLEU

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Là où, entre les arbres, coule en susurrant la Liane, là où, comme un nid de verdure, se trouve aujourd’hui, près de Boulogne-sur-Mer, le village de Pont-de-Briques, se dressait un monastère, il y a longtemps, bien longtemps. Les moines y vivaient dans une paix qui n’était troublée ni par les tempêtes, car elles passaient par-dessus les collines, ni par les hommes, car aucune maison n’existait aux alentours. Un bois épais aux senteurs sauvages le garantissait des bruits humains, et même le souffle rude de la mer n’arrivait pas à ses murailles. Le silence régnait dans cette retraite, rompu seulement par le frémissement des feuillages, le murmure des oraisons et le tintement grêle de l’angélus. Et dans l’âme de ses hôtes régnait aussi la foi, limpide comme l’eau de la Liane, inébranlable comme les gros arbres, fraîche et parfumée comme le pays environnant.

Un de ces moines, pourtant, tout au fond de lui-même, était moins tranquille que ses compagnons. Sans doute, à la chapelle, il chantait les cantiques d’une voix sonore et se prosternait aussi bas que les autres. Ses propos étaient pieux et ses adorations sincères. Fallait-il fendre du bois, tirer de l’eau, bêcher un carré de jardin? il s’acquittait de sa besogne avec bonne humeur. Il mangeait avec appétit au réfectoire et dormait dans sa cellule d’un sommeil profond, ce qui n’indique pas une mauvaise conscience. Cependant, il n’était point parfaitement heureux, car un doute était en lui. Ce doute portait sur un point, un seul: «Comment, se disait-il, l’éternelle félicité promise aux élus ne deviendrait-elle pas monotone à la longue? D’abord, évidemment, la béatitude doit être inexprimable. Mais après deux, trois, dix, vingt siècles, n’y a-t-il pas quelque fatigue, peut-être un peu d’ennui, tout au moins une diminution de bonheur? Ici-bas, les joies les plus enivrantes perdent vite tout leur charme; ici-bas, on se lasse du soleil, du printemps, des fleurs, de tout; au paradis ne se lasse-t-on jamais?» Et quand il s’était dit ces choses, le moine, honteux de lui-même, allait demander pardon à la Vierge pour cette coupable pensée. Mais le lendemain la pensée coupable revenait, comme une mouche qu’on chasse de la main et qui rôde obstinément autour de vous.

Un matin de mai, il promenait sa rêverie dans le bois. A travers le feuillage vert tendre se voyait l’azur délicat du firmament; un frais soleil, passant parmi les branches, faisait scintiller la rosée sur l’herbe fine et les cailloux du sentier. Il marcha longtemps, l’esprit préoccupé, sans regarder la nature printanière, sans écouter le ruissellement des sources, sans songer à remercier Dieu, comme d’ordinaire, pour avoir fait le monde si beau. Il arriva enfin sur la berge de la Liane; la rivière jolie, où glissaient parfois des poissons d’argent, où vibraient comme des rubans les plantes d’eau, étincelait sous la lumière, tournait, puis, un peu plus loin, disparaissait sous une voûte verte entre des saules. Il s’adossa à un gros chêne; il croisa les bras dans les amples manches de sa robe; il continua d’évaluer la durée possible et l’intensité des plaisirs éternels; et, machinalement, il regardait l’espace clair encadré par les cimes frissonnantes des arbres.

Tout à coup, il aperçut, très haut, un point mobile; ce point grossit et se rapprocha: c’était un oiseau d’espèce inconnue, de forme élégante, et dont le plumage était d’un bleu si exquis qu’on aurait cru voir voler un morceau de ciel. Intéressé, le moine le suivit de l’œil; l’oiseau, après avoir décrit deux ou trois cercles en l’air, se posa sur une grosse branche du vieux chêne, se lissa les plumes d’un geste vif et gracieux et se mit à chanter. Il chanta presque timidement d’abord, puis, peu à peu, à plein gosier, et ce chant était d’une mélodie si rare, d’une telle variété, d’une suavité si pénétrante, que le bois tout entier parut attentif, que la Liane ne coula plus, que les feuilles ne remuèrent plus, que les autres oiseaux restèrent muets au bord de leurs nids et que le moine lui-même oublia sa mélancolie pour écouter. Et non seulement il oublia la pensée qui l’obsédait, la nature caressante qui l’entourait, les exercices de piété dont le moment allait venir, mais encore il s’oublia lui-même: pris tout entier par cette musique ineffable, respirant à peine, insensible à la fatigue et à l’immobilité, sans s’apercevoir de la fuite des heures, il s’abandonna à cette sensation nouvelle; il fut comme une fleur tombée dans un ruisselet et que le courant emporte, comme un fil de la Vierge que les vents balancent à leur gré sur une prairie, comme une épave qui flotte sur la mer et dont se jouent les vagues. Il ne vécut plus que par l’ouïe, dans une extase sans nom.

Brusquement, l’oiseau bleu s’interrompit et s’envola. Le moine revint à lui et, avec stupeur, constata que le soleil était déjà bas sur l’horizon. Qu’allaient dire ses frères? Il s’élança, mais avec difficulté, probablement, pensa-t-il, parce que ses jambes étaient engourdies. Après quelques pas, il se trouva hors de la forêt. Il s’était donc trompé de chemin? Mais non, là-bas, au bout d’une large route qu’il ne connaissait point, parmi des champs de blé, il reconnaissait bien l’entrée et le clocher du couvent. Rêvait-il? Ou quel miracle avait en un jour supprimé taillis et futaies, percé cette large route, bâti ces chaumières, semé et fait croître ce blé ? Il renonça à comprendre, hâta sa marche de plus en plus pénible, sonna, et, de plus en plus stupéfait, lorsque la porte fut ouverte, se trouva devant un nouveau portier.

— Que désirez-vous, mon père? demanda poliment celui-ci.

— Mais je rentre, après être sorti ce matin.

Le frère portier eut l’air extraordinairement surpris.

— Mon père, si vous ne vous raillez pas de moi, vous êtes dans l’erreur. Voilà dix ans que je suis ici, et je ne vous ai jamais vu.

Il dit, et un peu inquiet, fit mine de refermer la porte sur l’intrus. Cependant, comme celui-ci, éploré, ne quittait pas le seuil et persistait dans ses affirmations, il alla chercher le prieur. Encore une nouvelle figure! Notre moine abasourdi raconta son histoire; on fit venir le frère lecteur, le frère sonneur, le frère trésorier, le frère cuisinier, tous les frères, l’un après l’autre: personne ne le reconnut et il ne reconnut personne. Qu’est-ce que cela signifiait? Enfin arriva un dernier frère, courbé, chauve, à moitié paralysé, et plus qu’octogénaire. D’une voix chevrotante et cassée, il demanda:

— Comment vous appelez-vous?

— On m’appelait frère Eusèbe, dit le malheureux qui, tremblant, éperdu, ne savait plus lui-même que croire.

— Frère Eusèbel... Frère Eusèbe!... attendez... jadis, dans ma jeunesse, on m’en a parlé... Il partit un matin et ne revint plus... On le regretta, car il chantait bien au lutrin... Voilà, oui, cent ans de cela, au moins.

Il tomba sur ses genoux débiles, joignit ses vieilles mains...


Cent ans! Frère Eusèbe poussa un cri. Il baissa les yeux et vit qu’une barbe blanche inondait sa poitrine, que ses mains étaient décharnées comme celles d’un squelette. Il comprit que ses doutes d’autrefois étaient une offense à la toute-puissance divine et que Dieu le lui avait prouvé en lui faisant prendre un siècle pour une journée. Il tomba sur ses genoux débiles, joignit ses vieilles mains et murmura en pleurant son acte de contrition. Alors, sur le mur, dans sa niche, la statue de la Vierge sembla sourire maternellement; une invisible main fit tinter la cloche de l’angélus; des parfums délicieux se répandirent dans l’air; les derniers rayons du soleil couchant formèrent au-dessus du vieillard une auréole. Tous les moines se prosternèrent et lui, au milieu d’eux, transfiguré par une joie céleste, se renversa sur le pavé et mourut doucement.


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