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LE PONT AUX ANES

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Table des matières

— La soupe est-elle prête, ma femme?

— Non, elle n’est pas prête.

— Est-ce que les légumes sont au feu?

— Non, ils ne sont pas au feu.

— Est-ce qu’ils sont cueillis, au moins?

— Non, ils ne sont pas cueillis.

— Quand mangera-t-on?

— Quand tu auras fait la cuisine.

Alors, quoique le pauvre Jacques eût faim, il n’eut pas le courage d’entreprendre cette besogne. Il se coupa un morceau de pain et il s’en alla, mélancolique, le long de la rivière, méditer sur son triste sort.

Cette mélancolie était justifiée et triste en effet était ce sort. Car ce dialogue se reproduisait presque quotidiennement. Il travaillait aux champs toute la journée; au retour, il trouvait sa femme décidée à ne rien faire. Les reproches, les menaces, tout était inutile. S’il voulait boire, il devait lui-même chercher le vin à la cave; dîner, il devait lui-même préparer le repas; coucher dans un bon lit, il devait lui-même retourner la paillasse. En outre, non contente d’être oisive et paresseuse, sa femme était acariâtre: elle n’ouvrait la bouche que pour injurier et geindre, que pour se plaindre aigrement d’être mal vêtue, mal logée, mal nourrie. «Ah! si elle avait épousé Jean-Paul! Elle aurait eu des riches habits et des servantes. Mais elle avait été assez sotte pour accorder sa main à Jacques, ce pauvre hère, ce loqueteux, ce fainéant. Elle était inférieure à toutes ses amies. Tout le voisinage se moquait d’elle ou en avait pitié.» Cela durait longtemps sur ce ton-là. Jacques qui avait encore les mains terreuses et les reins courbaturés à force de bêcher, sarcler ou labourer, écoutait ce discours. S’il se risquait à interrompre, le discours s’achevait en oris inarticulés, gémissements, fureurs et torrents de larmes... Bref il menait une vie d’enfer.

Il se remémorait sa misère en marchant. C’est ainsi qu’il arriva près d’un pont. Il s’accouda sur un parapet et regarda l’onde couler sur les graviers. Des poissons y filaient, rapides comme des flèches: il envia les poissons. Il envia les hirondelles qui venaient tremper en volant leur peti corps bleuté, les mouches d’eau qui traçaient des ronds sur la surface brillante, les herbes aquatiques qui flottaient comme des chevelures. Tout, animaux, insectes et plantes lui parut joyeux et béni du ciel, puisque rien de tout cela n’était marié

Un bruit de sabots le fit se retourner. Un paysan s’approchait, conduisant un âne qu’un fagot de branchages recouvrait presque en entier et dont les naseaux blancs et les longues oreilles semblaient sortir d’un buisson. Tous deux allaient, d’un pas égal. A l’entrée du pont, brusquement, la bête s’arrêta. «Hue!» cria l’homme; ce fut en vain. Alors il flatta la croupe osseuse, le front plat et dur: l’âne demeura immobile, ainsi qu’une borne. Et Jacques s’intéressa au spectacle.

Le paysan parla ensuite à sa bourrique: «Avance, Martin; nous allons être en retard. Avance: à l’écurie tu auras avoine et paille fraîche. Avance, mon beau Martin, mon cher ami, mon doux camarade.» Mais on aurait dit que Martin avait les quatre pattes clouées au sol.

Devant l’insuccès des bons traitements et des bonnes paroles, le paysan s’impatienta. Il attrapa la bride et tira de toutes ses forces: l’âne raidit ses membres vigoureux. Alors il passa de l’autre côté, s’arcbouta, et poussa de l’épaule, à la naissance de la queue: l’âne se raidit encore et ne bougea point. «Entêté, stupide, brute! cria-t-il. Hue! ou je tape 1» Et il lui rugit à l’oreille d’autres menaces, d’autres invectives. L’âne remua nonchalamment les oreilles comme s’il était incommodé par une mouche et ne broncha pas davantage.

L’ânier allait s’arracher les cheveux. Mais il se ravisa. Il assujettit avec la lanière de cuir la trique qu’il tenait en main, fit deux ou trois moulinets et asséna quelques coups à son rétif compagnon. L’effet fut immédiat et le quadrupède se mit à trotter, à trotter, en secouant son fagot, d’un trot allègre et régulier, si vif que l’homme avait peine à le suivre et qu’en un instant tous deux disparurent à un détour du chemin, au loin, de l’autre côté du pont.

Il asséna quelques coups à bon rétif compagnon.


Jacques remercia le hasard de cette leçon. Il coupa un tout jeune chêne, bien droit, dont il ôta les rameaux, les feuilles et l’écorce. Muni de cette baguette solide et souple, il revint au logis. Son sourcil était haut, sa démarche résolue.

— Femme, dit-il d’une voix ferme, la soupe est-elle prête?

L’aimable épouse se chauffait les pieds dans l’âtre. Elle leva les yeux vers Jacques et se mit à rire.

— Les légumes sont-ils au feu?

Elle haussa les épaules.

— Sont-ils au moins cueillis, ces légumes?

Elle répondit avec calme:

— Va te promener.

Alors la baguette de chêne tournoya. Et ce fut une correction magistrale, une copieuse râclée. Il y eut des pleurs, des lamentations, des supplications, des serments d’être docile à l’avenir. Il y eut des hurlements qui terrifièrent la bassecour, des appels désespérés qui amenèrent à la porte ouverte le mufle baveux et compatissant de la vache. Ce fut un horrifique vacarme que tout le village entendit. Les voisins se dirent philosophiquement: «Voilà longtemps que cela aurait dû arriver». Les voisines affirmèrent avec conviction: «Elle ne l’a pas volé ». Et ce soir-là Jacques, triomphant, mangea une soupe chaude, fortifiante, qu’on lui servit humblement, avec les jeux rouges, un reste de sanglots dans la gorge et de petits reniflements douloureux.

Mais, dès le lendemain, il reconnut que si les coups de bâton sont utiles aux âniers, ils le sont moins aux maris. Sa soupe n’en fut pas plus prête à l’heure. Sa maison n’en fut pas mieux tenue. Sa ménagère n’en fut pas moins hargneuse, querelleuse, criarde, frénétique et détestable. Et, comme il avait à se faire pardonner ses violences, il fut encore plus soumis, dolent, résigné, asservi et piteux. Car, disaient avec raison nos ancêtres, comment un pauvre homme saurait-il lutter contre une mauvaise femme, puisqu’une mauvaise femme viendrait à bout du diable?

Contes de la vieille France

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