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LES TROIS PETITS BOSSUS DE DOUAI

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En ce temps, la ville de Douai en Flandre n’était ni bien bâtie ni agréable comme aujourd’ hui. Entre les hautes maisons, serrées les unes contre les autres, serpentaient des rues étroites. Même en juillet elles restaient humides et, si Gayant n’eût pas été en osier, il aurait, pendant sa promenade annuelle, attrapé des rhumes de cerveau. Sans doute, à la lueur de la lampe, pendant que les bûches flambaient dans l’âtre, les bourgeois savouraient une chère plantureuse et des vins délectables. Mais les repas, même prolongés, les couches molles et les piles d’écus ne suffisent pas au bonheur. Voilà pourquoi, au temps dont nous parlons, la ville de Douai en Flandre s’ennuyait. Ceux qui s’y ennuyaient le plus, c’étaient les dames, naturellement amies des plaisirs, des fêtes et de la bonne compagnie. Et parmi toutes les dames de Douai celle qui d’ordinaire bâillait le plus souvent et le plus longtemps c’était Mme Elodie, épouse d’un riche marchand drapier.

Son mari en effet voyageait fréquemment. Seule, après avoir surveillé sans ferveur le nettoyage des planchers, le récurage des cuivres, le raccommodage du linge, elle se trouvait désœuvrée. Le front aux vitres, elle regardait tomber la pluie; quand il ne pleuvait pas, chose rare alors à Douai, elle s’accoudait à la fenêtre, se penchait, et, faute de passants, elle regardait la Scarpe au bout de sa rue. Et elle soupirait: «Quand donc reviendra-t-il?» Mais si l’époux était au logis, ce n’était guère plus gai: grave, toujours préoccupé, il n’aimait pas le bruit, causait peu, ne sortait pas, ne se déridait jamais. Et le soir elle se disait, entre deux bâillements: «Quand donc repartira-t-il?»

Elle voulut profiter un jour de son absence pour se distraire et, dans cette intention, fit inviter à un bon repas trois bossus. Ces trois bossus étaient fort connus en ville: l’un savait des contes si joyeux et si nombreux qu’à l’ouïr on aurait oublié de manger et de boire; le second savait autant de chansons que le premier de contes; le troisième imitait parfaitement le cri des bêtes, au point qu’en l’écoutant on se serait cru dans une écurie, une étable ou une volière. Tous trois étaient fainéants, gourmands, grands amateurs de bière et de vin pur, toujours disposés à laisser chez eux leurs femmes et leurs enfants pour aller festoyer au dehors. Ils étaient roux, barbus, cagneux, tortus, petits, laids comme des chiens galeux. C’étaient trois vauriens. Mais ils étaient très amusants en société.

Le souper fut succulent. Au potage, le premier bossu dit un fabliau si exhilarant que la servante elle-même, debout derrière la chaise de la dame, s’en tenait les côtes. Après le gigot, le second bossu chanta un air si tendre que les deux femmes en eurent des pleurs aux paupières. Comme on servait ensuite des perdrix, le troisième bossu se mit à braire, et, dans le voisinage, des ânes lui répondirent; il aboya, et le chien de garde aboya aussi; il poussa le cri du coq et on fut presque surpris que le soleil ne se levât point. Bref Mme Elodie trouvait la soirée délicieuse, quand un galop de cheval retentit dans la rue sonore. Deux coups de marteau firent trembler la porte. La servante bondit à la fenêtre et, apercevant une forme sombre, en bas, sur le seuil, s’écria, toute pâle: «C’est monsieur!»

Hors d’elle-même, folle de terreur, la dame ouvrit un grand coffre de chêne, y jeta pêle-mêle hanaps, assiettes, plats et reliefs de viande; elle y fit entrer par surcroît les bossus, épouvantés aussi, et rabattit le couvercle qu’elle assujettit d’un tour de clef. La servante s’assit dessus, défaillante, la main sur son cœur palpitant. Sa maîtresse dégringola l’escalier et, d’une voix altérée, cria dès la dernière marche: «Est-ce vous, mon cher mari? Mon Dieu! que je suis contente!»

Or. ce n’était pas le drapier. C’était un messager qui, à bride abattue, venait d’Arras chercher de sa part des échantillons et de l’argent. On lui remit ce qu’il demandait. Mais il fallut des montres, des descentes, des allées et venues. Et quand la porte fut refermée, quand le bruit du cheval se fut éloigné, quand le couvercle du coffre fut relevé, que découvrit-on parmi la vaisselle, le vin répandu et les morceaux de perdrix? Les trois bossus morts, asphyxiés.

La servante s’assit dessus, défaillante, la main sur son cœur palpitant.


Mme Elodie commença par s’évanouir; puis elle parla de se noyer; enfin elle s’écroula sur le parquet, abrutie et larmoyante. Heureusement la servante avait du sang-froid. Elle ne pleura pas; longuement elle médita; enfin, résolument, elle tira un des trois trépassés, le descendit dans le corridor et s’en alla dans la rue. Tout y était sombre et silencieux. Le couvre-feu venant d’être sonné, il n’y avait plus de lumières aux vitres... Elle alla jusqu’à la rivière. Accoudé au parapet du pont, un grand gaillard, déguenillé, vraisemblablement sans domicile, crachait dans l’eau et y faisait des ronds qu’argentait la lune.

— Voulez-vous gagner quinze écus, dit la fille, quinze beaux écus bien trébuchants?

L’homme fit volte-face.

— Quinze écus! Seigneur, oui! Que faut-il faire?

— Jeter là-dedans un bossu qui vient de mourir devant notre maison.

— Accepté. Conduisez-moi.

L’homme chargea le bossu sur son dos et partit. Quand il revint, la servante qui avait placé un second trépassé dans le corridor, l’accueillit par un ricanement.

— Je vous en commanderai encore, des courses, mauvais garçon. Le voici, votre bossu. Vous pouvez le regarder de vos yeux ronds: c’est bien lui!

Le portefaix, hébété, se grattait la tête.

— Ma foi! je le croyais au fond de la Scarpe. Et il est revenu plus vite que moi encore! Cette fois, il y restera, le gredin, je vous le promets.

Et il s’en fut, avec ce nouveau fardeau, à la rivière. Il le coula dans l’eau soigneusement, le suivit de l’œil et, comme le corps remontait à la surface, il le renfonça d’un vigoureux coup de pied. Alors, rasséréné, il alla chercher ses écus. Mais, ô rage! ô stupeur! Il retrouva son diabolique bossu qui semblait rire dans sa barbe rousse et la servante qui, les poings sur les hanches, l’injuria copieusement.

C’en était trop. Il blasphéma. Il jura tous les jurons que lui avait légués son père, dont c’était d’ailleurs l’unique héritage. Il prit à témoin de sa probité la sainte Vierge et tous les saints du paradis. Puis il emporta son bossu. Sur la berge, il lui attacha des grosses pierres aux pieds; et, le saisissant à deux mains, il le précipita, d’une violente poussée, presque jusqu’au milieu du courant. La lune argenta un dernier rond,, magnifique. Et il s’en revint, au trot, à la maison: il eut cette fois la satisfaction de toucher son salaire.

La chose ne fut pas ébruitée. Les trois veuves, délivrées de leurs trois drôles, se remarièrent allègrement. Le portefaix, muni de ses quinze écus, fit bombance un mois entier, mangeant à sa faim et dormant sous un toit. Mme Elodie, dégoûtée des invitations, surveilla plus activement le nettoyage des planchers, le récurage des cuivres et le raccommodage du linge; elle apprécia mieux Douai, reconnut des charmes à la gravité de son mari, s’ennuya moins, engraissa et fut heureuse.

Ainsi d’un petit mal sortirent beaucoup de biens. Entre plusieurs moralités qu’on pourrait tirer de cette histoire, contentons-nous de celle-là.

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