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CONFIANCE MAL PLACÉE

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Dans son vestibule, près du seuil, Satan, assis sur un trône de fer incandescent, assistait à l’arrivée des âmes: âmes superbes de capitaines, de juges et de rois; âmes modestes de laboureurs, de marchands et de valets, chacune, sur un mot bref, était immédiatement conduite au lieu du supplice éternel. Ce jour-là, cela dura longtemps. Aussi le prince des ténèbres commençait-il à bâille, quand se présenta l’âme d’un poète, amenée par un diablotin novice dont c’était la première sortie. Triste butin que cette âme-là ! Menue, chétive, étique, c’était une âme d’affamé, une âme sans valeur, une âme de rebut. Satan la regarda et, voyant cette humble contenance, cette mine de chien battu, il éclata d’un gros rire.

«Tu m’amuses, s’écria-t-il. En vérité, tu as largement expié tes péchés là-haut. Je te prends à mon service. Voici une chaudière où cuisent, dans l’huile bouillante, quelques âmes d’hôteliers. Je te charge d’attiser le feu par-dessous et, en même temps, de surveiller l’entrée. Si je suis content de toi, tu monteras en grade.»

Là-dessus Satan leva la séance; le poète s’installa près de la chaudière et tisonna le brasier avec activité. Il n’aimait pas en effet les hôteliers, qui trop souvent lui avaient refusé du crédit, et il voulait plaire à son nouveau maître. L’huile bouillonnait en fumant et le feu flambait. Il rêva, n’ayant plus rien à faire.

Alors s’approcha un seigneur vêtu de soie et de velours, avec des plumes au chapeau et des éperons d’or, suivi d’un écuyer, également magnifique et drapé dans un manteau de brocart. Or ce splendide seigneur était saint Pierre; cet écuyer était saint Thomas, tous deux méconnaissables sous leur déguisement. Ils venaient rôder aux alentours de l’Enfer, pour essayer de sauver quelques pauvres âmes; apercevant la porte ouverte, ils étaient entrés. Saint Pierre salua civilement le chauffeur; celui-ci répondit avec courtoisie. La conversation s’engagea, tout de suite cordiale, et, très vite, le saint apprit que son interlocuteur avait été, de son vivant, poète sans lecteurs; qu’il avait eu toujours très bon appétit, mais qu’il avait mangé rarement; qu’il avait célébré le bon vin, la campagne en fleurs et les joies mondaines, mais qu’il avait bu de l’eau, qu’il avait logé dans un galetas et qu’il était mort de faim... Et cependant saint Thomas se penchait sur la chaudière où cuisaient les hôteliers.

— J’aime les vers, dit saint Pierre. N’en savez-vous point par cœur? Vous me feriez plaisir si vous me récitiez quelques-uns des vôtres.

— Volontiers. Ecoutez-moi ceux-ci: ce sont peut-être mes meilleurs.

Le poète se mit à déclamer, avec des gestes amples, une figure extasiée, et une voix tour à tour formidable ou mourante. Puis ce fut une deuxième pièce, «encore plus belle que la première» ; puis ce fut une troisième «peut-être mieux réussie que la seconde». Et saint Pierre écoutait avec une évidente admiration. Et cependant saint Thomas attrapa quelques âmes d’hôteliers qu’il fourra subrepticement dans un sac dissimulé sous son manteau.

Quand le récitant fut hors d’haleine, saint Pierre s’écria qu’il n’avait jamais ouï semblables merveilles. Mais comment un tel génie avait-il pu rester ignoré ? C’étaient probablement les envieux qui lui avaient nui.

«Sans doute, répondit l’autre.» Et il se mit à déblatérer contre ses contemporains. L’un était parvenu à la gloire par l’intrigue; un autre grâce à la camaraderie; un autre en flattant les puissants; un autre en volant à autrui des idées et des vers. Parmi tous ces gens-là, pas un vrai talent. Ce n’étaient que rimailleurs médiocres. Lui, au contraire... Et saint Pierre approuvait énergiquement. Et saint Thomas attrapa encore quelques âmes dans la chaudière.

«Écoutez-moi, dit saint Pierre; je connais des éditeurs; je pourrai peut-être vous faire imprimer. Il n’est jamais trop tard; même je vous recommanderai à des âmes de critiques qui écriront des articles sur vos poésies. Sauf de vous, le public d’ici ne parlera plus de personne. »

Il donna au malheureux chauffeur un tel coup de pied, qu’il le lança hors de l’Enfer.


Alors ce ne fut plus de la joie qu’éprouva le poète, ce fut du délire. Il serra saint Pierre dans ses bras. Il lui assura qu’il lui dédierait une épître en décasyllabes de style particulièrement soigné. Il s’engagea sur l’honneur à lui envoyer ses œuvres complètes, aussitôt éditées. Et cependant saint Thomas recueillit dans la chaudière le reste des hôteliers.

Les deux visiteurs se retirèrent alors, reconduits avec empressement par le fidèle gardien. On se sépara après mille politesses, en se promettant une éternelle amitié.

Et quand Satan revint, pour sa ronde nocturne, escorté de quelques dignitaires infernaux, il trouva le feu éteint, l’huile froide, les âmes disparues et la porte ouverte. Il fit un vacarme épouvantable, jura comme un païen, jeta son trône à la tête d’un dignitaire, la chaudière à la tête d’un autre, et donna au malheureux chauffeur un tel coup de pied, qu’il le lança hors de l’Enfer, dans l’espace bleu, entre terre et ciel, là où monte la fumée, où passent les nuages, où volent les oiseaux, là où flottent aujourd’hui les pensées des paresseux, des mélancoliques et des rêveurs.

Et c’est depuis ce temps, paraît-il, que le Diable ne veut plus chez lui de poète et que tous les hôteliers sont en paradis.

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